Troisième Biennale d’Art Flamenco au Théâtre de Chaillot

Du 7 au 25 novembre 2017

jeudi 9 novembre 2017 par Claude Worms , Maguy Naïmi , Nicolas Villodre

Ana Morales et David Coria ("Espiral") / Rafaela Carrasco ("Nacida sombra") / Mayte Martín ("Flamenco clásico") / Jesús Méndez ("Voz del Alba") / José Galván ("Tablao") / Andrés Marín ("D. Quixote")

Photo : Vanessa Gilles / Théâtre de Chaillot

Ana Morales et David Coria : "Espiral"

Théâtre de Chaillot (salle Gémier) / 15 novembre 2017

Direction et chorégraphie : David Coria

Direction artistique et adaptation : Rafael Estévez et Valeriano Paños

Musique : Jesús Guerrero

Lumières : Iván Martín

Son : Enrique Seco

Danse : Ana Morales et David Coria

Chant : David Carpio et Miguel Ángel Soto "El Londro"

Guitare : Jesús Guerrero

Percussions : Daniel Suárez

Photo : Vanessa Gilles / Théâtre de Chaillot

La boucle et la spirale

David Coria, passé assez rapidement du statut d’interprète à celui de chorégraphe, nous a livré son dernier opus, "Espiral", à Gémier, dans le cadre de la troisième Biennale d’art flamenco. Il aligne nombre de palos du flamenco, autant de danses de couple qu’il forme pour l’occasion avec Ana Morales, qui vont de la malagueña au fandango de Huelva. La perspective lumineuse d’Iván Martín boucle la boucle d’un parcours d’un peu plus d’une heure.

Le contrejour inaugural présente, en un silence absolu, peu à peu brisé par le pas lent de l’une, puis celui de l’autre des silhouettes élégantes – celles du danseur et d’une partenaire pour le moment tenue à distance respectable. Le guitariste, Jesús Guerrero, les cantaores, David Carpio (et non Caprio, comme l’indiquait la feuille de salle rédigée par un ou une cinéphile) et Miguel Ángel Soto "El Londro" ainsi que le percussionniste, Daniel Súarez, se taisent, demeurant alors littéralement obscurs. La lumière traverse la robe sombre, ajourée, pour partie translucide d’Ana Morales, dévoilant le galbe de ses jambes. Un rectangle parasite le côté gauche de la scène – un petit écran d’ordinateur qui jouera son rôle par la suite. L’homme lève les bras au ciel et le taconeo commence. La jeune femme fait le tour du propriétaire, assiège sa proie, sa cible, son papegai. Son manège dure le temps qu’il faut, en suivant le sens antihoraire. Inutile de dire que le jeune gens ne reste pas inactif. Démarrent quelques moulinets aristocratiques, quelques pirouettes alenties de tout le corps, quelques girations de poignets prorogeant le mouvement esquissé, irradiant l’énergie. Les gestes se développent en parallèle, s’accélèrent, se gèlent d’un commun accord. La marche, en peu de temps, se change en pavane.

Photo : Rafael Estévez

Le danseur, en ce prologue prolongé, nous tourne le dos, n’affrontant alors que lui-même. Les pieds claquent et ces clappements sont sourds. L’arête de la semelle écorche ponctuellement le parquet. Après une ou deux discrètes frappes de caisson annonçant la bande-son, le guitariste lance un premier rasgueado, soufflant au danseur sinon la forme de sa variation, du moins la tournure qu’elle peut prendre, conjuguée au présent. L’instrument sonne savamment, tantôt guidant la danse, tantôt lui servant de béquillon. Le chanteur David Carpio lance un premier cri, un temple por malagueña nullement agressif, une plainte trouvant à la volée et sans le La de la guitare sa juste tonalité, l’idéale intensité, conjurant l’excès de décibels sans qu’on ait à tendre l’oreille. Daniel Súarez entre en action, confortablement assis sur son cajón péruvien, un instrument, dirait-on, vendu de nos jours à chaque coin de rue de Triana ou de Santa Cruz par des as du marketing, qui a pour but ou conséquence d’estomper les palmas et les contretemps. "El Londro" prend le relais de son collègue, avec nettement plus de vigueur, s’il le fallait, tandis que Coria démontre les qualités de son braceo et distribue latéralement, symétriquement, ses frappes de talonnettes ferrées, stylisant, alternativement, si l’on peut dire, les poses de torero – figure imposée de la danse flamenca masculine – et que la lumière se fait brumeuse...

On ne racontera pas tout ici du gala de musique et de danse pour laisser le plaisir de la découverte au public potentiel. Autre temps, autre tempo, autre mœurs. Les choses s’accélèrent, deviennent consistantes. La danseuse prend l’initiative (qu’est-ce qui lui prend ?), joint ses battements de souliers à talon bobine à l’ambiance rythmique des machos, s’engage dans un pas de deux cadencé en mixant ses zips et ses zaps à ceux de son cavalier. Le chorégraphe, quant à lui, tente aussi des choses. Sans le vital besoin pouvant justifier tout. Avec les aléas qu’impliquent la multiplication des équilibres sur la jambe droite, des voltes avec bras en corolle ou en auréole, le jeu de touche-touche avec la belle catalane, d’audacieux portés, le dénuement de tout ou partie du corps, le changement pour un oui pour un non de chemisette ou de veste en daim, le déclenchement par le batteur de boucles électroniques réduisant au chômage l’orchestre (lui y compris).

Photo : Nicolas Villodre

Mais, dans l’ensemble, les palos sont classiquement restitués. Le département musicologie de flamencoweb en apporte la preuve en vous les détaillant :

_ Le premier tableau est consacré aux cantes de Levante et à leur antécédents populaires, ce qui pourrait sembler paradoxal compte tenu de l’origine jérézane des deux cantaores, qui nous ont ainsi prouvé avec brio que l’enracinement dans un terroir n’empêchait pas la curiosité encyclopédique : malagueña de La Peñaranda a compás "abandolao", taranta de La Gabriela a compás de taranto, jabegote, rondeña, malagueña de Chacón, cartagenera de Chacón, taranto de Manuel Torre, tangos de Málaga et Granada. Notons au passage que Jesús Guerrero a bien mérité de signer la musique. Dès cette première séquence, la plus longue du spectacle, il endosse avec maestria le rôle de chef d’orchestre, ménageant avec fluidité les transitions rythmiques, du binaire au ternaire et du cante ad lib. au cante a compás, comme les modulations indispensables à l’interprétation en continuité de compositions exigeant des tessitures incompatibles sur un même mode ou une même tonalité.

Deuxième tableau : le compás de tango (annoncé par le final du précédent) et quelques-unes de ses déclinaisons - tangos de El Piyayo, garrotín et farruca, accompagnée par la seule guitare (retour aux origines du baile por farruca).

après le troisième tableau (duo "contemporain" entre David Coria et Daniel Suárez, sur boucles électroniques), le quatrième rendait hommage aux soleares, pour la plupart gaditanes, sauf la dernière : Paquirri, Enrique El Mellizo et La Serneta,

Cinquième tableau : martinetes et tonás, sans surprise sur fond de percussions por siguiriya.

Sixième tableau : sevillanas et fandangos de Huelva (de Bartolo, de San Bartolomé et "valiente" de Alosno). Le spectacle se termine ainsi comme il avait commencé - une autre boucle, thématique celle-là - par un rappel des sources populaires du flamenco. Sans doute faut-il voir dans les sonnailles, que portait David Coria aux chevilles, et à la danse nu-pieds des deux artistes, des rappels des "fiestas de verdiales" (Málaga, premier tableau) et des festivités des "Cruces de mayo" de Huelva – du pré-flamenco au flamenco donc, l’un des thèmes récurrents des dernières créations de Rafael Estévez et de Valeriano Paños, crédités de la direction artistique d’"Espiral".

Le fandango, danse, pour certains, sans début ni fin, fermait la spirale en lieu et place des habituelles bulerías. Casanova considérait la danse du fandango comme une parade nuptiale ; il la qualifiait de "bacchanale" et l’évoquait en parlant de ses "mille gestes de lascivité"...

Nicolas Villodre


Rafaela Carrasco : "Nacida sombra"

Théâtre de Chaillot (salle Jean Vilar) / 14 novembre 2017

Direction et chorégraphie : Rafaela Carrasco

Idée originale et dramaturgie : Álvaro Tato

Musique : Pablo Suárez, Antonio Campos et Jesús Torres

Scénographie : Carolina González

Assistant à la chorégraphie : David Coria

Lumières : Gloria Montesinos

Son : Ángel Olalla

Régie : Alejandro Salade

Costumes : Blanco y Belmonte

Danse : Carmen Angulo, Rafaela Carrasco, Paula Comitre et Florencia O’Ryan

Chant : Antonio Campos et Miguel Ortega

Guitare : Juan Antonio Suárez "Cano" et Jesús Torres

Voix off : Blanca Portillo

Si nous devions définir le spectacle de danse de Rafaela Carrasco, "Nacida sombra" nous le résumerions par cette courte phrase : "l’écriture c’est la liberté". Car on y écrit beaucoup, et pas seulement sur un coin de la scène sur un petit écritoire ou à même le sol, mais également en fond d’écran pour un public français, la traduction des quatre lettres imaginaires forgées à partir d’extraits de correspondances, de fragments de romans ou de poèmes de quatre femmes qui vécurent au XVI et au XVII siècle et qui ont inspiré cette création de la danseuse et chorégraphe Rafaela Carrasco et du dramaturge Àlvaro Tato : Sainte Thérèse d’ Ávila, María de Zayas, María Calderón et Sor Juana Inés De la Cruz.

Un décor minimaliste : une superposition de rectangles éclairée par la lune en guise de fenêtre, symbole de l’enfermement, (celui vécu par trois de ces femmes qui furent recluses dans un couvent), et deux draps blancs tendus sur les murs des deux cotés de la scène où vont se découper en ombres portées les silhouettes des danseuses. Le défi relevé par celles-ci est périlleux : transcrire avec leur corps le regard intérieur et l’imagination délirante de Sainte Thérèse ; la revendication des droits des femmes à l’éducation, à la libre expression, à l’amour - pour l’écrivaine María de Zayas - ou à la sensualité – pour María Calderón “La Calderona”, célèbre actrice qui scandalisa une partie du public et réjouit l’autre, en créant la danse des marizápalos ; l’univers végétal poétique et exubérant de Sor Juana Inés de la Cruz, féministe avant l’heure, exigeant davantage de droits pour "ses sœurs".

Quatre tableaux au "féminin pluriel", car les quatre danseuses (Rafaela Carrasco, Carmen Angulo, Paula Comitre et Florencia O’Ryan) enchaînent solos et danses en groupe sans faillir, formées à toutes les techniques : flamenca, classique, contemporaine. Sans interruption (nous aurions préféré quelque pauses), elles vont œuvrer pour faire danser les paroles, pour traduire la douloureuse recherche de la liberté de ces quatre femmes. La danse est tour a tour intériorisée, exubérante, virevoltante, ponctuée ça et là de taconeos nerveux. Univers sonore varié (deux chanteurs et deux guitaristes en direct sur scène pour la partie flamenca alternant avec des musiques enregistrées - jazz, musique baroque, voix de femmes scandées…) pour évoquer chacune de ces femmes : soleares pour Teresa, siguiriyas et bulerías pour María de Zayas, re-création des danses interprétées dans les "corrales de comedias" de l’époque pour "La Calderona", et, pour la mexicaine Sor Juana Inés de la Cruz, des guajiras, cantes de ida y vuelta (cf. Gabriel Garrido et l’Ensemble Elyma : "Le Phénix du Mexique", CD K617, K617106, 2000). Saluons au passage la performance des musiciens qui, à l’image des danseuses, se fondent dans des univers musicaux différents, passant des uns aux autres comme dans des fondus enchainés, donnant une impression de naturel. Tout semble couler de source pour les artistes présents sur scène, tant leur complicité paraît évidente. Pour conclure notre critique, nous nous contenterons de citer ces vers de Sor Juana Inés de la Cruz : "Nacida sombra, al cielo encaminada, escalar pretendiendo las estrellas" ("Primero sueño")… Ne nous privons pas de rêver avec elle !

Maguy Naïmi

Depuis quelques années, les grand(e)s chorégraphes flamenco(a)s élaborent un nouveau genre de spectacle total dans lequel les décors, les costumes, les lumières, la scénographie, la lumière, la musique et la danse prennent une part également importante à la réalisation d’un scénario global solidement structuré - dans le cas de "Nacida sombra", à partir d’un choix particulièrement original et avisé de textes (Álvaro Tato) dont les spectateurs pouvaient lire la traduction comme lors d’une représentation d’opéra.

Pour de telles œuvres, la qualité et la pertinence des musiques de scène sont évidemment cruciales. Qu’elles soient de nature purement illustratrice, ou qu’elles aient valeur de symboles, les compositions font flèche de tout bois, et puisent donc leur inspiration, selon ce que suggère tel ou tel tableau, non seulement dans le strict répertoire flamenco, mais aussi dans les musiques populaires, le folklore, le rock, le jazz ou la musique contemporaine. Le risque est alors de tomber dans un patchwork dont chaque épisode écouté isolément peut s’avérer séduisant ou surprenant, mais dont l’hétérogénéité finit par détruire l’unité d’action qui sous-tend la chorégraphie et risque de distraire l’attention du public.

La musique composée par Pablo Suárez, Antonio Campos et Jesús Torres brille au contraire par sa cohérence à grande échelle, malgré le risque encouru par l’alternance des interprétations "live" et diffusées "off", parfaitement négocié par les fondus-enchaînés auxquels Maguy Naïmi se réfère dans son article (cf. ci-dessus). La connivence des musiciens y est sans doute pour quelque chose : Jesús Torres, Juan Antonio Suárez "Cano" et Antonio Campos sont invités régulièrement par le trio "Camerata Flamenco Project" dont Pablo Suárez est le pianiste. Et, bien qu’ils ne figurent pas sur la fiche technique du programme, nous prenons sans doute peu de risque en créditant Karo Sampela (autre collaborateur habituel du trio – batterie) et Ramiro Obedman (saxophones et flûte) pour les bulerías instrumentales jazzy, et José Luis López (violoncelle) pour les variations sur la basse obstinée de la chaconne – ces deux derniers sont les deux autres membres permanents du trio. Aussi attribuerons-nous l’ensemble de la partition à la "nébuleuse C.F.P.".

Si quelques numéros, tels les siguiriyas initiales ou les soleares de l’avant-dernier tableau, s’apparentent bien à une interprétation plus ou moins traditionnelle (encore que l’accompagnement à deux guitares y alterne le "toque" proprement dit avec quelques passages évoquant les techniques des guitaristes "éclectiques" du XIX siècle, sur des harmonisations très actuelles – accords brisés, arpèges etc.), ce sont surtout de longues suites intégrant plusieurs chorégraphies en une seule unité musicale qui ont retenu notre (admirative) attention. Nous n’en prendrons qu’un seul exemple, l’itinéraire musical qui conduit de la scène consacrée à La Calderona à la guajira figurant le Mexique pour Sor Juana Inés de la Cruz : aux marizápalos (pour les "corrales de comedia", dont les quinquets sont représentés par des spots placés en fond de scène au ras du sol), en duo de guitares et percussions diffusées "off", succèdent sans rupture un pot-pourri de danses baroques parfois à peine citées (folias, canarios, seguidillas), puis le refrain de la jotilla de Aroche (Huelva) ; celui-ci donne naissance, par de simples (si l’on peut dire...) modifications d’accents rythmiques, à des bulerías de Cádiz, des alegrías por bulería et enfin des alegrías traditionnelles ; au cours de l’escobilla de ces dernières, la jotilla s’immisce sans problème dans l’accompagnement canonique a medio-compás ; à la suite d’un rallentando (trémolo à deux guitares), la scansion du medio-compás fournit à son tour le lien avec un splendide lamento sur la basse obstinée de la chaconne, qui gagne progressivement en vigueur rythmique, accelerando, jusqu’à sa mue en guajira. Le tour est joué… et le tout fonctionne d’autant mieux que les évocations d’airs à danser baroques ne donnent jamais lieu à de pesantes reconstitutions d’époque, ce qui facilite évidemment les transitions avec les falsetas "flamencas", d’autant qu’Antonio Campos et Gabriel Ortega sont aussi à l’aise dans le cante "por derecho" que dans le chant populaire. Ajoutons que si le jazz s’intègre parfaitement dans la dramaturgie (les bulerías), c’est aussi le cas pour la musique contemporaine. Le travail de montage, de dédoublements déphasés et de superpositions en écho, produisant une polyphonie rythmique de plus en plus haletante (sur la répétition de "je n’ai jamais eu peur"), sur la voix de l’actrice Blanca Portillo, ne déparerait pas un opéra de Philip Glass.

A quand la publication de la musique de "Nacida sombra" en disque ?

Claude Worms

Photos : Jean Couturier / Théâtre de Chaillot


"Flamenco clásico" - Théâtre de Chaillot (salle Gémier) / 11 novembre 2017

Chant : Mayte Martín

Guitare : Salvador Gutiérrez

Son : Ángel Olalla

Après avoir demandé à plusieurs reprises une modification de la balance à son excellent ingénieur du son (Ángel Olalla), Mayte Martín s’en excusa en ces termes : "Para cada cante necesito un equilibrio diferente entre la guitarra y la voz". Nous n’avions jamais entendu aucun(e) cantaor(a) pousser à ce point l’exigence artistique. Le miracle est qu’un tel perfectionnisme ne nuise en rien à la qualité des émotions qui nous saisissent immanquablement d’un bout à l’autre de tous les récitals de Mayte Martín – des émotions qui n’ont pas de nom, qui ne renvoient à aucun affect identifiable, parce qu’elles sont d’ordre strictement musical.

Le titre du concert, "Flamenco clásico", désigne naturellement le répertoire, exclusivement constitué de compositions effectivement devenues des classiques du cante. Mais il n’est pas interdit non plus de l’entendre dans le sens d’un qualificatif qui s’appliquerait à l’interprétation d’œuvres dites "de musique classique". C’est sur la base d’une analyse rigoureuse des partitions que des pianistes comme Sviatoslav Richter ou Paul Badura-Skoda peuvent nous livrer des interprétations si différentes, mais également pertinentes, d’une sonate de Schubert. Il nous semble que Mayte Martín aborde chaque cante avec le même respect scrupuleux, qu’il s’agisse d’une composition por soleá de La Serneta ou du boléro "Un compromiso" popularisé par Antonio Machín. Nous la devinons adepte inconditionnelle du célèbre aphorisme : "il n’existe que deux catégories de musique, la bonne et la mauvaise" - une attention amoureuse qui s’étend d’ailleurs également aux textes, qu’elle dit toujours avec une exactitude (de ton, de diction…) bouleversante.

La différence entre l’interprétation "classique" et l’interprétation "flamenca" est que cette dernière s’applique, non à des œuvres finies et closes sur elles-mêmes, mais à des profils mélodiques dessinés par quelques notes clés, en nombre juste suffisant pour individualiser chaque composition par rapport à toutes les autres relevant de la même forme (du même "palo") – ce que Bernard Lortat-Jacob nomme un "modèle mélodique à variations structurales". L’analyse d’une pièce de cante flamenco doit donc induire, non seulement des choix de tempo, d’agogique, d’articulation, de dynamique etc., mais aussi la composition de parcours mélodiques adéquats entre ces notes clés (ce que les musiciens baroques nomment précisément des "passaggi"), dont l’objectif prioritaire doit être de magnifier le modèle de référence et non de servir de prétexte à des démonstrations de virtuosité vocale, même si la "virtuosité transcendante" peut aussi être un vecteur d’émotion. Pour le cante, ces "passages" relèvent d’une mystérieuse alchimie entre élaboration préalable, à froid, et composition instantanée lors de la performance, à chaud.

On conçoit alors que l’art de l’interprétation flamenca selon Mayte Martín, élevé à un tel niveau de perfection formelle et d’intensité émotionnelle, exige une concentration exceptionnelle (cf . ci-dessous, la photo de Joss Rodríguez, que nous intitulerons "Portrait de Mayte Martín composant en temps réel") et une écoute mutuelle intime entre la cantaora et son accompagnateur, qu’elle choisit toujours avec soin, pour ses qualités de musicien (la virtuosité technique allant de soi) et son affinité avec ses conceptions esthétiques. Salvador Gutiérrez aura été exemplaire sur tous ces plans, ce qui ne surprendra guère les amateurs qui ont déjà eu le privilège de l’écouter. A "cante clásico", "toque clásico" : le guitariste s’est livré ce soir à un exercice de style de haut vol, s’attachant à ne jamais s’éloigner des codes et des "paseos" consacrés par la tradition tout en les détournant subtilement par quelque harmonisation inédite, ou quelque brève modulation inattendue, avec une légèreté de touche qui n’excluait pas un humour discret – cf., entre autres, l’introduction des bulerías développant une falseta "a cuerda pelá" de son crû à partir d’une citation d’un célèbre riff de Paco de Lucía (le jaleo "Olé") ; ses variations sur deux falsetas por bulería en La mineur de Diego del Gastor ; ou encore le superbe trémolo de l’introduction des granaínas s’achevant sur une glose d’un paseo de Ramón Montoya.

Pour qui connaît leurs modèles de référence, les recréations de Mayte Martín sont à la fois si fidèles à la "partition" et si personnelles qu’elles provoquent souvent l’illusion hallucinatoire d’un chant polyphonique à deux voix, celle de la cantaora présente sur scène, et celle du créateur que nous entendons intérieurement. Le bis, constitué de trois fandangos, en fut une démonstration particulièrement troublante, en trois duos successifs : El Chocolate / Mayte Martín, puis El Gloria / Mayte Martín et enfin Camarón / Mayte Martín. Mais toutes les suites de cantes du concert furent transfigurées par la même magie musicale. Dans l’ordre du programme :

_ medias granaínas d’Antonio Chacón ("Fue porque no me dio gana…" / "Engarzá en oro y marfil…") – magnifique fluidité de l’ornementation des derniers tercios, mezza voce et sur le souffle, bien dans l’esprit du maître.

_ cinq fandangos, des sources populaires (fandango de la Cruz de Almonaster : "Alto pino tiene piña…") à quelques unes de leurs plus belles réélaborations savantes, entre autres celles d’Antonio Rengel ("Olas de la mar en calma…") et de Manuel Vega "El Carbonerillo" ("La pena grande que se llora, con las lágrimas se va…"). Nous y avons particulièrement admiré la cohérence à grande échelle de l’interprétation, fondée sur un usage obsessionnel du messa di voce en amples arcs mélodiques, que Mayte Martín semble faire naître du silence sans attaque vocale perceptible – toujours à des fins musicales et expressives, pour révéler le modèle, au sens photographique du terme ("revelar" peut signifier, en espagnol, développer un négatif).

_ une série de neuf soleares, fondée sur une alternance rigoureuse de soleares "cortas" (de trois vers) et "largas" (de quatre vers), dès les deux premières compositions de Joaquín de la Paula : la seconde, "courte", était liée sur le souffle au dernier tercio de la première ("Si yo pudiera ir tirando…", puis "Me sigue, me sigue una estrella chiquetita…"). Sur la même structure, parfois inversée (la soleá corta servant de portique à la suivante – les deux soleares de Triana conclusives), suivirent un groupe de Lebrija et Utrera (Juaniquín et La Serneta), une brève incursion par Cádiz (Enrique "El Mellizo") et un final por Triana (La Andonda et El Portugués).

_ une implacable progression en intensité nous conduisit d’une première alegría classique ("Por tabaco a Gibraltar…" - la douceur délicate du "¡ay !" dont semblait naître ce premier vers était déjà en soi une œuvre d’art) à une cantiña de la Niña de los Peines ("Que bien te pega la gorra, Navarrito…"), via la cantiña de "La Contrabandista", deux cantiñas del Pinini ("Se han enreao tu cabello y el mío…" et le redoutable "En medio de la Calle Nueva…", pour une fois chanté avec une justesse et un soutien vocal impeccables dans les graves) et une seconde alegría ("Me gusta reñir contigo porque luego hago las paces…").

_ enfin, un bouquet d’ "homenajes cariñosos por bulería" : à la bulería "corta" de Jerez, à Pepe "El Culata" ("Redobles de campanas, creyeron que era la reina…"), à Manolito el de la María (exercice jubilatoire de funambulisme rythmique sur "Padre nuestro que estas en los cielos…"), à Concha Piquer ("Romance de la Reina Mercedes" - Quintero, León et Quiroga) et à Antonio Machín (le boléro "Un compromiso" - Hermanos García Segura).

Mais il n’était certes pas nécessaire d’avoir ces références en tête pour être profondément ému par la beauté de la musique dont nous ont fait don ce soir Mayte Martín et Salvador Gutiérrez, et donc pour la comprendre. Le silence quasi religieux dans lequel baigna la totalité du concert était plus éloquent encore que les longs et chaleureux applaudissements par lesquels le public remercia les deux artistes. Malgré la longueur de cette critique, nous aurons sans doute échoué à rendre compte, même approximativement, de ce que nous avons eu le privilège d’écouter ce soir. Il y faudrait l’art de l’écriture d’un Vladimir Jankélévitch, qui nous fait malheureusement défaut.

Claude Worms

Photos : Joss Rodríguez


Photo : Jean-Louis Duzert

"Voz del Alba" - Théâtre de Chaillot (salle Gémier) / 12 novembre 2017

Chant : Jesús Méndez

Guitare : Manuel Valencia

Danse : Gema Moneo

Palmas et nudillos : Manuel Salado et Juan Diego Valencia

Nous nous étions promis de fuir les poncifs que nous lisons systématiquement dans toutes les présentations des concerts de Jesús Méndez. Mais le programme de ce récital, composé exclusivement des palos emblématiques du "cante jerezano", nous y ramène inexorablement. Au moins éviterons-nous l’étiquette commode du "chant gitan", l’esthétique superbement défendue par le cantaor pouvant être également assignée à nombre de ses collègues payos. L’appartenance ethnique n’a que peu à voir avec la musique, et nous tenons à disposition des aficionados qu’un tel constat d’évidence chagrinerait une longue liste de contre-exemples. L’héritage familial est par contre dans ce cas fondamental : résignons-nous donc, il s’agissait bien d’un concert de chant flamenco de Jerez, plus précisément celui de La Plazuela, tel que l’ont transmis à Jesús Méndez plusieurs générations d’artistes, de El Rubio ou El Pili à José Méndez, en passant par La Paquera , dont il ne manque jamais de reprendre le fameux "temple" por bulería.

Dans un tel contexte, le déroulé du programme était prévisible, et commença effectivement par une série de martinetes et tonás sur fond de "nudillos" por siguiriya. Jesús Méndez installa ainsi d’emblée, par une interprétation tout en puissance de ces chants austères, l’atmosphère de recueillement qui convenait au cérémonial. Les deux séries de cantes suivantes appartenaient à des formes d’origine gaditane (Cádiz est si proche de Jerez), acclimatées à la manière jérézane. D’abord des alegrías canoniques, en trois cantes crescendo, non sans un détour par une cantiña de La Niña de los Peines ("Un duro le dí al barquero…"), conclues par un "juguetillo" torrentiel ("A los titirimundi que yo te pago la entrá…"), celui-là même qu’avait également choisi Mayte Martín la veille – la comparaison entre les deux versions, toutes deux impeccables, était une excellente illustration de la plasticité mélodique et rythmique des chants du répertoire traditionnel. L’art de la nuance dynamique et de l’ornementation d’une ineffable délicatesse des artistes gaditans ne compte certes pas parmi les points forts de Jesús Méndez, mais il y supplée par des réserves de puissance et de souffle apparemment inépuisables. Contrairement à ce que l’on observe trop souvent, son aisance est telle qu’il n’a jamais besoin de forcer sa voix : quel qu’en soit le volume, le cantaor n’en use jamais au détriment de la musicalité et garde constamment une marge de sécurité qui assure avec plénitude le fini mélodique et les accentuations rythmiques, qu’il les place plutôt sur le temps (siguiriyas et tientos), à contretemps (bulerías) ou en alternance entre ces deux usages (soleares et tangos) – de ce point de vue, le "¡Ay !" prolongé (et terrifiant) qui préluda à la siguiriya de Tío José de Paula valait à lui seul d’assister au concert. Il en résulte une émotion haletante qui naît de crescendos cumulatifs qui semblent ne jamais devoir prendre fin. Dédiées à la mémoire de Frédéric Deval, les versions des deux malagueñas (granaína-malagueña de Aurelio Sellés suivie de la malagueña "doble" del Mellizo – autres classiques gaditans adoptés par Jerez) était on ne peut plus éloignées de celles d’un Rancapino ou d’un Chano Lobato. Elles s’avérèrent pourtant convaincantes malgré leur raideur ornementale, ou peut-être à cause d’elle, tant leur impact physique était intense.

Photo : Jean-Louis Duzert

Contrairement aux approximations métriques indigestes qu’on leur inflige trop souvent, Jesús Méndez nous régala de tientos d’une fermeté rythmique exemplaire par le placement millimétré des letras, et de tangos swingants à souhait à la manière de El Borrico (le barrio Santiago et La Plazuela, c’est tout un) et de La Paquera ("Dolores, Dolores...") non sans une adaptation des letras des fameuses "banderas republicanas" à la géographie de Jerez, variées par une incise mélodique personnelle du meilleur effet. Les soleares (Joaquín el de la Paula, El Mellizo et La Andonda) nous permirent de faire l’heureuse découverte de Gema Moneo, que nous ne connaissions pas, dans une démonstration de marquages des cantes d’une imagination débordante, ponctués de brefs "subidas", "escobillas" et "desplantes" au cours desquels elle n’oublie jamais que les hanches, le torse, les bras, les mains et le visage sont aussi essentiels à la danse flamenca que les pieds, qu’elle a par ailleurs fort virtuoses. Même confrontée à un remate por bulería haletant (bulerías cortas, suivies d’un cante empruntant des tournures mélodiques au style d’Antonia Pozo et d’un romance por bulería – de Jerez à Lebrija, donc), la bailaora ne perd rien de sa spontanéité et de sa joie communicative d’être sur scène.

Malgré la débauche d’énergie nécessaire à l’accompagnement de la danse, Jesús Méndez passa sans faiblir au temps fort habituel des ses récitals, les siguiriyas – en l’espèce trois compositions, de Manuel Molina ("A clavo y canela…"), Tío José de Paula via La Piriñaca ("Siente tú mis fatigas…") et Manuel Torre ("[…] eran los dos días señalaítos de Santiago y Santa Ana…") qui nous laissèrent hier sans voix, et aujourd’hui sans mots.

Un récital de cante jerezano ne saurait s’achever sans bulerías : un hommage à Antonio Mairena ("En esta cestita llevo remedios pa’ to’ los males...") glissé entre les classiques "cortas" de La Plazuela, puis, à l’avant-scène et hors micro, un cuplé et une apothéose "por Caí, cerrando por La Perla". Et, comme il se doit, une "fin de fiesta" avec "pataítas" de tous les artistes.

Manuel Valencia est le partenaire idéal de Jesús Méndez, qu’il connaît et devine parfaitement. Nous ne l’apprécions jamais autant que lorsqu’il nous livre ses lectures personnelles des falsetas de Manuel Morao, Moraíto et Parrilla de Jerez, surtout por bulería, por tiento et por siguiriya, "recortes" idiomatiques inclus. Ajoutons les palmas aussi discrètes qu’efficaces du duo Manuel Salado / Juan Diego Valencia : du travail de grands professionnels.

Claude Worms


"Tablao" - Théâtre de Chaillot (Foyer) / 10 novembre 2017

Chorégraphie et danse : José Galván

Corps de ballet : Rosario García, Alba Guerra, Sonia Naranjo et José Antonio Galván

Chant : Carmela de Jerez et Juan Toro

Guitare : Carlos Ayala

Photo : Joss Rodríguez

Parmi les "connaisseurs", il est de bon ton de vilipender les tablaos, ces antres d’un flamenco frelaté "pour touristes". C’est oublier un peu vite que la plupart des grands artistes flamencos, tous genres confondus, y firent leurs classes dans les années 1960 – 1970. Le Théâtre de Chaillot a fait revivre pour nous cette grande époque. Et quel tablao ! – le Foyer avec vue sur la Tour Eiffel en arrière-plan.

José Galván fut, pour le baile, l’un des protagonistes majeurs des hauts-lieux sévillans : le "Cortijo del Guajiro" dès 1962, puis le "Patio Andaluz" et "Los Gallos", avec un détour par "El Platero" de Marbella. En 1977, il fonde à Séville son Académie de Danse, et recrute depuis parmi ses élèves les membres des cuadros qui firent les beaux jours, entre autres, de "La Trocha", tablao sévillan lui aussi.

C’est dire s’il connaît la recette : un corps de ballet gracieusement dissymétrique (trois danseuses, Rosario García, Alba Guerra et Sonia Naranjo, associées à un danseur, (José Antonio Galván) ; deux chanteuse et chanteur de répertoire et tempérament opposés (Carmela de Jerez et Juan Toro) ; et un guitariste d’une solidité à toute épreuve (Carlos Ayala), capable de la délicatesse nécessaire à l’accompagnement des fandangos comme de la fougue qui sied aux bulerías ("soniquete jerezano" et introduction citant Paco de Lucía inclus) – le tout dirigé discrètement mais d’une main de fer par le maître de cérémonie.

Le déroulé du spectacle respectait scrupuleusement les règles du genre. Après un bref lever de rideau, sous forme d’ estribillo por bulería entonné en chœur par toute la troupe, une suite de tangos (de Graná et de Málaga, chantés par Juan Pinto) présentait les bailaora(e)s, en une chorégraphie de groupe parfaitement synchronisée. Suivit l’épisode "sérieux" de "cante p’alante" (sans danse) : une suite de fandangos dans tous leurs états (ad lib : El Carbonillero et El Gloria / deux fandangos de Alosno / un fandango por bulería de Manuel Vallejo). Juan Pinto s’acquitta en expert de ces cinq cantes (il est natif de Huelva), avec juste ce qu’il fallait de tenues de notes démonstratives, en bord de scène et hors micro.

Carmela de Jerez endossa le rôle de la meneuse de revue avec tout l’abattage scénique requis : canciones por bulería ponctuées de "pataítas" et d’amples spirales de châle, avec clins d’œil complices au public et sans oublier de passer de table en table. Il était précisément 23 heures, et la Tour Eiffel ne manqua pas de scintiller pour saluer l’entrée en scène du maestro, pour des bulerías por soleá (Carmela de Jerez au chant) qui furent une démonstration d’un art de la danse malheureusement en voie d’extinction. En une chorégraphie dense et avec un sens du timing impeccable, José Galván enchaîna sans hiatus marquages du chant, escobillas et desplantes. Chaque phase traditionnelle de la danse était fondue avec fluidité dans la précédente, le bailaor entrant après un bref arrêt sur image, le temps d’un salut au public, à l’intérieur du premier tercio de chaque nouveau cante : pas d’interruptions intempestives pour prendre une nouvelle diagonale, mais un habile dosage de courtes rafales de taconeos et de ports de bras, rotations de poignet et autres voltes à l’ancienne. Ajoutons qu’il est suffisamment sûr de sa technique de pied pour ne pas succomber à la tentation de masquer d’éventuelles imprécisions par le commode bruit de fond du cajón et des palmas trépidantes, dont on nous régale trop souvent depuis quelque temps.

La "ronda de bulerías" qui clôturait le spectacle permit à chaque danseuse et au danseur de s’exprimer brièvement en solo. Saluons enfin un bis de toute beauté, por sevillanas : les deux premières en duo entre José Antonio Galván et une bailaora, la troisième entre José Galván et la dernière danseuse et surtout la quatrième à cinq – une géométrie de chassés-croisés d’une complexité digne d’une contredanse anglaise, sous la corolle de dix bras dessinant avec grâce les fameux "braceos" qui ont fait la réputation de l’école sévillane.

Qui a décrété que la danse flamenca devait forcément être tragique, et si possible d’avant-garde ? Nous avons passé, comme le public, un très bon moment de divertissement sans vulgarité. That’s all folks, that was entertainment.

Claude Worms


D. Quixote – Théâtre de Chaillot (salle Jean Vilar) / 8 novembre 2017

Direction artistique, texte et dramaturgie : Andrés Marín, Laurent Berger

Chorégraphie, direction musicale : Andrés Marín 


Lumières : Laurent Bénard

Scénographie, costumes : Oria Puppo 


Vidéo : Sven Kreter

Son : Kike Seco

Régie plateau : Raphael Lauro


Illustration et dessins de BD : Gaspar « El Pinturillas »

Musique électro : Nacho Jaula, Daniel Suárez

Composition, adaptation et arrangement de textes : Laurent Berger

Danse : Patricia Guerrero, Abel Harana, Andrés Marín

Chant et basse : Rosario « La Tremendita »

Batterie et percussions : Daniel Súarez

Violoncelle : Sancho Almendral

Théorbe et guitare électrique : Jorge Rubiales

Photo : Sarah Bonaldo

Don Sinjota

Malgré un certain décousu, le "D. Quixote" d’ Andrés Marín, créé spécialement pour la Biennale d’Art Flamenco 2017 de Chaillot, restitue, un tant soit peu, les bouffées délirantes psychotiques du héros de Cervantes. Le texte des paroles de Rosario "La Tremendita" et celui des commentaires du danseur et de son "dramaturge" de service – ce nouveau petit métier fut impatronisé dans le mundillo du ballet au temps non du tango mais du tanztheater de Pina Bausch –, partiellement traduit en français, fait allusion à l’état mental du patient castillan incarné par le bailaor andalou. Allusion et illusion.

Les attributs et emblèmes caractérisant le triste sire extrait, dirait-on, d’un tableau du Greco, sont là, en vrac délivrés. La Rossinante n’est ni un cheval prêté par l’ami Bartabas, ni la mobylette à un moment, semble-t-il, envisagée mais un monocycle électrique, un nouvel agrès dont le flamenco fait emplette, parfaitement maîtrisé par le soliste. Sancho, le double du chevalier mélancolique (Abel Harana, sans son faux-frère biblique, dont le T-shirt blanc dessine les prémices d’une brioche), est lui-même dédoublé : en collant noir, l’élégante Patricia Guerrero complète un corps de ballet réduit à une (plus ou moins sainte) trinité. Des casques de diverses sortes et périodes et un bout de cuirasse le font, qui complètent le tableau. Le décor se résume à deux écrans vidéo déployés de part et d’autre à l’arrière scène et d’une piste de skate dont il sera en fin de compte assez peu usé. Le cartoon sur la tauromachie ne vaut certes pas celui de Disney, "Ferdinand the Bull" (1938) inspiré par le livre pour enfants de Munro Leaf et Robert Lawson. Mais l’utilisation de la paluche dans la tente pour sans-abri (allusion étant faite ici aux Enfants de Don Quichotte chers au comédien Augustin Legrand) est intéressante et nous offre, au passage, un beau chant a capella d’Andrés Marín.

Le trio musical occupe le reste de l’espace, l’horror vacui dictant une fois encore sa loi à l’art arabo-andalou. On veut parler de l’espace sonore. Avec talent et fougue, le poly-rythmicien (Daniel Suárez) marque le coup et enfonce le clou, en totale synchronie avec l’action et l’agitation ambiante tandis que les mélodistes s’activent - l’un (Sancho Almendral, puisqu’un Sancho, il fallait) au violoncelle, l’autre (Jorge Rubiales) à la guitare électrique et au théorbe. Les jeunes gens, animés, motivés, inspirés, comme le reste de la troupe par la voix subtile, puissamment amplifiée, de La Tremedita, passent sans transition du rock au baroque. Ce par quoi, en sus des fétiches et ornements mentionnés, le spectacle passe d’une suite capricieuse, discontinue, de routines cabaretières à un opus musical digne de ce nom. La danse ravira les amateurs de taconeo et de percussion corporelle – toutes les parties du corps étant sollicitées pour leurs potentialités sonores et rythmiques –, ceux qui avaient déjà découvert et, donc aussi, apprécié Andrés Marín en soliste comme les derniers venus parmi les abonnés du Théâtre National de la Danse. Les aficionados de flamenco en auront aussi pour leur mise, et même un peu plus, avec la performance remarquable de Rosario La Tremendita. Non seulement les palos sont là (on ne parle pas seulement des coups de bâton ou des frappes de sourd du batteur), avec les tangos, bulerías et autres martinetes, mais la cantaora fait le lien et le liant avec la et le disparate (au sens farcesque du substantif en castillan) de l’entreprise.

La recherche d’unisson semble être l’idéal esthétique de Marín-chorégraphe. Il ne saurait être atteint. De la solitude du vieux garçon ayant gardé sa barbe de trente jours, on passe au pas de deux et, en milieu de soirée, au magnifique pas de trois sur une composition datant (ou à la manière de celles) du Siècle d’Or. La fluidité, ici, étant de règle et l’ornement à peine esquissé – on sent que les danseurs en gardent sous le coude. La danse, renaissante, est alors éthérée, sans balourdise aucune, divine – le look christique de Marín renforçant cette subjective impression, bien que l’agneau pascal censé être mis à disposition par la Bergerie Nationale de Rambouillet manque à l’appel. Le finale en séance bizutage avec, en prime, goudron et plumes ou quasiment – cf. le casque à plumet de légionnaire romain ou la crête iroquoise avec ramage et plumage substitués par des flammèches – est spectaculaire, un peu SM sur les bords, limite butô.

Nicolas Villodre





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