XXVIIe Festival Flamenco de Jerez — du 24 février au 11 mars 2023

Première partie : le cante (du 24 au 27 février)

dimanche 26 février 2023 par Claude Worms

Esperanza Fernández : "40 años en la música" / Perrate : "Tres golpes" / El Londro : concierto / José Maya : "Liturgia I : La Palabra" / Vicente Soto "Sordera" : "Mi viaje a través del Cante"

Esperanza Fernández : "40 años en la música"

Jerez, Bodega González Byass, 25 février 2023

Chant : Esperanza Fernández

Guitare : Miguel Ángel Cortés

Percussions : Miguel Fernández

Piano : Alfonso Aroca

Palmas et chœurs : Laura Marchena et Víctor Carrasco

Il aura suffi de quelques notes de piano (délicatesse et variété du toucher, précision de l’articulation) pour augurer d’un concert exceptionnel. Nous en avons eu immédiatement la confirmation par un exorde en duo entre Esperanza Fernández et Alfonso Aroca, une ballade en forme de déclaration d’amour au cante, à la musique et au public — imaginez quelque chose comme l’ "Hymne à l’amour" par Édith Piaf en version flamenca.

Même si nous épuisions notre catalogue de superlatifs, il nous en manquerait encore quelques-uns pour qualifier l’art, non seulement de la cantaora et du pianiste, mais aussi de Miguel Ángel Cortés (guitare et direction de l’ensemble, du moins nous a-t-il semblé, aussi discrète que rigoureuse), Miguel Fernández (percussions), Laura Marchena et Víctor Carrasco (palmas et chœurs). Pour fêter ses quarante années de musique (album en préparation, à ne pas manquer), Esperanza Fernández nous a offert avec ses partenaires, deux heures durant, un récital musicalement parfait. Encore cet adjectif est-il sans doute trop glaçant : les bulerías conclusives laissèrent quelques légères traces de fatigue sur ses cordes vocales, ce qui nous les ont rendues encore plus précieuses. Pour arriver à ce niveau de maîtrise, quels que soient le cante ou le palo, il faut bien quatre décennies de travail acharné ; pour y ajouter ce niveau d’expressivité, il faut aussi des étincelles de génie — pour une fois, ce terme n’est pas usurpé.

Le chant d’Esperanza Fernández va droit au but, sans s’embarrasser de fioritures, de maniérismes ni même de virtuosité mélismatique. Par ses découpages très personnels des tercios, ses phrasés inattendus, ses attaques franches d’une puissance stupéfiante, ses messa di voce à perdre haleine, ses tenues rectilignes fortissimo dont elle recueille délicatement, à mi-voix, le dernier souffle (on craint qu’elle n’en sorte pas indemne… et pourtant si, à chaque fois), elle s’approprie les modèles mélodiques traditionnels et les décape jusqu’à en révéler le noyau d’énergie originel — cantes de Esperanza Fernández, quels que soient leurs compositeurs présumés, comme l’on peut parler de cantes de El Chocolate, pour prendre l’exemple d’un musicien de même esthétique.

Ce concert était de ceux dont on sort différent. On en garde le souvenir indélébile d’une qualité d’émotions qui n’appartient qu’à la voix flamenca, portées à incandescence : bouleversantes, caressantes, étreignantes, consolantes, euphorisantes. Par respect et admiration, nous nous abstiendrons de déposer d’autres commentaires par trop prosaïques sur la beauté d’une musique dont nous avons reçu l’offrande avec gratitude.

Programme :

• Soleares de Triana sur tempo modéré, caña et soleá de cierre d’Enrique Ortega sur tempo vif.

• Granaína-malagueña de José Cepero, jabera et fandango de Frasquito Yerbabuena (tempo croissant pour ces deux derniers cantes).

• Alegrías, cantiña de Rosa "la Papera" et bulerías de Cádiz (avec baile de ? — pas de crédit sur la fiche artistique).

• Guitare soliste : prélude en mode flamenco sur Do# et bulería por granaína ("Aljibe de madera", extrait de l’album "Bordón de trapo" — Karonte - Nuba Records, 2006).

• Milonga et guajira.

• "Soy de la raza calé", chanson du répertoire de Concha Piquer.

• "El río de mi Sevilla" et "Todo es de color" — hommage à Lole y Manuel.

• Anthologie de tangos de Enrique Morente — pour ces deux dernières pièces, ajoutons que l’on reconnaît une grande musicienne à ce que ses interprétations ne font pas regretter les originaux, mais les révèlent sous un autre jour

• Cabal de Silverio Franconetti (a cappella) et siguiriyas de Tomás el Nitri , Diego el Marrurro et Juan Junquera (version Antonio Mairena).

• Bulerías

• "Djelem, djelem" (en bis), hymne international des tsiganes — duo entre Esperanza Fernández et Alfonso Aroca qui renoua avec le miracle par lequel avait débuté le concert.

Claude Worms

Photos (sauf portrait de Miguel Ángel Cortés) : Esteban Abión / Festival Flamenco de Jerez


Perrate : "Tres golpes"

Jerez, Bodega González Byass, 26 février 2023

Chant : Perrate

Guitare : Paco de Amparo

Percussions : Antonio Moreno

Claviers et basse : Pepe Fernández

Chœurs : Paco de Amparo, Antonio Moreno, Pepe Fernández

Nous avons déjà eu l’occasion d’écrire tout le bien que nous pensons de l’album "Tres golpes" (cf. Tres golpes) — nos lectrices et lecteurs voudront bien nous pardonner quelques inévitables redites. Grâce au Festival Flamenco de Jerez, nous avons pu mesurer son impact "live" qui, comme nous nous y attendions, ne nous a pas déçu : Perrate compte parmi les rares élus dont la présence s’impose dès qu’ils entrent en scène, inexplicablement et avec un naturel déconcertant.

Le programme est interprété en quatuor, le cantaor étant accompagné par Paco de Amparo (guitare), Antonio Moreno (percussions) et Pepe Fernández (claviers et basse), les trois musiciens faisant également office de choristes à l’occasion. Rappelons brièvement le projet musical, qui consiste à ressusciter des chansons et des airs à danser populaires disparus à partir des sources écrites ("savantes") qui en ont été conservées : répertoire baroque essentiellement, mais parfois même antérieur. L’originalité du propos tient à la réalisation : il ne s’agit pas de transposer au flamenco la démarche de la musique ancienne "historiquement informée", comme l’avaient fait les gambistes Fahmi et Rami Alqhai et leur ensemble, l’ Accademia del Piacere, avec Árcangel puis Rocío Márquez, mais bien de traiter ce matériau musical comme s’il était issu de la tradition orale, donc comme des cantes. A terme, un tel travail pourrait conduire à un enrichissement considérable du corpus flamenco (cantes et peut-être même palos), pourtant supposé définitivement clos depuis des décennies. Nous ne sommes sans doute pas au bout de nos surprises, du moins espérons-le : Perrate nous a confié récemment qu’il continuait à explorer cette piste.

La première suite du concert démontre par sa cohérence musicale (proximités mélodiques, modales, entre ses pièces successives) les continuités souterraines entre des répertoires d’époques et d’origines différentes, et donc la validité du projet : siguiriyas (Joaquín La Cherna et Juanichi el Manijero), toná d’après Jacinto Almadén ("Noche oscura") et romance ("Melisenda insomne", carolingien de tradition séfarade, nous dit-on) proche du modèle mélodique de "Mi madre me metió a monja", tel que transmis par José de los Reyes "Negro del Puerto", d’abord ad lib. puis a compás de bulería al golpe sur le tempo lent et le phrasé caractéristiques du style d’Utrera. Nous avons pu vérifier au passage que le "toque a cuerda pelá" version Morón de la Frontera, la plus "roots" qui soit (accompagnement des siguiriyas) n’était nullement incompatible avec un duo très contemporain de percussions (magnifiques nuancier de frappes —timbale et cymbales, tout au long du concert) et de clavier électronique, de plus en plus dissonant et bruitiste (accompagnement de la toná et de la première partie du romance). Diego de Morón avait tracé ce chemin dès 1977 en enregistrant avec les groupes Triana et Granada pour le label Movieplay, avec un premier hit à la clé, la bulería "Aire fresco"… elle-même inspirée d’un thème d’Atahualpa Yupanqui.

Une autre pièce peut être rattachée à cette suite en quête de "racines" , les seguidillas "mythologiques" "Arde la casa de Cupido", sur un modèle mélodique dont l’ambiguïté modale troublante, inhabituelle dans ce répertoire, nous avait déjà frappé à l’audition des "Seguidillas alosneras" du double album d’Eduardo H. Garrocho, "Coplas y tonás del Andévalo y la Sierra" (Flamenco y Universidad, volume XLI, 2016). Tomás de Perrate en joue avec délice, d’autant que Paco de Amparo la double d’une autre ambiguïté, rythmique celle-là, entre sevillanas (les seguidillas en sont les ancêtres) et bulerías : toque péremptoire et répétitif a cuerda pelá, incluant la citation d’une falseta de Diego del Gastor popularisée par le "Blues de la Frontera" du groupe Pata Negra. Antonio Moreno et Pepe Fernández enfoncent le clou de l’imbrication des ascendances rythmiques par leurs savoureux inserts de "claves" afro-cubaines, non sans un chorus-pandémonium des claviers pour la coda.

On ne saurait imaginer un récital de Perrate sans les soleares dont il est l’un des grands maîtres actuels, particulièrement pour les répertoires d’Alcalá et d’Utrera. La suite de ce soir, constituée intégralement des compositions que nous a léguées Merced La Serneta, était comme de coutume un chef d’œuvre de sobriété intériorisée : limpidité de la conduite mélodique et de la diction, évidence du phrasé, etc. : nous sommes instantanément convaincus (à tort, évidemment) que "ça ne peut être chanté que comme ça". Pour nous en tenir à quelques exemples masculins, c’est là le privilège de quelques rares cantaores-musiciens, tels El Perrate de Utrera (le père de Tomás), Manuel Torres, Juan Mojama ou Tomás Pavón. Un "temple" en "tiri, tiri, tiri…" triomphalement péremptoires annonçait les inévitables bulerías jubilatoires (classiques d’Utrera et cuplé) dont Perrate a le secret — anthologies des falsetas "por arriba" emblématiques de Morón par Paco de Amparo, comme auparavant pour les soleares.

Perrate peut passer avec un parfait naturel du soliloque introspectif d’un cantaor au savoir-faire d’un showman accompli. Ici, des soleares aux déhanchements caribéens, via les bulerías et les fameuses "idas y vueltas" : jácara a compás de bulería ("No hay que decir el primor", anonyme, milieu du XVIIe siècle) ; folía, d’outre-tombe pour son premier énoncé vocal, puis entonnée sur un riff percussions / guitare /orgue ("Yo soy la locura", Henry le Bailly, 158 ? – 1637) ; "La última curda", un émouvant duo chant/guitare, entre récitatif et canción por bulería (Anibal Troilo, 1914 – 1975) ; chaconne, avec chorus de percussions et cajón en duo Antonio Moreno/Perrate ("Boa Doña, chacona de negros y gitanos", Juan de Arañés, 15 ?? – 1649) — Perrate nous dit qu’il s’était réjoui en apprenant que la chaconne pouvait être d’origines nègres et gitanes ("Moi-même, je me sens nègre...") ; "Tres golpes", en quatuor vocal a cappella (fandango callejero du groupe colombien Los Gaiteros de San Jacinto).

A l’exception de la chanson d’Anibal Troilo, les pièces de cette dernière partie donnent des fourmis dans les jambes et une furieuse envie de danser. C’est d’ailleurs bien à cela qu’elles étaient initialement destinées. Pour s’en convaincre, il suffit de lire Cervantes (par exemple, dans les Nouvelles exemplaires, "El rufián dichoso" pour les jácaras) ou les innombrables sources théâtrales du Siècle d’Or. Les versions de Perrate et de son groupe réjouiraient sans doute autant le public des Zéniths et autres auditoriums géants que celui des aficionados. Et "Tres golpes," entonné à quatre voix en front de scène, remplacerait sans peine le "We will rock you" de Queen.

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez


Miguel Ángel Soto "Londro" en concert

Jerez, Bodega González Byass, 27 février 2023

Chant : Miguel Ángel Soto Peña "Londro"

Guitare : José Quevedo "Bolita"

Contrebasse : Pablo Martín Caminero

Percussions : Paquito González

Remercions d’abord le Festival Flamenco de Jerez de nous avoir offert l’opportunité d’écouter à loisir, en récital, des cantaores-musiciens que nous apprécions depuis longtemps mais que nous n’avions jusqu’à présent entendus que dans le cadre contraignant du cante "para atrás" (fonction par ailleurs parfaitement respectable). Le duo Pepe de Pura / Juan Requena était programmé en première partie de cette soirée. Malheureusement, nous sommes arrivés trop tard pour pouvoir profiter de leur récital — c’est là le risque d’un festival "trop" riche, avec trois spectacles (et parfois quatre…) par jour. Nous ne pourrons donc rendre compte que du concert donné par le quatuor de Miguel Ángel Soto Peña "Londro". Mais quel concert !

Nous admirons ce musicien flamenco singulier depuis que nous l’avons découvert fortuitement en 1997 : invité par José Luis Montón à participer à l’enregistrement de l’excellent album "Aroma" (Auvidis Ethnic), il y chantait une alegría ("Me sabe a mar") de manière (déjà…) si originale qu’elle nous avait immédiatement interpellé. En 2010, un premier disque inclassable aiguisa encore notre intérêt ; nous l’avions à l’époque écouté et chroniqué avec gourmandise (cf. "Luna de enero", Carta Blanca Records). Avec une section rythmique de rêve — José Quevedo "Bolita" (guitare), Pablo Martín Caminero (contrebasse) et Paquito González (percussions) —, nous nous attendions à un concert hors normes, mais pas à ce point.

D’abord par son programme. A l’exception d’une bulería composée par Bolita, très intéressante par l’enchâssement de ses modulations chromatiques, il se résumait à une seule très longue pièce enchaînant vertigineusement divers palos et cantes, voire extraits de cantes (par exemple, pour les caracoles, la seule copla "Porque vendes castañas asadas…") : liviana / siguiriya de María Borrico (sans la serrana entre ces deux premiers cantes) / mirabrás / alegría classique / caracoles / caña / malagueña del Gayarrito (duo chant-contrebasse) / rondeña / cante abandolao de Juan Breva / tangos del Piyayo — la séquence de cante la plus développée (et les cantes del Piyayo les plus cubains que j’aie jamais entendus, nous souffle Maguy Naïmi) suivie de chorus de contrebasse, guitare et enfin percussions pour la coda. Le plus stupéfiant est que nous n’avons eu à aucun moment l’impression d’un collage artificiel, alors même que les compases et les modèles mélodiques étaient scrupuleusement respectés. Il ne s’agissait pas d’ une "suite de…" mais bien d’une composition multithématique intégrant toutes ses composantes par la logique implacable de ses modulations et de ses mutations rythmiques, si habiles (nous allions écrire "magiques") que nous ne les avons perçues qu’après coup, quand le palo ou le cante avait déjà changé. Chapeau bas pour le trio instrumental…

Les quatre musiciens sont adeptes du minimalisme et de la litote, ce qui n’exclut pas quelques brusques déflagrations d’énergie quand besoin est : attaques vocales fortissimo, rasgueados en "abanico" crescendo, ascensions vertigineuses vers l’extrême aigu de la contrebasse et fulgurants roulements de percussions exorcisent et nous révèlent ce qu’une trame musicale apparemment apaisée peut dissimuler de tension contenue. Il est difficile de décrire le chant d’El Londro, tant il rompt avec nos habitudes d’écoute. Osons une analogie : si Érik Satie avait été cantaor, il aurait sans doute chanté et composé comme El Londro. De plus, la liberté avec laquelle il cadre les modèles mélodiques dans le compás est inimitable et surprend à tout coup (son entame de l’alegría valait à elle seule d’assister au concert, nous souffle Maguy Naïmi). Il ne pouvait mieux s’entourer que d’un Paquito González qui élève l’adage "menos es más" à un art de vivre la pulsation, d’un Pablo Martín Caminero qui ne s’évade de la réalisation de la basse continue que lorsqu’il est certain d’avoir quelque chose à dire, et d’un Bolita dont les harmonisations et les relances fondent en un véritable groupe ces individualités irréductibles. Magique, répétons-le.

Cette musique figurerait dignement non seulement dans des festivals de flamenco (Nîmes, Mont-de-Marsan, Esch, La Villette, Flamenco en Loire, etc.), mais aussi dans des festivals de jazz (Marciac, La Villette, Sons d’hiver, etc.) ou de "musiques du monde" (Les Suds, Río Loco, Villes des musiques du monde, etc.). Avis aux programmateurs français…

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez


José Maya : "Liturgia (andaluza & flamenca) — 1ra parte : La Palabra"

Jerez, Iglesia de Santiago, 24 février 2023

Idée originale : Daniel Torres

Chorégraphie : José Maya

Direction musicale : Rafael Jiménez "Falo"

Chant : Sandra Carrasco, Rafael Jiménez "Falo", Diego Amador Jr et José Maya

Danse : José Maya

Violoncelle : José Luis López

Nous entrons dans la très belle église Santiago el Real y de Refugio par un chemin balisé par des cierges (électriques certes, mais l’intention y était) et prenons place face au chœur. Entré par la sacristie, le premier officiant, José Luis López, en chasuble blanche comme les autres artistes (à l’exception de José Maya, en noir) prélude à l’office au violoncelle par une Cántiga de Santa María ("Estela do día", Alphonse le Sage), méditation modale sur bourdon, d’abord en notes pincées, puis à l’archet. A un autre moment de l’année liturgique, il pourrait s’agir d’une Leçon de Ténèbres, ; c’est ici le "salut" initial d’une liturgie , puisque "le flamenco est en lui-même une liturgie", affirme le livret. Le violoncelliste assure dès lors de main de maître le fil conducteur du concert, y compris pour l’accompagnement de la danse, avec la musicalité et l’humilité que nous lui connaissons depuis les premiers enregistrements du Camerata Flamenco Project. On ne s’étonnera donc pas de sa complicité avec Rafael Jiménez "Falo", qui collabore régulièrement avec ce trio et signe le direction musicale de "Liturgia".

N’étant pas très versé en théologie, nous ne nous hasarderons pas à commenter le symbolisme de certains des textes, non plus que les similitudes entre le déroulement de la messe catholique et celui du concert, divisé en deux parties : "Ritos iniciales" et "La Palabra". Il s’agissait de montrer que les chants populaires religieux et profanes de l’Andalousie ont été partiellement modelés, quant à leurs chromatismes et à leur ornementation mélismaique, à partir des traditions religieuses qui s’y sont succédé ou y ont cohabité, et que le répertoire flamenco en garde l’héritage. Exacte ou non, cette théorie nous a valu une musique somptueuse de bout en bout, construite pour l’essentiel sur le modèle du répons, entre chant et/ou danse solistes et chœur (cante ou palo pour le soliste / chant religieux pour le chœur), ou violoncelle et chœur.

Rafael Jiménez a su trouver des continuités parfaitement convaincantes entre pièces flamencas et pièces des répertoires liturgiques. Les chœurs alternent homophonie et polyphonies. Ces dernières sont d’une grande richesse du fait de la diversité des trois voix principales : chant rectiligne et bien défini mélodiquement, qui pourrait faire office de "teneur" pour Diego Amador Jr ; ornementation mélismatique serrée quant à l’ambitus pour Rafael Jiménez ; paraphrases en volutes sur d’amples sauts d’intervalles pour Sandra Carrasco — nous ne voyons pas d’autre précédent à une telle réalisation que celui de la "Misa flamenca" d’Enrique Morente (1991). José Maya danse en musicien, ce qui transforme le quatuor en quintet : chorégraphies brèves et sobres, volontairement réduites aux fondamentaux du "baile de hombre" à l’ancienne. C’est qu’il est aussi cantaor, soliste (entre autres pour une belle et austère siguiriya) et choriste.

Toutes les pièces étant conçues de manière similaire, nous terminerons par le déroulé du programme :

— Première partie :

• "Der Voghormia" (rite arménien pour le Saint Sépulcre de Jérusalem) et malagueña del Mellizo adaptée au chant grégorien (Rafael Jiménez).

• Villancico, alegrías et cantiñas (Rafael Jiménez et Sandra Carrasco).

• Saeta, texte d’Antonio Machado, mis en musique par Joan Manuel Serrat, pour chœur à quatre voix .

— Deuxième partie :

• "Shema Israël" (répertoire liturgique juif) et caña pour soliste (Rafael Jiménez) et chœur à trois voix.

• Alléluia mozarabe et fandangos de Huelva (Sandra Carrasco).

• Bulerías (Sandra Crrasco, Raael Jiménez et Diego Amador Jr).

• "Romance de la monja" d’après José de los Reyes "El Negro" (Rafael Jiménez et intermèdes tout en lyrisme contenu de José Luis López).

• Siguiriyias de Chache Bastían (José Maya), Manuel Torres (Rafael Jiménez), El Loco Mateo (Diego Amador Jr) et Juanichi el Manijero (Sandra Carrasco).

•Mouachah arabo-andalouse et guajira pour violoncelle solo, dont les variations sur ostinato auraient pu être imaginées par Biber ou Rosenmüller, s’ils avaient appliqué le stylus phantasticus au violoncelle.

Coup d’envoi du vingt-septième Festival Flamenco de Jerez, Liturgia est aussi un coup de maître.

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez


Vicente Soto "Sordera" : "Mi viaje a través del Cante : Cádiz, Sevilla, Jerez"

Jerez, Bodegas González Byass, 24 février 2023

Chant : Vicente Soto Sordera

Guitare : Antonio Malena et Vicente Santiago

Danse : Saray García

Piano : José Zarzana

Palmas : Ángel Peña et Manu Soto

Entre 1994 et 1996, Vicente Soto "Sordera" avait enregistré pour le label RTVE Música un "Tríptico Flamenco" consacré aux répertoires de Cádiz (avec Enrique de Melchor et José Soto), Jerez (avec Paco Cepero, Pepe Habichuela, Moraíto, El Viejín et Manuel de María) et Séville (avec Moraíto, Rafael Riqueni et Diego Losada). Un quart de siècle plus tard, "Mi viaje a través del cante" est une version condensée du même périple mémoriel… toujours limité à l’Andalousie occidentale, et donc en gros aux palos a compás.

Les trois pôles étant soumis à une stricte égalité de traitement, le programme du récital comprend neuf séries de cantes, effectivement emblématiques de chaque territoire. Vicente Soto inversa l’ordre des deux premières étapes annoncées par le titre, sans doute pour pouvoir commencer son récital a cappella, avec les martinetes et tonás de rigueur, en souvenir de la "Fragua de los Caganchos" et de la "Cava de los gitanos". Nous sommes ensuite restés à Triana pour une belle série de soleares (La Andonda, El Machango, José Iyanda) et une anthologie de tangos del Titi, chantés sans fioritures excessives mais avec l’humour et le swing qui leur conviennent. Nous étions donc confortablement installés dans un concert sans surprises mais agréable, d’autant que les deux guitaristes (Antonio Malena et Vicente Santiago) et les deux palmeros (Ángel Peña et Manu Soto) s’acquittaient de leur tâche en professionnels compétents.

Tout se serait donc passé au mieux si le cantaor s’était rendu directement à Jerez, s’était abstenu de pousser plus au sud jusqu’à Cádiz, et n’avait eu la malencontreuse idée d’y donner rendez-vous à un pianiste, José Zarzana — non que ce dernier ait franchement démérité, mais il se contenta d’imiter sur le clavier, en plus pataud, le jeu d’une guitare (dès lors, à quoi bon un piano ?) et afficha une fâcheuse tendance au pléonasme musical (accords martelés dans les graves sur crescendo vocal, etc.). Nous avons abordé la Bahía par un binôme granaína-malagueña (Aurelio Sellés) et malagueña de Enrique el Mellizo. Pour la première, Vicente Soto n’a ni la flexibilité vocale nécessaire à l’ornementation (labiales — cf., outre Sellés, Rancapino ou Chano Lobato) sans laquele le modèle mélodique s’avère singulièrement pauvre ; pour la seconde, s’ajoute à cette lacune une amplitude limitée dans les aigus qui lui interdit une réalisation correcte des reprises de tercios. Curieusement, le duo passa ensuite à deux cantes "abandolaos" qui excédaient nettement les limites géographiques du voyage, un fandango de Lucena et le verdial de Córdoba. Pour ne pas être discourtois, nous nous contenterons d’une remarque ; une fois de plus, les deux auront démontré l’absurdité des distinctions entre "grands chants" et "petits chants" : il est parfaitement possible d’être un grand siguiriyero (cf. l’étape suivante) et de dénaturer des "fandanguillos" dont les difficultés, d’un autre ordre il est vrai, invalident le diminutif. La zambra por tiento qui suivit (hommage à Manolo Caracol ?) s’avéra quant à elle aussi outrancièrement expressionniste, et donc ennuyeuse, qu’on pouvait le craindre. Fort heureusement, le retour des deux guitaristes et l’estimable baile de Saray García pour des alegrías et bulerías de Cádiz on ne peut plus classiques annoncèrent un séjour jérezan autrement plus consistant.

C’est que Vicente Soto est ici chez lui, et même en famille avec les bulerías por soleá dont son père, Manuel Soto "Sordera", fut l’un des plus éminents spécialistes. Les versions que nous en a données Vicente étaient dignes d’une lignée jérézane exceptionnelle (Sordo Le Luz, María La Moreno, La Pompi, El Gloria, Terremoto, etc.), comme l’étaient les siguiriyas (superbe version de celle de Paco La Luz). Évidemment, la soirée ne pouvait s’achever que par une anthologie de bulerías des quartiers Santiago et San Miguel, doublée d’une autre des classiques de Moraíto arrangés pour deux guitares.

De ce récital semés de bas et de hauts, nous ne nous souviendrons que des derniers, "yendo de menos a más" (ce qui vaut toujours mieux que l’inverse).

Claude Worms

Photos : Esteban Abión / Festival Flamenco de Jerez





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