Miguel Ángel Rosales : "Gurumbé, canciones de tu memoria negra"

mardi 15 janvier 2019 par Maguy Naïmi

Miguel Ángel Rosales : "Gurumbé, canciones de tu memoria negra" (2016)

Documentaire projeté en version originale sous-titrée au cinéma "Le Sémaphore" dans le cadre du XXIX Festival Flamenco de Nîmes.

Le moins que l’on puisse, dire c’ est que Miguel Ángel Rosales, réalisateur de "Gurumbé", sait filer la métaphore. Son film s’ouvre sur l’exhumation de squelettes retrouvés dans une décharge lors d’une excavation en Andalousie. Les mains expertes des archéologues spécialisés dans ces tâches de reconstitution ont reconstruit méticuleusement, phalange par phalange, vertèbre par vertèbre, des squelettes d’africains. A l’image de cette première scène, l’enjeu du film est la reconstruction, pièce par pièce, d’une mémoire noire présente en Andalousie qui a laissé des traces dans la musique et notamment dans le flamenco.

Le réalisateur donne la parole à tous les chercheurs espagnols et latino-américains qui ont travaillé sur cette présence africaine dans la péninsule ibérique, en se basant sur les nombreuses archives espagnoles et portugaises. Celles de Grenade, par exemple, attestent de l’existence de 2500 documents d’achats et de ventes d’esclaves africains au XVI siècle. Contrairement aux français qui ont pris part à ce commerce d’esclaves à distance, les espagnols et les portugais les ont importés et majoritairement établis chez eux. La découverte de 158 individus exhumés d’une décharge et sur lesquels on détecte des traumatismes ante et post mortem, témoigne des rites funéraires de l’époque. Ces noirs ont été écartés du sol sacré et enterrés en dehors des cimetières chrétiens. À Séville, ville cosmopolite, capitale économique de l’Europe, on marquait les esclaves au visage. Sur une joue le "S" et sur l’autre un clou (clavo en espagnol). Selon un chercheur, la stigmatisation de ces "esclavos" est sans doute à l’origine du racisme. Au XVI siècle, à Zafra, ville située sur la route entre l’Espagne et le Portugal, la foire aux bestiaux attirait de nombreux acheteurs et les commerçants y vendaient indifféremment du bétail ou des esclaves. À Séville, 15% de la population était noire (esclaves et affranchis) ou "mulata". Dès le XIV siècle, les noirs avaient leur propre confrérie, "la cofradía de los negritos", qui participait aux processions de la Semaine Sainte - elle existe toujours. Cette mémoire noire est présente dans les chansons. A Puerto de Santa María (province de Cadix), un chanteur interprète un romance de sa composition en s’accompagnant au violon : celui de la "Negra Cándida" disparue il y a seulement 70 ans, dont le souvenir perdure dans les mémoires.
Le sort des femmes esclaves n’avait rien d’enviable. Elles étaient surexploitées (travaux dans les champs et tâches ménagères), devaient être disponibles 24 heures sur 24 et étaient violées par leur maître. Les pratiques abortives se développèrent. Ces femmes ne devaient pas se marier car cela les aurait distraites de leurs tâches.

À Cadix également, 15% de la population était noire ou mulâtre. On les importait directement de Guinée, d’Angola ou du Sénégal. 80% restaient en Espagne, le reste partait pour les colonies américaines. Le documentaire évoque aussi "El negro Curro", surnom donné à tout musicien à la peau sombre [1]. À Séville, les gens du peuple avaient eux aussi des esclaves, et les noirs faisaient partie de la vie quotidienne de la capitale. Ils étaient employés dans les ateliers de peinture. Diego Velàzquez avait des apprentis noirs et ses tableaux ("La mulata", "Juan de Pareja") en témoignent.
En Espagne, il n’y eut pas d’abolition officielle de l’esclavage car celui-ci n’était pas censé exister. Même après qu’il a été déclaré illégal, la traite a continué. On blanchissait l’argent dans la construction de quartiers, la fondation d’entreprises industrielles, ou pour capitaliser des banques. María-Cristina de Borbón, par exemple, utilisait des prête-noms.

Une séquence consacrée aux danses africaines évoque leur influence sur les danses de l’époque, d’abord en Espagne et au Portugal, puis de la péninsule ibérique vers toute l’Europe. Elles ont participé à la genèse des danses flamencas [2] et de leurs compases [3], mais lorsque l’on a institutionnalisé le flamenco, on a exclu la mémoire des apports africains. Pourtant, durant des siècles, noirs et gitans ont partagé l’affiche - jusqu’au début du XIX siècle ; après quoi ils ont été écartés et remplacés totalement par leurs collègues gitans [4]. On ne voulait pas des noirs, parce que, comme le dit un intervenant, l’idéologie officielle était que "todos somos biológicamente cristianos".

Ce film traite d’un aspect de l’histoire de la genèse du flamenco qui reste méconnu ou volontairement ignoré, malgré l’ouvrage fondateur de José Luis Navarro García ("Semillas de ébano") et divers travaux musicologiques ou universitaires (Faustino Nuñez, Guillermo Castro Buendía etc.). Si beaucoup d’études ont été consacrées à l’influence qu’ont eu les traditions musicales arabes, juives et gitanes sur ce qu’on appelle aujourd’hui le flamenco, il est salutaire de nous rappeler que nous sommes également redevables à ces civilisations africaines qui ont laissé des traces dans nos cultures. Miguel Ángel Rosales rend hommage à ces hommes et femmes qui ont été déracinés et exploités, et ce n’est que justice.

Maguy Naïmi

Notes

[1] A partir du XVII siècle, le musicien-danseur noir, à l’égal de son homologue gitan, était un personnage récurrent des "ensaladas" (cf. Mateo Flecha, dont le film présente justement l’interprétation d’une pièce nommée "Gurumbé"), "tonadillas" et autres intermèdes théâtraux, puis des premières zarzuelas. Le nom coutumier de ces personnages était Curro.

[2] Cf. le compte-rendu par Maguy Naïmi du livre de José Luis Navarro García et Eulalia Pablo : El baile flamenco. Una aproximación histórica.

[3] L’hémiole est une pratique courante des traditions musicales du golfe de Guinée, introduite par les noirs en Andalousie et dans les colonies américaines. Nous devons à cette influence les structures rythmiques de nombreuses danses baroques (chaconne, sarabande, guineo, canarios jácaras etc.) puis des compases flamencos de douze temps (soleá, siguiriya, bulería, guajira etc.). Le cas du fandango est emblématique : d’abord danse baroque particulièrement prisée au théâtre (l’une des premières partitions connues est le "fandango yndiano" - traduire fandango créole – inclus dans un manuscrit anonyme mexicain de 1705), il est ensuite passé dans les musiques vernaculaires de toute la péninsule ibérique en fusionnant avec d’autres danses (les jotas en particulier), et finalement dans le flamenco. Ce processus est remarquablement décrit dans le documentaire, par l’ethnomusicologue Raúl Rodríguez, par ailleurs joueur de "tres cubano" et fondateur du groupe "Son de la Frontera".

[4] Alors qu’ils partageaient régulièrement les scènes théâtrales avec les artistes gitans, les noirs en disparaissent quasi définitivement au XIX siècle, sans doute pour des raisons idéologiques et politiques. Pour s’opposer à la culture francisée ou italianisée des élites bourgeoises et de l’aristocratie libérale, les conservateurs andalous (souvent les grandes familles de la noblesse latifundiaire) ont cherché à promouvoir une culture andalouse censée perpétuer des valeurs ancestrales, notamment par la tauromachie et le flamenco, dont les codifications sont pratiquement contemporaines. Dans ce contexte, le noir semblait présenter une altérité irréductible ( "tares" morales ou "sauvagerie" "génétiques" attachées à la couleur de la peau, selon les délires racistes habituels), incompatible avec un tel projet. Le gitan présentait l’avantage d’être à la fois "assimilable" (puisque chrétien) et suffisamment "exotique" pour pimenter les spectacles tout en représentant l’originalité andalouse autochtone.

Claude Worms





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