mercredi 12 mars 2008 par Louis-Julien Nicolaou
Comme l’ Alegría, la Bulería appartient au registre festif du flamenco. Elle est d’ailleurs vraisemblablement issue des finals por Soleá ou por Alegría. C’est le palo le plus rapide et l’un des plus enjoués du flamenco. La virtuosité qu’il requiert tant de la part des danseurs que de celle des guitaristes, des palmeros et des chanteurs, lui a en outre assuré une popularité telle qu’il est bien rare aujourd’hui d’entendre un récital ou de trouver un disque qui l’omettrait. Ce qui distingue encore ce palo est sa complexité rythmique. Bien que sa métrique diffère peu de celle des autres formes en douze temps, elle semble s’offrir plus volontiers à toutes les inventions, à tous les jeux que le rythme peut engendrer. Réduite à une simple suite de temps forts ou entremêlant les polyrythmies de la guitare et de la danse, la Bulería reste en tout cas l’un des moments les plus excitants de toute réunion flamenca.
Le plus souvent, la Bulería se joue en mode flamenco de La ("por medio"), mais il arrive aussi qu’elle soit jouée en mode flamenco de Mi ("por arriba"). Dans ces deux cas traditionnels, on trouvera aussi fréquemment des falsetas modulant vers les tonalités homonymes majeures ou mineures (respectivement : La Majeur ou La mineur ; et Mi Majeur ou Mi mineur). Depuis quelques années, l’adoption par de nombreux guitaristes de nouveaux modes a permis l’émergence de Bulerías en Do# flamenco, en Si flamenco (mode de la Granaína), en Fa# flamenco (mode de la Taranta) ou encore en Mib flamenco. Cependant, le terrain des Bulerías ayant largement été privilégié par les compositeurs les plus aventureux, il n’est pas rare d’entendre aujourd’hui des falsetas por Bulería changeant plusieurs fois de mode et / ou de tonalité, ou adoptant un mode ou une tonalité si ambigüs qu’on les dirait presque atonales.
La métrique de la Bulería organise ses temps forts de la manière suivante :
12 1 2 / 3 4 5 / 6 7 / 8 9 / 10 11
Cette particularité de commencer le compte par le douzième temps intrigue en général les esprits cartésiens qui, pour leur part, entendent la métrique se dérouler ainsi :
1 2 3 / 4 5 6 / 7 8 / 9 10 / 11 12
C’est bien ainsi en effet que les temps sont réellement disposés. Mais, pour ne pas avoir affaire à un schéma totalement différent de celui de la Soleá, il a peut-être semblé plus évident aux flamencos de retenir la première proposition. La prétendue bizarrerie de la métrique de la Bulería résulte donc surtout d’une convention établie à des fins pratiques. Le jeu por Soleá supposant une attaque sur le premier temps – qui est un temps faible –, les flamencos ont simplement pensé jouer le même rythme, accéléré, mais commençant sur le douzième temps, c’est-à-dire sur un temps fort. Encore cela n’est-il pas tout à fait vrai car autrefois, les guitaristes flamencos jouaient volontiers la Bulería en commençant par le premier temps (voir ex 1).
La métrique por Bulería s’organise donc ainsi : 2 x 3 temps + 3 x 2 temps, soit deux mesures ternaires et trois mesures binaires. Bien qu’elle
puisse sembler boiteuse parce qu’irrégulière, elle est cependant harmonisée par une polarisation quasi systématique en 2 x 6 temps qui autorise des coupures à medio compás, c’est-à-dire au 5ème temps. Il arrive en effet qu’un medio compás à 6 temps s’insère entre deux compases à 12 temps. Cette sorte d’accident au regard de la métrique de base vaut surtout pour les falsetas des guitaristes ou les remates des danseurs. Il semble néanmoins que la structure à 6 temps soit finalement plus stable que celle qui en comporte 12.
La complexité rythmique de la Bulería tient essentiellement à l’ambiguïté rarement résolue de façon définitive, par exemple sur un morceau entier, entre une disposition binaire et une disposition ternaire relativement interchangeables. Pour bien comprendre ce palo, il est en effet essentiel d’admettre à la fois la rigueur de son tempo et sa souplesse rythmique. La métrique à 12 temps (2x3 + 3x2) n’est parfois qu’un lointain repère autour duquel peuvent s’organiser des séquences plus ou moins longues de medios compases binaires ou ternaires. Nous aurons alors affaire à des rythmiques de ce type :
Medio compases binaires : 12 1 / 2 3 / 4 5 // 6 7 / 8 9 / 10 11...
Medio compases ternaires : 12 1 2 / 3 4 5 // 6 7 8 / 9 10 11...
Ce ne sont pas toujours les flamencos eux-mêmes qui savent le mieux expliquer ces décalages rythmiques. Ainsi, Moraíto a intitulé "Vals
flamenco" une composition qui se prête bien au rythme ternaire de la valse mais qu’il interprète pour sa part en battant le rythme binaire caractéristique de la Bulería de Jerez ! Quant à Gerardo Nuñez, il a lui aussi désigné comme "Vals-Bulería" son très beau "Sevilla", qui dans "Calima" était pourtant présenté comme une suite de Sevillanas. Si elle sème souvent le trouble dans l’esprit des guitaristes et des danseurs débutants, cette confusion fait partie du charme de la Bulería. Il convient de ne pas oublier, car c’est une donnée essentielle de son esthétique, qu’elle doit son nom à la "burla" (≈ "moquerie"), si prisée par les sévillans qu’on peut presque la considérer comme un mode de vie.
Quoi qu’il en soit, l’étude du compás por Bulería suppose d’apprendre non seulement la métrique de base mais aussi les différents rythmes que l’on peut insérer en elle. Ces rythmes sont pensés soit en 12 temps soit en 6 temps, et peuvent être soit ternaires soit binaires, ou encore mélangeant des mesures ternaires et binaires.
Exemple 1
Pour l’apprentissage de la métrique de base, nous nous appuierons sur un schéma introductif traditionnel rendu célèbre par Paco de Lucía et que l’on peut entendre sur "La fabulosa guitarra". Cet exercice assez simple combine les liés de la main gauche à l’attaque de haut en bas de la main droite. Celle-ci s’effectue à l’aide du majeur et de l’index de la façon suivante : m-i-i, m-i-i, m-i, m-i, m-i, ce qui correspond aux temps suivants :
1-2-3 / 4-5-6 / 7-8 / 9-10 / 11-12
Les temps forts peuvent aussi être marqués par des golpes effectués par l’annulaire en même temps que l’index tombe.
Exemple 2
Le schéma rythmique suivant s’effectue également sur douze temps. A chaque temps fort correspond un changement d’accord :
12- A / 3-Bb / 6-C9 / 8-Bb / 10-A
Cette rythmique reproduit deux fois un schéma ternaire (double-croche, croche, croche et double-croche) et trois fois un schéma binaire (double-croche, croche et double-croche). L’insertion éventuelle d’un rasgueado sur le dixième temps ou entre le neuvième et le dixième temps ne vient pas perturber cet agencement.
Exemple 3
Cet exemple est un simple enrichissement de l’agencement précédent.
Exemple 4
Le rythme de l’exemple 4 est un rythme à 6 temps. Les deux mesures sont en effet identiques sur le plan rythmique. C’est une façon assez ancienne de jouer le compás por Bulería. Cependant, Tomatito l’utilisait encore – et avec quelle efficacité !– dans les années 80 pour accompagner Camarón de la Isla.
Exemple 5
Cet exemple est presque similaire au précédent. Le premier accord est simplement enrichi d’une septième, procédé très employé par les grands guitaristes des années 70. Le passage du neuvième au dixième temps s’effectue en rasgueado.
Exemple 6
Cette rythmique est exclusivement ternaire. Les douze temps sont donc répartis ainsi :
12-1-2 / 3-4-5 // 6-7-8 / 9-10-11...
Ce rythme, qui se retrouve également dans le Jaleo, est fréquemment utilisé dans l’accompagnement de falsetas résolument ternaires telle que celle de Chicuelo que nous avons transcrite. Certaines Bulerías, comme par exemple celles que l’on peut entendre à Utrera, s’achèvent souvent sur ce rythme.
Exemple 7
Cette fois, la rythmique est exclusivement binaire. Les accords appuyés et les golpes tombent tous sur des chiffres pairs et définissent le rythme ainsi :
12-1 / 2-3 / 4-5 // 6-7 / 8-9 / 10-11...
Ce jeu binaire se retrouve souvent chez les artistes de Jerez et de Morón.
Exemple 8
Ce dernier exemple est un cliché fréquemment utilisé entre deux cycles de compás ou à la fin d’une falseta. Ici, c’est encore le rythme binaire qui se distingue, mais un jeu en douze temps sur les mêmes accords est tout à fait possible. Il est également possible de décaler le passage des accords par rapport aux temps accentués, c’est-à-dire de jouer les accords avant ou après les temps forts, qui pourront alors être marqués par des golpes. On peut encore intercaler des rasgueados entre les temps. Dans cet exemple, on n’en trouve qu’un, entre le neuvième et le dixième temps, mais on aurait pu en ajouter un, par exemple entre le cinquième et le sixième temps.
Evidemment, ces quelques explications et exemples ne prétendent pas avoir fait le tour de la question. La Bulería est un palo extrêmement riche dont les possibilités semblent inépuisables. Notre but a simplement été de fournir certains outils pour poser quelques unes de ses bases rythmiques. Afin de varier les plaisirs, nous vous proposons par ailleurs deux transcriptions de falsetas. La première est tirée de "Patio Jerezano", une Bulería de Manolo Sanlúcar, que l’on trouve sur son disque "Recital de flamenco". La seconde est issue de "Somorrostro", du dernier disque de Chicuelo. Il s’agit d’une falseta basée sur une copla, et qui évolue dans la tonalité de La mineur (Amin - Dmin - E7 - Amin). Avec une cadence intermédiaire V - I sur la sous-dominante (A7 - Dmin), et une cadence andalouse III - II - I sur la dominante (G - F - Bminb5 - E7), nous obtenons la séquence harmonique suivante :
A7 - Dmin - G - F - Bminb5 - E7 - Amin.
Nous reviendrons prochainement sur d’autres aspects de la Bulería.
Louis-Julien Nicolaou
Illustrations : quelques maîtres de la Bulería
logo : Paco de Lucía
par ordre d’ apparition dans l’ article :
Parrilla de Jerez
Paco Cepero
Diego de Morón
Moraíto
Tomatito
Manolo Sanlúcar
Chicuelo
Galerie sonore
Compases : exemples 1 à 8, de et par Louis-Julien Nicolaou
NB : pour faciliter le travail de ces exercices, chaque exemple a été enregistré deux fois (d’ abord lentement, puis a tempo)
Manolo Sanlúcar : falseta extraite de "Patio jerezano" (du CD "Recital Flamenco", DIAL Discos)
Chicuelo : falseta extraite de "Somorrostro" (du CD "Diapasón", Flamenco Records)
Partitions
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