Pedro Soler et Philippe Mouratoglou

"Albéniz et el flamenco. Rumores de la Caleta"

samedi 30 mars 2013 par Claude Worms , Claude Delmas

Théâtre de l’ Athénée - Louis Jouvet / Paris, 25 mars 2013

Hasard du calendrier... Alors que nous écoutions "Clavileño. Suite clásico - flamenca" de José Luis Montón et David González pour en rédiger la crtique (cf : notre rubrique "Nouveautés CD"), Pedro Soler nous conviait au récital qu’ il donnait en duo avec le guitariste classique Philippe Mouratoglou au Théâtre de l’ Athénée, le lundi 25 mars. Autre duo "clásico - flamenco" donc, mais pour un programme très différent, consacré à des pièces pour piano bien connues d’ Isaac Albéniz, dans des transcriptions originales de Philippe Mouratoglou.

Surprise... Les deux guitaristes ont ouvert le concert avec... Gaspar Sanz (catalan comme Albéniz, précisa Pedro Soler), et un "Rujero" accompagné por Tanguillo : une nouvelle preuve (diablement dynamique et séduisante), s’ il en était encore besoin, de la continuité d’ une tradition ibérique de guitare populaire - savante, des compositeurs baroques aux compositeurs flamencos, en passant Julian Arcas, Tomás Damas, Juan Parga...

Les compositions d’ Albéniz étaient toutes tirées de recueils, parfois constitués a posteriori par les éditeurs, dont la composition est antérieure aux chefs
d’ oeuvre des quatre cahiers d’ ’Iberia" (1905 - 1908) :

_ "Sevilla et Cuba" : extraits de la "Première suite espagnole" (opus 47, 1886)

_ "Rumores de la Caleta" : extrait de "Recuerdos de viaje" (opus 71, 1886 - 1887)

_ "Malagueña" : extrait de "España. Seis hojas de álbum" (opus 165, 1890)

_ "Prélude" et "Córdoba" : extraits des "Chants d’ Espagne" (opus 232, 1896 - 1897). Le prélude est nettement plus connu sous le titre "Asturias (Leyenda)" : il a été intégré sous ce titre dans l’ édition définitive, en 1911, de la "Première suite espagnole". Pour achever l’ imbroglio, le sous-titre "Leyenda" peut provoquer une confusion avec une autre "Leyenda", sous-titrée cette fois "Barcarolle", qui figure dans les "Recuerdos de viaje"...

Si la substance musicale des ces pièces est moins riche et moins complexe que celle des compositions d’ "Iberia", elle est en revanche plus proche des sources populaires, et convient donc parfaitement au propos des deux musiciens : montrer la profonde parenté entre le langage musical d’ Albéniz et celui des guitaristes flamencos qui furent plus ou moins ses contemporains ("Albéniz et el flamenco"). La structure de ces oeuvres est a peu près identique, et s’ apparente toujours plus ou moins à une forme A / B / A, la partie centrale étant souvent un arioso ab lib. L’ écriture instrumentale évoque constamment le couple chant / guitare du flamenco, de diverses manières :

_ des figuralismes, que l’ on trouve déjà dans la littérature pour clavecin (le Padre Soler, ou Domenico Scarlatti, qu’ Albéniz jouait fréquemment) : notes répétées (évocation des castagnettes ou du "taconeo") ; technique pouce - index alternés des guitaristes flamencos ("Asturias") ; grupettos incisifs proches de l’ ornementation du cante...

_ pour l’ harmonie, fréquence des cadences andalouses à la dominante et des dissonances de secondes et neuvièmes mineures.

_ pour la forme, alternance "paseo" / cante. Le "paseo", souvent évoqué dans les parties A, énonce les règles rythmiques et harmoniques de la forme traditionnelle de référence, et agit comme une ritournelle variée entre les différents cantes. Pour ces derniers, Albéniz se refuse à tout développement, et traite les thèmes mélodiques qui les figurent sous forme de variations (changements de registre ou modulation, ornementation, articulation rythmique...), ce qui évoque immanquablement des falsetas flamencas. Ces thèmes mélodiques sont toujours écrits avec leur accompagnement de "guitare" : chant au registre aigu et accompagnement dans les graves - qui peut prendre épisodiquement un caractère contrapunctique, ou l’ inverse.

On se souviendra par ailleurs qu’ Albéniz fut aussi un virtuose et surtout un brillant improvisateur, qui rivalisa sur les scènes européennes avec Liszt, Alkan... On peut soupçonner que ces pièces furent d’ abord "écrites" sur le clavier, avant de l’ être sur le papier - ce qui est déjà une sorte de transcription. C’ est exactement ainsi que les guitaristes flamencos composent leurs falsetas...

Dans ces conditions, on pouvait s’ attendre à une confrontation alternée entre les deux répertoires, solution de facilité que nous avons déjà souvent entendue : une pièce d’ Albéniz suivie ou précédée par un "toque" sur une forme flamenca traditionnelle qui lui correspondrait plus ou moins. Or, les deux guitaristes ont choisi une voie beaucoup plus ardue, qui fait tout l’ intérêt et l’ originalité de leur projet : il s’ agit de jouer réellement en duo tout le programme, sans concession - les partitions d’ Albéniz sont parfaitement et très rigoureusement respectées par Philippe Mouratoglou, et Pedro Soler s’ en tient strictement au toque flamenco ancien qu’ il affectionne. La guitare flamenca opère essentiellement de deux manières distinctes selon les pièces ou leurs différentes sections : accompagnement du "cante" écrit par Albéniz, en rasgueados pour les parties rythmiques (Sevillanas - "Sevilla" ; Fandangos de Huelva - "Rumores de la Caleta" ; Bulerías - "Malagueña" ; Guajira - "Cuba"...) ; ou "réponses" pour les parties ad lib. (Fandango - "Rumores de la Caleta" ; Granaína - "Asturias" ; Malagueña - "Malagueña"...) ; "mano a mano" entre une partie d’ une composition d’ Albéniz et une falseta flamenca qui s’ insère à l’ intérieur de la partition originale (toutes les pièces). De ce point de vue, la parenté est frappante, à tel point que l’ on jurerait qu’ Albéniz a effectivement écouté des maîtres de la guitare flamenca de l’ époque - Ramón Montoya surtout, mais aussi Luis Molina ou Miguel Borrul.

Certains choix de "palos" vont de soi (le Fandango pour "Rumores de la Caleta", ou la Granaína pour "Asturias" - beaucoup de guitaristes flamencos anciens ont d’ ailleurs intégré tout ou partie du fameux premier thème dans leurs propres solos), mais d’ autres sont plus inattendus, et très intéressants. Si la Guajira s’ imposait pour répondre à l’ hémiole main droite / main gauche de la Habanera "Cuba", le passage à la Siguiriya pour sa partie centrale modulante est beaucoup plus imprévu et très éclairant. De même, on n’ écoute plus "Córdoba" de la même manière après avoir entendu le dialogue avec les Soleares de Pedro Soler. Enfin, l’ accompagnement "por Bulería" de la première partie de Málaga pourra surprendre et paraître légèrement iconoclaste. Elle est en fait parfaitement cohérente, non seulement avec l’ écriture rythmique de la pièce, mais aussi avec la tradition locale. Rappelons que si Málaga est surtout réputée pour ses cantes "abandolaos" et ses Malagueñas, il y existe aussi une tradition "festera" très ancienne (Tangos et Bulerías), liée aux familles gitanes du quartier de la Cruz Verde ( La Pirula, La Repompa, La Cañeta...) - et nous devons à El Cojo de Málaga l’ une des premières Bulerías enregistrées sous cette appellation, en 1923.

Encore fallait-il avoir les moyens de mener à bien ce projet : Pedro Soler et Philippe Mouratoglou ont en commun la même profonde connaissance de leurs répertoires respectifs, fondée sur une exigeante acuité d’ analyse, la même riche palette de timbres et de dynamiques, et la même sensibilité musicale qui semble parfois confiner à un jeu de guitare à quatre mains. Sans compter une complicité humaine aussi évidente que chaleureuse, et communicative, que l’ on retrouva dans le choix des deux solos qui offraient des pauses opportunes dans la successions des duos : un Zapateado en hommage à La Joselito pour Pedro Soler, avec une figuration du taconeo par des "golpes" à plusieurs doigts (des sortes de rasgueados percussifs) insérés avec une éblouissante virtuosité polyrythmique dans les falsetas inspirées du style de Perico el del Lunar ; à quoi Philppe Mouratoglou répondit par la "Percussion study n°1 du compositeur brésilien Arthur Campela (né en 1960) - une composition contemporaine inouie, au sens propre du terme, interprétée de main de maître (on imagine sans peine l’ extrême précision d’ attaque exigée pour les deux mains, "tapping" compris...).

Le programme devrait être progressivement complété par quelques autres oeuvres d’ Albéniz, et on attend avec impatience un enregistrement prévu pour la fin de l’ année. Un très beau moment de musique.

Claude Worms

Photos : Maxim François

Quelques notes de notre ami Claude Delmas

L’intérêt du programme était son caractère expérimental assumé. Pas la
violence que l’ on trouve dans certains collages, mais une émotion qui
émerge
du tréfilage transfigurateur d’ éléments repères (repères classiques et
repères flamencos). De même, un sentiment subtil émanant des
inflexions
propres à chacun des genres et surtout aux facettes que chaque
interprète
est parvenu à faire briller.

Ceci suppose un profonde complicité
dans l’ échange musical, une entente contagieuse dans la mesure où elle a conquis le
public. C’ était particulièrement le cas dans l’ harmonie des
dialogues,
en particulier celui que proposait "Asturias", dont les inflexions sonnaient
juste.
A sa manière, la Guajira a été l’ occasion d’ une conversation
authentique
entre les deux mondes.

Le Zapateado, également, en solo, a été
l’ occasion d’ une expérience digne d’ attention en ce qu’ elle
reconstruit le genre
avec une originalité et une dextérité indéniables, par la complexe dentelle rythmique du jeu des
golpes.

On retiendra également une grande spontanéité dans la
présentation
des interprétations successives, assurant une cohésion que la
thématique
globale préfigurait dans l’ intention du programme.

Claude Delmas

Photos : Maxim François





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