Tres "guitarras desnudas " : Jesús Guerrero, José Antonio Rodríguez et Joselito Acedo.

dimanche 25 septembre 2022 par Claude Worms

Jesús Guerrero : "Viaje imaginario" — Séville, Espacio Turina, 16 septembre 2022.

José Antonio Rodríguez : récital — Séville, Espacio Turina, 17 septembre 2022.

Joselito Acedo : "Alive" — Séville, Espacio Turina, 20 septembre 2022.

Jesús Guerrero (composition et guitare) : "Viaje imaginario" — Espacio Turina, 16 septembre 2022.

José Antonio Rodríguez (composition et guitare) : récital — Espacio Turina, 17 septembre 2022.

Joselito Acedo (composition et guitare) : "Alive" — Espacio Turina, 20 septembre 2022.

Malgré sa programmation impressionnante, le cycle "Guitarra desnuda" est loin de faire salle pleine. Il semble que les récitals de guitare flamenca ne soient toujours pas du goût des aficionados, sévillans ou autres, pas plus d’ailleurs que des critiques qui brillaient aussi par leur quasi absence — ce qui rend d’autant plus méritoire l’engagement courageux du directeur de la Biennale, Chema Blanco, que tous les musiciens invités ne manquèrent pas de renercier chaleureusement. Les absents devraient rougir de honte, tant la musique que nous avons écoutée était de toute beauté. Nous regrettons d’autant plus de n’avoir pu assister qu’à trois concerts, du fait de la brièveté de notre séjour à Séville et des contraintes horaires du festival. Quoi qu’il en soit, "los que no han venido se lo han perdido", comme déclara il y a quelques années au public clairsemé du "Dormitorio de Santa Clara" le cantaor Felipe Scapachini au début du concert qu’il donnait avec le guitariste Eduardo Rebollar.

La plupart des pièces inscrites aux programmes des concerts de ce cycle avaient déjà été enregistrées par leurs compositeurs, souvent avec des arrangements incluant plusieurs guitares, d’autres instruments, des cantaore(a)s et des bailaore(a)s. Nous avons ainsi eu l’occasion d’écouter leur matière première, réduite aux six cordes de l’instrument. La comparaison entre les versions discographiques et celles "a guitarra desnuda" s’avère passionnante et instructive. Même si beaucoup des compositeurs-guitaristes des deux dernières générations ont reçu une formation musicale académique, ils persistent fort heureusement à composer d’abord sur les six cordes de la sonanta. Il s’agit donc d’une pensée musicale incarnée qui met immédiatement en évidence un rapport physique irréductiblement singulier avec l’instrument : affaire de doigts, de corps, de respiration, etc. C’est pourquoi chaque tocaor se doit (ou n’a d’autre choix que) de composer ses propres toques, ou au moins d’imprimer "su propio sello" aux pièces du patrimoine historique qu’il revisite à chaque performance. D’autre part, ainsi conçue, la création laisse toujours, à chaque interprétation, une place plus ou moins importante à l’improvisation sur un canevas préétabli (choix des tempos, phrasés, ornementation, ajouts d’énoncés formulaires — compases en rasgueados, llamadas et remates —, voire développements inédits selon l’inspiration du moment) en fonction du contexte instrumental, des réactions des auditeurs, de la nature de la salle et, surtout, de son état physique et mental de l’instant, qui peut évoluer au cours de concert. Enfin, au moins pour ces trois récitals, la réalisation sonore rendait compte avec intégrité du "son" de chaque guitariste, là encore bien typé — contrairement à une opinion très répandue selon laquelle la virtuosité (bien réelle) des "jeunes maîtres" nivellerait leur approche instrumentale (cf. les vidéos ci-dessous).

Jesús Guerrero

Pour l’heure, Jesús Guerrero n’a qu’un seul album à son actif, intitulé "Calma" (2016). Aussi le programme comportait-il beaucoup d’inédits, du moins à notre connaissance, qui augurent bien d’un deuxième disque qui, espérons-le, ne saurait tarder. Les trois compositions extraites de "Calma" reflètent au mieux les deux veines du compositeur. D’une part, le lyrisme : "Anne Frank", une élégie ad lib. inclassable en La mineur suivie d’un quasi fandango dans le mode flamenco relatif, sur Mi ("por arriba") ; "Rafaela ", une rondeña bipartite sur le modèle de rigueur depuis Paco de Lucía (ad lib., puis "abandolao" ou jaleo). D’autre part, l’effervescence rythmique : "Café noir" (rumba en La mineur) — cf. notre compte rendu de "Calma".

Jesús Guerrero n’est pas gaditan pour rien. On sait que Cádiz a été depuis le XVIe siècle le principal port d’importation en Espagne des rythmes latino-américains, en particulier afro-cubains, qui ont tant irrigué le flamenco naissant. L’essentiel du reste du programme illustrait cet héritage séculaire. Seule la soleá ("Las Callejuelas"), précédée d’un long prélude por taranta (troublante transition modulante du mode flamenco sur Fa# au mode flamenco sur Mi) y faisait exception. Comme la rumba, les autres palos étaient traités avec force syncopes et attaques staccato superposant ternaire et binaire et harmonisés à la manière du jazz latino : zapateado ("La duda") en Ré majeur avec modulations au mode flamenco à la dominante (sur La, ou "por medio") en forme de thème varié ; tangos ("Los lirios") en mode flamenco sur Ré# avec épisode modulant à la tonalité mineure relative (Sol# mineur). Cette dernière pièce fut le prétexte à une démonstration polyrythmique époustouflante : tapping à la main droite et percussions sur l’éclisse à la main gauche ("¡ Qué malo eres !, lui lança un auditeur). Même le phrasé des bulerías conclusives n’échappaient pas à ce tropisme caribéen, malgré une première partie jérézane classiquement "por medio" et une seconde, non moins traditionnelle et gaditane, modulant à la tonalité homonyme mineure (La mineur).

On pourra cependant relever quelques invariants dans le style de Jesús Guerrero : tendance à différer longuement la résolution sur le premier degré, ou à l’effleurer sans s’y arrêter, le deuxième degré servant alors de point d’appuis pour un nouveau développement ; utilisation de séquences d’accords (plaqués ou en rasgueados) en véritables chorus, façon jazz ; sophistication de l’ornementation et ligados proliférants ; surtout, fragmentation des thèmes aux deux extrêmes du registre de la guitare, les motifs exposés dans les aigus étant entrecoupés de transitions à fonction harmonique dans les graves, ou parfois de véritables "walking bass" chromatiques ("Café noir").

José Antonio Rodríguez

José Antonio Rodríguez est le doyen de ce cycle, et est donc l’auteur d’une production discographique conséquente (neuf albums de 1985 à 2020). Pourtant, à l’exception de la bulería qui ne manqua pas de conclure le récital ("Manhattan de la Frontera", album de même titre, BMG, 1999), toutes les pièces du programme étaient issues de deux de ses trois derniers enregistrements : "Anartista (Warner Music Spain, 2012) : "Danza del amanecer", Farruca del desconsuelo" et "Cabo de la Vela" (colombiana) ; "Adiós Muchachos..." (Moon Moosic, 2019) : "Nana para un niño grande", "Guadalcazar" (soleá) ; "Athena" (rondeña) et "El Molinillo" (alegrías). Il semble donc qu’il ait décidé d’oublier définitivement ses deux premiers LPs ("Calahorra", Fonoruz, 1985 et "Callejón de las Flores", Pasarela, 1987), certes très traditionnels mais parfaitement recommandables. Dix ans séparent ce deuxième LP de l’opus suivant, "Manhattan de la Frontera" : le temps pour notre compositeur de faire peau neuve et de s’affirmer, avec Gerardo Nuñez, comme l’un des principaux pionniers du flamenco-jazz-latino (d’où le titre, réplique et salut au "Flamencos en Nueva York" de Gerardo Nuñez).

Le guitariste jouait une guitare électro-acoustique dont l’amplification n’altérait en rien la sonorité, et qui lui permettait de jouer sur la durée des résonances, de donner de l’ampleur aux harmoniques qu’il affectionne et d’user, sans en abuser, de quelques pédales d’effets (delay, reverb, octave). C’est que, dans le cadre d’un concert de "guitarra desnuda", il lui fallait pallier au handicap de compositions pensées pour être orchestrées et impliquant de nombreux invités de toutes disciplines. On ne peut de ce point de vue que saluer son courage, mais il arriva que certains passages réduits à la seule guitare, notamment des traits en picado d’une virtuosité éblouissante mais répétitifs sans les couleurs apportées par les arrangements, s’avèrent parfois lassants ("Danza del amanecer" notamment).

Aussi avons-nous préféré les pièces qui, fortement ancrées dans un palo, se prêtaient mieux à l’épreuve du solo. Elles furent heureusement nombreuses, à commencer par la première, une nana quasi granaína méditative dont les cascades d’arpèges lumineux nous ont rappelé Manuel Cano, son premier maître. La soleá est un exemple achevé de "méta-flamenco", en ce sens qu’elle en suggère les codes traditionnels tout en les détournant constamment : introduction très dissonante ouvrant des gouffres entre l’extrême grave et l’extrême aigu, remates interrompus par des suspensions harmoniques non résolues, etc. La farruca est un chef-d’œuvre, du fait du choix de la tonalité de Si mineur (au lieu de celle de La mineur) qui renouvelle totalement le genre et permet de magnifiques paraphrases du paseo traditionnel. On pourra écrire la même chose de la rondeña qui, bien que composée en mode flamenco sur Ré# (accordage standard), reste parfaitement dans l’ethos du classique de Ramón Montoya (mode flamenco sur Do#, sixième corde en Ré et troisième corde en Fa"). Les alegrías (Mi majeur), sans doute le toque le plus "classique" du récital, témoignaient de l’inspiration mélodique du guitariste. "Manhattan de la Frontera" est à placer dans la lignée des grandes bulerías "de concert", initiée par l’"Impetú" de Mario Escudero, modulations inattendues comprises : ici, après une longue partie en mode flamenco sur Do#, mode flamenco sur La et tonalité de Mi majeur

Joselito Acedo

Comme pour le concert qu’il avait donné lors de la dernière Biennale , dont nous avions chroniqué la diffusion en streaming ("Triana D.F. (Distrito Flamenco)"), Joselito Acedo avait opté, à deux exceptions près, pour un récital reprenant presque toutes les compositions de son deuxième album (même titre, La Cupula Music,2021). Nous vous renvoyons donc à notre article, qu’il nous faudra cependant adapter à une version "guitarra desnuda". Joselito Acedo est un aficionado passionné par l’histoire de la guitare flamenca, dans son intégralité. Aussi assister à l’un de ses concerts est l’assurance, non seulement d’écouter un musicien inspiré (et ce soir habité d’une émotion toute particulière), mais aussi de réviser ses classiques. Il possède le talent mystérieux de nous faire entendre tel ou tel de ses maîtres sans jamais en citer littéralement une seule falseta, voire une seule note : non seulement son père (José Acedo), Niño Ricardo et Rafael Riqueni, qu’il ne manque jamais de mentionner comme ses influences majeures,, mais aussi Estebán de Sanlúcar, Mario Escudero ("En el recuerdo", zapateado), Manolo Sanlúcar ("Vida", trémolo), Manuel Molina (bulerías au titre explicite : "Tío Manuel Molina"), Manuel Parrilla ("El Morapio", soleá por bulería), Paco de Lucía ("Triana D.F.", bulerías) etc. — sans doute en oublions-nous, entre autres Melchor de Marchena pour l’art du silence et l’expressivité des nuances dynamiques, et Diego del Gastor pour les longs développements "a cuerda pelá".

Un récital sous-titré "Alive" ne pouvait commencer que par "Vida", un inédit por granaína en forme de triptyque : prélude ad lib. / trémolo / coda ad lib. Les deux volets extrêmes, par leur hiératisme, leurs silences, le toque de pulgar dans les profondeurs des cordes graves et les quelques effets qui les accompagnaient (voix lointaines), nous ont rappelé le "Nacencia" de Manolo Sanlúcar (album "Tauromagia", 1988) — répétons-le, sans le moindre mimétisme. Le mode flamenco sur Si de cette pièce, utilisé comme dominante pour moduler au mode flamenco sur Mi, conduisait en continuité à la soleá por arriba, une ode à Niño Ricardo, en lecture contemporaine. Après des alegrías en Mi majeur avec une introduction en accords plaqués et harmoniques sur bourdon de basses et une belle modulation au mode flamenco relatif sur Sol# ("por minera"), Joselito Acedo poursuivit par deux compositions elles aussi jouées en continuité : une taranta dédiée à Rafael Riqueni et digne de son dédicataire ("El jardín de las flores amargas") suivie de bulerías dans le même mode flamenco sur Fa# — un modèle d’humour et de sobriété, parcouru de motifs elliptique laissés en suspens à peine énoncés, soit un portrait musical de Manuel Molina, golpes ponctuant les silences inclus. Après une soleá por bulerías torrentielle (mode "por medio" de toujours) et un zapateado labyrinthique à souhait, entre modes "por taranta" et "por granaína", le musicien nous offrit un long moment de tendre recueillement, dédié à sa mère et à son père. "El abrazo" (vidalita) est une commande du bailaor Eduardo Guerrero, une pièce d’un magnifique dénuement, consistant presque exclusivement en une alternance basses/accords. Rompant fort heureusement avec la règle du cycle, le commanditaire la dansa en silence, pieds nus et au ralenti, avec tout le respect requis. Après cet épisode de temps suspendu, Joselito Acedo conclut comme ses collègues par des bulerías ("Triana D.F."), son palo de prédilection : "por medio", une anthologie du genre, revisité par le guitariste — compases en rasgueados et remates façon Jerez, falsetas a cuerda pelá façon Morón, falsetas en phrasé à 12/8 (doubles croches, technique P/m/i) façon Niño Ricardo, marches harmoniques façon Paco de Lucía (période "Cepa Andaluza"), etc.

Claude Worms

Photos : Archivo fotográfico Bienal de Flamenco / Claudia Ruiz Caro

Vidéos

Jesús Guerrero : taranta, prélude à la soleá "Las Callejuelas" — Espacio Turina, 16 septembre 2022.

José Antonio Rodríguez : "El molinillo" (alegría) — Espacio Turina, 17 septembre 2022.

Joselito Acedo : "Tío Manuel Molina" (bulerías por taranta) — Espacio Turina, 20 septembre 2022





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