dimanche 15 août 2010 par Claude Worms
"Apuntes de interpretación para el Renacimiento y el Barroco" : Editions Acordes Concert - 2010 (99 pages - texte espagnol)
"Barbara ninfa ingrata" : un CD Ramée RAM 1006 (2010)
Nous avons déjà eu l’ occasion de souligner les similitudes entre le répertoire instrumental de la musique ancienne (Renaissance et Baroque) et celui de la guitare flamenca. Elles portent de manière évidente sur certaines tournures harmoniques (la "cadence andalouse") et rythmiques - l’ hémiole notamment (Gaillarde, Folias, Romanesca, Chaconne, Passacaille, Sarabande, Tarentelle, Canarios, Marizápalos, Cumbe, Zarambeque, Jácara, Fandango... - cf : notre article sur l’ ouvrage "La llave de la música flamenca", d’ Antonio et David Hurtado - rubrique "Livres et DVDs documentaires"), mais aussi, plus profondément, sur l’ esthétique et la structure musicale des compositions, et sur leur interprétation.
Dans bien des cas, les falsetas traditionnelles peuvent être considérées comme des variations sur un modèle harmonico - rythmique répétitif, proche de la basse obstinée ; et leurs réalisations les plus anciennes reposent fréquemment sur des procédés assimilables à la diminution ou à l’ ornementation codifiée. Surtout, une bonne exécution d’ une pièce flamenca suppose une connaissance approfondie, intuitive ou consciente, de conventions d’ interprétation qui varient selon les époques et les "écoles locales" (voir notre articles "Vertus et limites des transcriptions pour guitare flamenca" - rubrique "Articles de fond").
Dédié à Javier Hinojosa, l’ un des meilleurs spécialistes mondiaux de la musique ancienne instrumentale, le récent ouvrage de Jorge Cardoso s’ adresse naturellement en priorité aux amateurs et interprètes de ce répertoire. Mais sa lecture sera aussi d’ un grand profit pour les guitaristes flamencos, et ce n’ est pas un hasard si l’ excellent éditeur Acordes Concert, spécialisé dans le flamenco, a décidé de le publier dans sa série didactique (le même auteur y avait déjà signé "Ciencia y método de la técnica guitarristica" que tous les guitaristes, quelle que soit leur discipline, auront tout intérêt à fréquenter assidûment).
La première partie du livre reprend, en guise de préface, une série d’ articles de l’ auteur sur les sources d’ époque (partions et traités), et les problèmes qu’ elles posent à l’ interprète actuel. Constatant que les partitions d’ alors s’ adressaient à des contemporains immergés dans leur culture musicale, qui nous est devenue étrangère, et omettaient donc des conventions d’ interprétation connues de tous, Jorge Cardoso opte pour ce que les anglo-saxons nomment l’ "interprétation historiquement informée", et distingue l’ "exécution stricte" (étroitement fidèle au texte, elle ne peut q’ appauvrir les oeuvres, conduit dans le pire des cas à des contresens, et se réduit le plus souvent à une vaine démonstration technique dépourvue de véritable souci esthétique), l’ "exécution libre" (soumise à la seule fantaisie de l’ interprète, elle consisterait en une sorte d’ improvisation sur le texte, ignorant délibérément l’ esthétique de l’ époque), et l’ "interprétation" (une restitution fidèle à la culture musicale de l’ époque : l’ interprète choisit alors librement, mais sur la base de sa connaissance des codes et selon sa technique, telle ou telle manière d’ aller au-delà du texte). "Interpréter, c’ est exprimer correctement, traduire" :
"... nous soulignerons que, dans la partition, seuls quelques éléments de l’ oeuvre sont notés : ce qu’ il faut faire entendre. La réponse au "comment" réside dans la culture qui a engendrée la partition. L’ interprétation est donc un acte culturel alors que l’ exécution est un mécanisme physiologique. Dans ce contexte, les simples exécutants sont comme ces anciens barbiers qui opéraient des actes chirurgicaux sans rien connaître de la science médicale : les opérations étaient sans doute des succès, mais les patients survivaient rarement. La mort de Bach en fut un exemple". Beaucoup de guitaristes flamencos (surtout, mais pas seulement, ceux des "périphéries" - cf : Norberto Torres - qui apprennent de plus en plus fréquemment par des méthodes et des transcriptions) pourraient trouver là matière à méditation... D’ ailleurs :
"Pour réaliser une interprétation cohérente d’ un genre musical, pour restituer la richesse qu’ il possédait à son apogée - qu’ il est impossible de noter textuellement - ou pour jouer des musiques traditionnelles encore vivantes telles qu" elles sont interprétées dans leur contexte actuel, il est nécessaire de recourir à une méthode. On pourra immédiatement constater qu’ il y faut une énorme quantité d’ informations absolument indispensables, qu’ il est impossible de trouver dans une partition". Cela suppose "une donnée préalable de type condition sine qua non : savoir interpréter d’ oreille une musique vivante quelconque, même si l’ on connaît le solfège. Par exemple le jazz, le flamenco, la musique folklorique latino-américaine... pour nous en tenir à des genres appartenant à la culture occidentale. C’ est là le problème essentiel : comment rendre la vie à quelque chose qui est, pour ainsi dire, mort ; à une tradition qui a cessé depuis longtemps d’ être cultivée socialement, à une culture éteinte, si l’ on n’ a aucune expérience des cultures musicales encore vivantes ? Car, assurément, l’ ensemble des règles explicites et implicites de l’ exécution de la musique vivante n’ ont jamais disparu : elles appartiennent à toute manifestation culturelle humaine, à travers les âges. Par le raisonnement, il est alors possible, au moins partiellement, de "démomifier", et parfois même de faire revivre des musiques du passé.
Les moyens disponibles actuellement, en sus des apports de la musicologie et de la capacité à jouer une quelconque musique actuelle pour l’ appliquer à la musique ancienne et la rendre vivante, sont les suivants :
_ Les textes d’ époque relatifs à l’ interprétation qui nous sont parvenus.
_ Les textes sur les danses et leur chorégraphie.
_ L’ analyse comparative d’ oeuvres appartenant au même genre (pour en chercher les concordances).
_ La musique d’ époque "gravée" sur des instruments mécaniques : orgues portatifs, boîtes à musique...
_ La survivance d’ anciennes techniques d’ interprétation dans la musique folklorique latino-américaine." (NDT : Jorge Cardoso est un éminent spécialiste de ce folklore. Sans doute pourrions-nous en ajouter d’ autres, dont le flamenco...).
La seconde partie de l’ ouvrage est une démonstration de ces principes, appliqués aux règles d’ interprétations de la musique ancienne instrumentale, ordonnées hiérarchiquement :
_ Articulation : silences, accentuation, détection des hémioles...
_ Ornementation rythmique : notes inégales et jeu polyrythmique (superposition de phrasés binaires et ternaires aux différentes voix).
_ Ornementation mélodique : gloses, augmentations, diminutions...
_ Ornementation décorative, étudiée séparément pour la Renaissance et pour la musique baroque : trilles, grupetti, mordants, appogiatures, vibrato, silences d’ expression...
Ces deux derniers aspects, effectivement fondamentaux, font l’ objet de longs développements. Pour eux comme pour les précédents, le lecteur trouvera réunis pour la première fois une multitude d’ exemples, tirés d’ un nombre impressionnant de traités qu’ il fallait jusqu’ à présent consulter après mainte recherches en bibliothèque ou dans les librairies spécialisées : Ortiz, Cabezón, Ganassi, Virgiliano, Conforto, Rognoni, Bassano, Sancta María, Dalla Casa, Bermudo, Venegas de Henestrosa..., sans compter des citations d’ Engramelle, Dom Bedos, Nivers, Quantz, J. S. Bach, K. PH. E. Bach...
L’ auteur propose aussi la comparaison de deux réalisations du célèbre "Mille Regretz" de Josquin des Prés, par Luys de Narváez et Hans Newsidler. Les partitions sont présentées sur trois portées (la mélodie originale en valeurs longues et les deux versions glosées) : la comparaison est instructive, et montre à quel point l’ improvisation "historiquement informée" est constitutive de l’ interprétation de la musique ancienne (on pourra aussi s’ en convaincre par l’ audition de deux versions d’ une Jácara de Santiago de Murcia - cf : "Galerie sonore"). On regrettera d’ autant plus l’ absence d’ autres exemples de réalisations développées (mais on lira tout de même avec intérêt le fac-similé d’ une partition de Quantz, et l’ opération inverse : la "désornementation" d’ une sarabande de J. S. Bach, l’ aria BWV 988).
En appendice, l’ auteur propose quelques tableaux très utiles sur les indications générales de tempo (Milán, Bermudo et Fuenllana pour la Revaissance ; Brossard, Rousseau, Marpurg et Quantz pour la musique baroque), et sur la mesure et le tempo de quelques danses d’ époque (d’ après L ’ Affilard, Choquel, Quantz et Engramelle). Il manque par contre la plupart des danses ibériques, qui auraient été bien utiles aux curieux de répertoires "pré" ou "proto flamenco". Surtout, nous aurions aimer disposer des modèles harmonico-rythmiques de ces danses, accompagnés de quelques exemples. Peut-être pour un second volume...?
NB : chez le même éditeur, Lola Fernández poursuit sa collection "Flamenco al piano", avec deux nouveaux volumes consacrés aux Tangos et aux Bulerías. Nous avions rendu compte du premier livre de la série (Soleá), dans notre rubrique "Partitions et DVDs pédagogiques". L’ auteur suit dans ces deux nouvelles livraisons la même méthode rigoureuse, avec une qualité qui ne se dément pas.
Si la continuité entre guitaristes baroques, guitaristes "éclectiques" (selon l’ heureuse expression d’ Eusebio Rioja - El Murciano, Julian Arcas, Juan Parga, Tomás Damas, Rafael Marin...) et guitaristes flamencos, est de mieux en mieux connue, la question des origines de la vocalité flamenca demeure par contre un terrain à peu près vierge.
Une chose cependant semble sûre : la coexistence, dès les premières manifestations du cante, de deux types de voix. Nous avons déjà eu l’ occasion de rappeler l’ altercation, rapportée par Serafín Estébanez Calderón dans son "Asamblea general de los caballeros y damas de Triana", entre El Planeta, tenant de la voix claire, et El Fillo, doté d’ une voix rauque qui sera réputée plus "flamenca" à partir des essais de Ricardo Molina et Antonio Mairena, et connue d’ ailleurs par les aficionados comme "voz afilla" (cf : "Séville, une histoire du cante" - rubrique "Articles de fond"). En fait, la dichotomie persiste à toutes les générations : Antonio Chacón / Manuel Torres ; Pepe Marchena / Manolo Caracol ; Enrique Morente / Pansequito ; Arcángel / Duquende... pour ne citer que les cantaores. Au gré des modes, l’ un ou l’ autre de ces types est rejeté ou prôné en modèle, et nous en sommes, semble-t ’il, à un retour en grâce des voix claires, après deux décennies de "voz afilla" façon Camarón (outre Arcángel, Rocío Márquez, Sonia Miranda, Miguel Poveda, Miguel de Tena, Juan Pinilla...). Tentons une hypothèse, qui demanderait naturellement à être plus sérieusement étayée, et réfutée éventuellement : il existe peut-être une continuité, similaire à celle que nous tenons pour certaine concernant la guitare flamenca, entre les techniques vocales des cantaores à voix "claire", et celles du bel canto à son "âge d’ or", tel que défini par Rodolfo Celletti, en gros sur un long XVIII siècle, de Porpora à Rossini (Rodolfo Celletti : "Histoire du bel canto" - Fayard 1987).
Quelques pistes historiques d’ abord. Au XVI siècle, dans les Etats Pontificaux, les castrats et les femmes sont interdites pour le chant d’ église. On a donc recours à des enfants pour les voix hautes. Mais les exigences croissantes de virtuosité les rendent rapidement insuffisants. C’ est alors qu’ on engage à leur place des falsettistes espagnols (connus comme "spagnoletti"), qui auraient tenu leur technique vocale des maures. Le périple Espagne - Rome passait naturellement par Naples, très liée à la couronne espagnole. Le règne des "spagnolletti" durera toute la seconde moitié du XVI siècle, avant l’ engagement d’ un premier castrat par le pape Clément VIII en 1601. A la fin de notre "âge d’ or du bel canto", nous retrouvons Naples, et les castrats. Manuel García (1775 - 1832) , ténor et compositeur, auteur d’ un hit européen (le "Polo del contrabandista") et grand pourvoyeur d’ "airs espagnols" très à la mode à l’ époque, envoie son fils Manuel Patricio (1805 - 1906) étudier à Naples avec l’ un des derniers grands castrats, Giuseppe Aprile, qui perpétue l’ école de Leonardo Leo et Girolamo Abos. Manuel Patricio García est l’ auteur d’ un "Traité complet de l’ art du chant" (1847), qui restera longtemps une référence. Il est inutile de rappeler ici que les cantatrices María Malibran (1808 - 1836) et Pauline Viardot-García ( 1821 - 1910) sont aussi des enfants de Manuel García. La zarzuela comme la chanson andalouse du XIX siècle doivent beaucoup à ces techniques vocales (lire les travaux de Celsa Alonso González), et l’ on connaît leurs liens avec les airs "pré - flamencos". Rappelons enfin la pérennité des échanges musicaux entre Naples et Madrid pendant tout le XVIII siècle : nombre de compositeurs mèneront leur carrière entre ces deux cours, et écriront des intermèdes, entremeses, cantates... sur des livrets en italien, napolitain ou castillan (Leonardo Vinci, Giuseppe Petrini, Nicccoló Jomelli, Domenico et Alessandro Scarlatti, José de Nebra...).
D’ un point de vue plus technique, nombre de techniques vocales belcantistes ont leur équivalent flamenco : d’ abord, et avant tout, l’ attention apportée à la tenue de la voix et à la gestion du souffle (pour les flamencos, le "jipio", de "cantar en un jipio" - chanter sans reprendre sa respiration) ; mais aussi, plus généralement, tout ce qui se rapporte au "cantabile" et au chant "spianato" ("large et lent" - pour les flamencos, en particulier, les cantes de type "libre" : Malagueñas, Granaínas, Cantes de Mina...), tels le legato, le portamento, le "messa di voce" (soutenir longuement une note en passant insensiblement du piano au forte, et retour) ; enfin, certains procédés d’ ornementation mélismatique, et, pour l’ ambitus, les techniques de passage et de mélange des registres (voix de poitrine / voix de tête). Beaucoup de cantes appliquent ces techniques de variation et d’ improvisation à une forme qui peut être appréhendée comme une sorte d’ aria da capo miniature (forme A B A’ : exposition / intermède contrastant / réexposition variée et ornée).
Si Giovanni Bononcini (1670, Modène - 1747, Vienne) n’ a pas été formé à l’ école napolitaine, mais par les maîtres de la tradition de Bologne (l’ autre grande école de bel canto), ses oeuvres n’ en sont pas moins représentatives de l’ art du chant du XVIII siècle italien. Comme beaucoup de ses contemporains, il a mené une carrière européenne (entre Milan, Rome, Venise, Vienne, Londres, Paris, Barcelone...), et est surtout connu pour avoir été le collègue et rival de Haendel à Londres. Son écriture vocale est d’ une grande fluidité, basées sur des périodes souvent symétriques, et des dessins mélodiques procédant de préférence par degrés conjoints ou petits intervalles, rejetant souvent l’ ornementation mélismatique sur les fins de phrase. Si, pour répondre aux exigences de ses interprètes, il a écrit de nombreux opéras avec airs de bravoure et démonstrations pyrotechniques, ses Cantates pour voix solo concentrent le meilleur de son inspiration mélodique intimiste, avec notamment de superbes enchaînements récitatif - arioso (toutes caractéristiques qui nous semblent permettre un rapprochement stylistique avec certaines formes du cante flamenco, abstraction faite, naturellement, des différences de vocabulaire musical et de dessin mélodique. Cf : l’ interprétation de Cyril Auvity et la Malagueña de Chacón - "Galerie sonore").
Cyril Auvity et l’ ensemble L’ Yriade nous offrent une interprétation somptueuse de quatre Cantates pour ténor et basse continue, et de deux Sinfonias instrumentales. Cet enregistrement est d’ autant plus précieux que la discographie de Giovanni Bononcini est des plus restreinte. Et, pour avoir eu le plaisir de les entendre en concert ( le 4 juillet dernier, dans le cadre de la programmation de l’ excellent Festival de Saint-Michel en Thiérache), nous pouvons vous assurer que l’ émotion en live est encore plus intense.
Claude Worms
Galerie sonore
Rolf Lislevand - Ensemble Kapsberger : Jácaras (Santiago de Murcia) - extrait du CD "Codex", Astrée / Naïve E 8661
Rafael Bonavita : Jácaras (Santiago de Murcia) - extrait du CD "Sanz - Murcia - Danzas para guitarra barroca", Enchiriadis EN 2015
Antonio Chacón : Malagueña (1909, guitare : Juan Gandulla "Habichuela") - extrait du CD "Album de Oro", Efen Records
Cyril Auvity - Ensemble L’ Yriade : "E dolce il mio martire",récitatif et arioso de la Cantate "Quando parli" - extrait du CD "Giovanni Bononcini - Barbara ninfa ingrata", Ramée RAM 1006
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