La tonadilla escénica (deuxième partie)

jeudi 30 janvier 2025 par Claude Worms

Poursuivant notre parallèle Naples / Madrid au XVIIIe siècle, nous pourrions rapprocher la tonadilla escénica de l’intermezzo et la zarzuela de l’opera buffa. La tonadilla escénica reste limitée à un acte, ce qui la différencie nettement de la zarzuela, même si son format devient de plus en plus ample à la fin du siècle. D’autre part, contrairement à la majorité des intermezzos, elle comporte presque systématiquement des dialogues parlés.

Bailes de majos — Musée Municipal de Madrid

3] Structure et musique

Depuis le XVIIe siècle, on nommait "tonada" ou "tono húmano" toutes sortes de pièces brèves de type chanson, de l’air à danser populaire à l’aria le plus sophistiqué. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, s’imposa l’usage de conclure les sainetes et autres bailes insérés entre les trois journées des pièces de théâtre par une tonada, rebaptisé tonadilla. Contrairement à ce qu’il s’était passé en France avec les comédies-ballets (cf. Molière, Lully, Charpentier et Beauchamp), les dramaturges espagnols ne cherchèrent jamais à établir une quelconque continuité d’action ou d’allégorie entre les actes et les intermèdes. On jouait au contraire sur le contraste entre le "grand" théâtre et le divertissement : tragique / comique, enseignement moral / satire, etc. Vers le milieu du siècle, la tonadilla-épilogue devient si populaire qu’elle finit par remplacer totalement les sainetes et, de simple chanson, devient une pièce musicale–chorégraphique–théâtrale à part en entière. Dès lors, ce sont la musique et la danse qui garantissent son succès public, ce qui n’était pas le cas pour les sainetes. En tout cas, ce sont les sainetes et les tonadillas qui assurent dorénavant la fréquentation des théâtres, comme l’écrit en 1763 le chroniqueur Nipho dans le Diario estrangero (sic) : "Ya no se va al Teatro por la Comedia sino por los Saynetes y Tonadillas."

On peut schématiquement classer les tonadillas escénicas en deux groupes : "a sólo" — donc un seul chanteur-danseur-acteur ; "de interlocutores" — donc plusieurs, le plus souvent deux, plus rarement trois ou quatre, exceptionnellement plus à la fin de leur évolution. Quel que soit le nombre des protagonistes, la tonadilla reste limitée à un un acte, pour une durée moyenne comprise entre un quart d’heure (parfois moins encore pour les tonadillas a sólo) et une demi-heure.

Deux costumes de Miguel Garrido

Rapidement, une structure tripartite s’impose, qui ne sera plus guère modifiée. Elle est ainsi résumée par Blas de Laserna dans "El cuento del ratón" (1775) : "Formaré tonada / de las que se estilan, / su entable, su cuento / y sus seguidillas."

• "entable" : prologue. Très bref, il sert essentiellement à obtenir un minimum de silence et à créer une connivence avec le public par l’usage d’un vocabulaire très familier et d’expressions dans l’air du temps. L’actrice ou l’acteur chargé(e) de cette entrée en matière peut tout aussi bien annoncer le programme de la saison, vanter sa propre performance, résumer l’intrigue qui va suivre ou en tirer la morale à l’avance. L’ouverture instrumentale y était facultative ; quand elle existait, elle exposait un simple ritornello qui accompagnait ensuite le reste de l’entable.

• "cuento" ou "tonadilla" proprement dite : c’est la partie la plus développée, celle de l’intrigue correspondant au titre, simple et menant invariablement à une happy end. Elle est constituée de coplas, strophes chantées de versification plus régulière que pour l’entable (hexasyllabes et / ou octosyllabes), reliées par de brefs dialogues. Au fil des années, on ajoute aux coplas de plus en plus de danses, populaires de longue date ou de récente importation, qui prolongent l’action ou servent à camper des types bien identifiés par le public — classes sociales, métiers, "étrangers", etc. (cf. ci-dessous). Souvent, un refrain renforçait l’unité du cuento, à la fois sur le plan musical et sur celui de l’action.

• "seguidillas" : épilogue couronnant brillamment la tonadilla. Il en existe de toutes sortes, caractérisées selon le thème des textes, les personnages qu’elles caractérisent, les nouveautés musicales ou chorégraphiques qu’elles présentent : "majas", "guapas", "garruchonas", "de nueva invención", "manchegas", "gitanas", "carcelarias", etc. Leur versification usuelle alterne des pentasyllabes et des heptasyllabes. Les seguidillas devinrent progressivement le point culminant de la tonadilla : les spectateurs les fredonnaient pendant les représentations, des musiciens ambulants (ciegos ou non) les chantaient dans les rues... Elles finirent par envahir rétroactivement le cuento, avant d’être à leur tour concurrencées par de nouvelles venues autochtones ou exotiques, telles les tiranas ou les polacas.

NB : nous reproduisons ci-dessous les textes de la tonadilla a solo "Ya sale mi guitarra", de Pablo Esteve, qui illustrent parfaitement cette structure.

Deux costumes de María Antonia Vallejo Fernández "la Caramba"

La structure tripartite a été progressivement diluée par l’extension des tonadillas, qui devinrent finalement des suites de numéros composées de mini formes musicales disparates, des sortes de zarzuelas en un acte : menuets, seguidillas manchega, arias, coplas, récitatifs, pastorales, canons, villancicos, canzonettas, jácaras, cavatines, jopeos, tiranas, allemandes, cumbés, caballos, jotas, polacas, zarambeques, fandangos, tangos, guineos, etc. voisinent en étonnantes mosaïques qui témoignent à la fois de l’attachement des musiciens espagnols et de leurs publics à un répertoire vernaculaire séculaire et de leur ouverture aux influences les plus diverses, que l’on retrouvera un siècle plus tard dans la genèse du flamenco. Non sans quelques critiques déjà, parfois de compositeurs "repentis" ou inquiets de la concurrence de jeunes collègues plus au fait des dernières modes : " Las costumbres extranjeras / tanto la España corrompen, / que sólo majos y toros / muestran que son españoles" ("De fuera vendrá" — Pablo del Moral, 1797).

L’effectif instrumental habituel correspond aux standards de l’époque pour ce type d’œuvres de théâtre musical : violons I et II, violoncelles, contrebasse, hautbois I et II, trompettes I et II auxquels s’ajoutent éventuellement une flûte et une clarinette. Mais les délais de composition et de représentation (cf. ci-dessus) impliquaient de limiter le travail des copistes à un conducteur aussi réduit que possible. Dans les manuscrits qui nous sont parvenus, on ne trouve ni les reprises impliquées par les chorégraphies, ni sans doute d’autres modules d’articulation connus à l’époque de tout un chacun, y compris du public, ni les ajouts de tel ou telle artistes destinés à le ou la mettre en valeur, ni d’autres instruments pourtant plus ou moins indispensables. C’est le cas notamment de la guitare et des castagnettes, présentes dans presque toutes les sources iconographiques et mentionnées par de nombreuses didascalies, mais aussi d’instruments plus rares utiles à la couleur locale impliquée par le livret (gaita, dulzaina, tambourin, tambour, sonnailles, etc).

Les compositeurs les plus prolifiques sont Blas de Laserna (1751-1816), Pablo Esteve (1730-1794) et Pablo del Moral (1765-1805) auxquels nous devons respectivement environ sept-cents et quatre-cents et cent-cinquante tonadillas. Il convient aussi de mentionner Antonio Guerrero (1709-1776) pour son œuvre de précurseur.

"Mariana Márquez bailando el zorongo" — Lorenzo Barrutia, 1795, Biblioteca Nacional

Pablo Esteve : "ya sale mi guitarra", tonadilla a solo, 1776 — texte.

L’entable est une simple adresse au public. Le "cuento" reprend un récit classique, celui mésaventures qui menacent les majos qui viennent au théâtre pour séduire des actrices ou de belles spectatrices. Théâtre dans le théâtre : ce qui est conté sur scène pourrait se passer au même moment dans la salle. Les spectateurs sont ainsi indirectement acteurs de la tonadilla. Le texte n’omet pas les rituelles excuses de l’artiste, au cas où... Elles sont reprises dans la dernière seguidilla. L’alternance seguidillas / caballos implique une interaction avec le public, déjà amorcée dans le cuento. Le premier caballo est interrompu intempestivement : "Si no he acabado...". La fin de la première seguidilla, les vers "Calle, calle, la orquesta..." annoncent vraisemblablement un accompagnement réduit à la guitare et aux castagnettes.

entable (andante) : Ya sale mi guitarra / a divertiros. / Preparad, mosqueteros, / vuestros oídos. / Atended, chuscos, / que lo que canto / es un cuento que a muchos / les ha pasado.

cuento (coplas : Vino los días pasados / un mocito a la comedia / para mirar las muchachas / que estaban en la cazuela.

Miraba hacia todas partes / y en un tercero vió puesta / una mujer muy tapada / que no pudo conocerla.

A la Jota, Jotilla, Jotilla, / oíd mosqueteros, / oíd madamitas / que este cuente cuentecito / es cosa muy linda.

Él pensaba encontraría / allí una dama muy bella / y cuando volvió a mirarla / se encontró con una negra.

Cuidado, chulitos míos, / que lo propio no os suceda : / encontrar con un demonio / y gastar vuestras pesetas.

A la Jota, Jotilla, Jotilla, / aquí se ha acabado / mi tonadilla. / Perdonad mosqueteros / las faltas mías.

A la Jota, Jotilla, Jotilla, / que van seguidillas.

seguidillas : Una Maja remaja / — oigan el cuento — / a cierto chairo / le cantaba con Gracia / este caballo. / Calle, calle, la orquesta, / sin violines ni bajo :

Si al tirar el soldado, / yerra el apunte... (caballo)

Si no he acabado, / ¿ por qué tocan señoes / a mi caballo ?

Dícele el majo : / "Arrímate chuscaza / y habla más claro." (seguidilla)

Si a tirar el soldado / yerra el apunte / es porque su bolsillo / no le da lumbre. (caballo)

Apasionados / perdonad mi guitarra / si no ha gustado. (seguidilla)

Galerie sonore :

Pablo Esteve : "Ya sale mi guitarra" — Cecilia Lavilla Berganza (soprano), ensemble Elyma, direction Gabriel Garrido.

"Ya sale mi guitarra" (entable)
"Ya sale mi guitarra" (cuento)
"Ya sale mi guitarra" (seguidillas)

Teatro de La Cruz

4] Théâtres, troupes et artistes

Deux théâtres programmaient à Madrid les tonadillas escénicas, tous deux édifiés sur le modèle et les emplacements de corrales de comedias du XVIIème siècle : le Teatro de la Cruz et le Teatro del Príncipe, respectivement en 1743 et 1745. Ils furent ensuite agrandis en 1784, et l’on réhabilita en 1786 le Coliseo de los Caños del Peral qui n’entra que peu en concurrence avec eux parce qu’il était plutôt dédié à l’opéra, italien surtout. Deux troupes y alternaient pour les représentations, le tout étant étroitement régi par une administration qui contrôlait non seulement des aspects généraux comme le prix des places, la répartition des bénéfices et la comptabilité, mais aussi les inventaires des accessoires, décors, costumes, bijoux, etc. que devaient établir les directeurs des troupes pour chaque spectacle de la saison. Troupes et théâtres étaient placés sous l’autorité directe du Maire de Madrid, qui veillait à ce titre à la qualité des représentations et recrutait directement les meilleurs artistes dans toute l’Espagne — notamment en Andalousie et singulièrement à Cádiz (cf. première partie).

Ceux-ci devaient obligatoirement être membres de la Confrérie de leur métier, la Cofradía de Nuestra Señora de la Novena, créée en 1634. S’ils mouraient à Madrid, la Confrérie se chargeait des obsèques à l’église de San Sebastian, son siège. Celles et ceux qui étaient inscrits à son Mont-de-Piété avaient droit à une retraite ; les veuves et les orphelins recevaient des aides. Ainsi, la Confrérie commandita en 1787 plus d’une cinquantaine de messes pour le salut de l’âme de La Caramba.

Chaque année, on formait les deux troupes, de composition similaire parce que leur répertoire était identique, après la Carême dont la fin marquait le début de la saison théâtrale. Elles représentaient essentiellement des pièces de "grand" théâtre, des sainetes, des entremeses et, de plus en plus, des tonadillas. Leurs membres étaient tous acteurs, mais l’importance de la musique et de la danse impliquait pour les tonadillas des artistes polyvalents capables non seulement de jouer la comédie, mais aussi de chanter et de danser en s’accompagnant avec des castagnettes (toujours) et une guitare (souvent). Il fallait donc disposer de spécialistes du genre, qui ne faisaient pas forcément partie de la distribution des représentations purement théâtrales. L’effectif moyen comportait une trentaine de membres. Par exemple, en 1792-93, pour la troupe de Vicente Martínez : neuf actrices, dix-huit acteurs, deux répétiteurs-régisseurs, un guichetier, un employé chargé de l’entretien des costumes et un compositeur (Pablo del Moral). Les rôles masculins étaient plus nombreux pour le "grand" théâtre, ce qui explique le grand nombre d’acteurs. Par-contre, pour les tonadillas, les femmes étaient essentielles parce qu’elles jouaient non seulement les rôles féminins mais aussi des rôles masculins travestis écrits pour soprano — l’inverse existait aussi, mais beaucoup moins fréquemment. D’autre part, plus que leurs collègues masculins, les tonadilleras de renom remplissaient les salles à coup sûr. Pour les tonadilles a dúo, il n’était pas rare que le couple soit en fait incarné par deux femmes. C’est le cas par exemple pour "El Maestro de Baile" de Luis Misón (1761), les rôles du professeur et de l’élève requérant deux sopranos. Dans "Pastelero a tus pasteles" de Pablo Esteve (?), mari et épouse sont deux tonadilleras. Dès lors, on comprend pourquoi les affiches mentionnent toujours la ou les vedettes de la distribution mais omettent souvent le compositeur et le librettiste.

José Espejo / Miguel Garrido en traje de gitano

La complicité établie entre les stars de genre et leur public explique que nombre de livrets soient autoréférentiels, surtout pour les tonadillas a solo. Le protagoniste relate des épisodes de sa vie, réels ou inventés. On assiste souvent en direct à la vie quotidienne de la troupe, à ses rivalités ou aux contraintes du métier. La liste des tonadillas basées sur ces sujets serait interminable : "Garrido enfermo y su testamento", "Los celos de Garrido", "El desmayo de La Tordesillas", "Garrido de luto por La Caramba" — Pablo Esteve ; "El sentimiento de La Polonia", "La caza de La Polonia", "Aquí tenéis a La Silva", "La boda de Tadeo", "La rareza de Briñoli" — Blas de Laserna ; "El examen de Espejo" (?) — Luis Misón ; "La competencia de las dos hermanas" — Pablo del Moral. Cette dernière met en scène la rivalité et la réconciliation des sœurs Lorenza et Petrola Correa, tonadilleras malaguènes, qui jouent leur propre rôle :

Eá, Lorencita, dejémonos de fingimientos. Yo he salido aquí a cantar una tonadila. / Petrolita mía, ya sabes que soy clara. Yo he salido a cantar otra. / Pues sobre eso habra morena. / A mí poco se me da. / Lo veremos. / Lo veremos. (dialogue).

Eres envidiosa, pues, sola pretendes lucir por llevarte los apausos de este pueblo de Madrid. / Que mas nenes tú que yo dejaré de disputar. Pues que quiras o nos quieras, sola tengo que cantar. / Mira que te arrancaré la lengua si das en eso. / Los ojos te arrancaré y te saltaré los sesos. / Retírate hermana. / Digo que no quiero.

Qué furia, qué rabia, de colera tiemblo.

¿ Conque estás empeñada a cantar ? / Muchito. / Pues no lo conseguirás, porque yo no he de ceder. / Vaya, que ya me harás ese favor. / No lo esperes. / Pues mira, cantaremos a dúo y concluíremos la Tonada con las acostumbradas Seguidillas. / Siendo así, me convengo. / Chitito, señores, tengan atención. Verán con qué gracia cantamos las dos. (dialogues et coplas).

Porque la Tiranilla / que ahora cantemos / es de las más preciosas / que se han compuesto.

Y es cosa clara / que el corazón se alegra / con la Tirana.

Chitito, señores, tengan atención / y con Seguidillas esto se acabó. (seguidillas boleras).

Galerie sonore :

Pablo del Moral : "La competencia de las dos hermanas" (1787) (extraits) — Cecila Lavilla Berganza et Olga Pitarch (sopranos), ensemble Elyma, direction Gabriel Garrido.

"La competencia de las dos hermanas“ (extraits)

Pablo Esteve : "Garrido de luto para La Caramba" (1784) (extraits) — Eugenia Ramírez (soprano), Sergio Cepeda (ténor), New Spain Orchestra, direction Grover Wilkins.

Même si elle reste conforme à la structure tripartite, cette tonadilla témoigne de l’évolution du genre, notamment par la longueur de son entable en forme de déploration passablement italianisante.

"Garrido de luto para La Caramba" (entable)
"Garrido de luto para La Caramba" (seguidillas)

Teatro del Príncipe

Les compositeurs écrivaient souvent sur mesure pour leurs interprètes favoris, ce qui permettait aussi de gagner du temps en leur laissant le soin de développer en improvisant tel ou tel numéro, y compris musical ou chorégraphique, en fonction des réactions (et des interventions...) des spectateurs. Il convenait de changer le programme, et donc la tonadilla, chaque semaine. Les reprises étaient très rares, et devaient respecter un intervalle de dix ans — ce qui explique que les compositeurs pouvaient à l’occasion faire aussi office de librettistes (économie de temps et aussi d’argent) et ne se privaient pas de recourir à de discrets recyclages. De plus, les partitions et les livrets étaient copiés à la main. Travailler dans une telle urgence n’était possible qu’en s’appuyant sur des professionnels rompus à tous les trucs du métier et en utilisant des canevas et des personnages archétypiques, des codes et des conventions connus de tous.

Quand la tonadilla n’était pas autoréférentielle, elle se nourrissait de l’air du temps, ce qui revenait à mettre en scène le public lui-même et à s’assurer de sa participation plus ou moins active. Les personnages comme les intrigues sont donc tirés de l’actualité et de la vie quotidienne, de préférence sous formes de conflits caricaturant les ridicules du moment — entre maîtres et serviteurs, maris et femmes, jeunes et vieux, artisans ou commerçants et clients, etc. Les personnages, sauf dans le cas d’artistes jouant leurs propres rôles, n’ont donc pas de caractère propre. Ils représentent des types bien identifiés par les spectateurs qui savent à quoi s’attendre. L’une des intrigues récurrentes oppose, non sans sous-entendus politiques, les tenants des cultures et des usages "nationaux" à ceux des cultures "étrangères" (essentiellement française et italienne) et des "Lumières" — lire peuple contre aristocratie courtisane, ou encore majas et majos contre "petímetras" et "petímetres" (les "petits-maîtres", aussi dénommés "usías", celles et ceux que l’on vouvoie). Les seconds rôles (parfois les premiers) introduisent dans l’intrigue des types régionaux (andalous, galiciens, basques, catalans) et des protagonistes séculaires des théâtres espagnols, gitanos et "negritos" — évidemment incarnés par des acteurs grimés —, ce qui permet d’enrichir les tonadillas de musiques et de danses réputées exotiques.

Chinita, "cómico ridículo"

Là encore, le succès dépend de la virtuosité des artistes dans toutes les disciplines qu’ils doivent maîtriser et de leur habileté à imposer leur signature, c’est-à-dire à introduire quelques surprises et nouveautés dans des rôles dont ils doivent cependant respecter les codes. On comprend que les meilleurs aient été de véritables stars dont les gazettes relataient la vie privée et décrivaient les vêtements qui lançaient la dernière mode : María Antonia Fernández "la Caramba", María Ladvenant, María Pulpillo, Mariana Alcázar, Polonia Rochel, Josefa Pérez, María del Rosario Fernández "la Tirana", Josefa Figueras, Josefa Luna, Vicenta Ronquillo, Miguel Garrido, José Espejo, Diego Coronado, Tadeo Palomino, Gabriel Lopez "Chinita", Mariano Querol, Antonio Robles, Vicente Sánchez Camas, etc.

Comme toujours en pareil cas, ce sont surtout les femmes qui défraient la chronique : le scandale leur est quasiment une obligation professionnelle, à la scène comme à la ville. Ainsi, comme dans le théâtre de Molière, Beaumarchais ou Goldoni, certaines tonadillas tirent leurs effets comiques du désarroi des maris ou des amants confrontés à l’indépendance économique des femmes "El valenciano, la petímetra y la maja" — Blas de Laserna, 1775) ou à leur liberté sexuelle : la pezcadora ou la cazadora, qui pèchent ou chassent des amants, ne sont pas rares. Comme toujours aussi, à leurs risques et périls : suite à une liaison avec un aristocrate, María Teresa Palomino la Pichona" fut fouettée publiquement.

Polonia Rochel

Galerie sonore :

Pablo Esteve : "Los mormuradores" (1779) (extraits) — María Hinojosa (soprano), ensemble Forma Antiqua, direction Aarón Zapico.

Le livret est construit sur un ressort comique inusable, la calomnie. Les coplas forment un "air du catalogue" des médisants (los mormuradores) qui énumère la plupart des personnages archétypiques caractéristiques du genre : commerçants (boucher, boulanger) ; artisans (tailleur) ; comédiens ; serviteurs, servantes et maîtres ; avocats ; vieillards libidineux et vieilles entremetteuses ; jeunes filles et jeunes gens dévergondés ; negras y mulatas, etc. sans oublier quelques défauts physiques touchant évidemment des femmes (borgne, boiteuse, naine). La Caramba, qui créa cette tonadilla, ne s’oublie pas dans la liste, non sans faire l’éloge de son talent et de le prouver avec un fandango :

• [...] "Mormura la sosa de la resalada, / mormura la negra de la que es mulata, / mormura la nena de la jorobada, / y otros también dicen mal de La Caramba.

Pero eso yo lo tomo / con gran cachaza, / y allí va un fandanguito / de tumba y tamba.

¡ Jele !, voy a hacer bailar las arañas / con el sonsonete.

Digan de mi lo que quieran, / que a mí no me importa nada, / que por más que de mí digan, / siempre he de ser La Caramba." [...] — ce qui n’est pas sans rappeler "Mais j’serais pas Mistinguett si j’étais pas comme ça".

"Los mormuradores" (coplas)
"Los mormuradores" (seguidillas)

Marcos Téllez Villar — seguidillas boleras : atabalillos / campanelas / embotadas — Musée Municipal de Madrid

Marcos Téllez Villar — seguidillas boleras : paseos / pistolees / un pasar — Musée Municipal de Madrid

5] Les danses

Dès leur origine, les danses, qu’elles soient accompagnées de chants ou seulement instrumentales, sont l’un des attraits majeurs de tonadillas escénicas. Pour la scénographie, elles permettent de meubler les changements de costumes (on exécute alors toutes les répétitions nécessaires à leur durée) et servent de transitions entre les numéros — comme son nom l’indique, le "caballo" n’est pas une danse spécifique mais un lien entre deux scènes. Pour la dramaturgie, le caractère machinique de certaines danses à base de flux continus de doubles croches (par exemple la partie centrale des fandangos — cf. ci-dessous) peut accompagner accelerando/crescendo des scènes de disputes ou de rixes. Dans le final de "El chasco de la casada" (Juan Marcolini, ?), la succession canario – gavotte / bourrée - canario / gavotte / bourré – canario figure une dispute avec ses moments de tension et ses accalmies. Dans ce type de fonction, ce sont le rythme et le tempo des danses qui font sens, sans qu’il soit forcément besoin de les chorégraphier.

Surtout, les danses caractérisent les personnages selon des équivalences codifiées que le public identifie immédiatement. Les étrangers et l’aristocratie "éclairée" (les "afrancesados") sont couramment désignés par le menuet ou le passepied — cf. "El Francés y la Maja" de José Castel (?) incarnés par Soriano, spécialisé dans les rôles de français, et Polonia Rochel. Les "bailes nacionales" caractérisent deux types de personnages : soit des majas et majos qui s’encanaillent en imitant, non sans caricature, les usages populaires ; soit des gens du peuple. Dans ce dernier cas, des danses vernaculaires stylisées les situent géographiquement, d’autant plus naturellement que les artistes les plus célèbres sont originaires d’Andalousie surtout, mais aussi de Valence, de Galice, du Pays basque et de Catalogne et apportent leur culture chorégraphique. C’est ainsi que dans "Thomasa y Colás" (?) d’Antonio Rosales, deux artistes gaditans, Mariana Raboso et Vicente Sánchez "Camas" dansent ce qui nous nommerions aujourd’hui un tanguillo (bien que le livret indique une seguidilla).

José Camarón y Boronat : "Pareja bailando el bolero" — Musée Municipal de Madrid

Ce procédé est particulièrement prisé pour les portraits de personnages exotiques. Aux créoles, noirs, métis et autres gitans correspondent le cumbé, la guaracha, le canario, le jaleo, le jopeo ("Algo así como un abuelo de la bulería", selon Faustino Nuñez — cf. bibliographie), etc. et même, dès les années 1770, le tango (cf. "La anónima" — Tomás Abril, 1779, cité par Faustino Nuñez). L’engouement pour ce répertoire apparaît clairement dans certains titres de tonadillas : "Las aventuras del gitano" (Pablo Esteve, 1774, "La gitanera" (Antonio Rosales, ?), "La gitana pobrecita" (José Castel, ?), "Los gitanos y los payos" (Pablo Esteve, 1776), "Los negros" (Luis Misón, 1761), "La gitanilla, los negros y moros" (José Castel, 1776) — cette dernière association des trois termes correspond effectivement à des brassages ethniques et à des métissages musicaux attestés de longue date. L’imitation caricaturale des "nègres" fait aussi partie de us et coutumes des majos et majas : dans une scène de la tonadilla autoréférentielle "El desmayo de La Tordesillas" (Pablo Esteve, 1779), l’actrice est une maja et imite les negritos de Cádiz : "Cataliniquia aunque soi Neglo por tus ojillos me bamboleo [...]".

Danse et musique peuvent aussi être le sujet, non d’une scène comme dans l’exemple précédent, mais de la totalité d’une tonadilla. En général, nous assistons dans ce cas à une leçon de "bailes nacionales" donnée par un professeur à une élève (de préférence étrangère), propice évidemment à des manœuvres de séduction de part et/ou d’autre — cf. "El Maestro de Baile" de Luis Misón (1761). La danse étant l’objet même du spectacle théâtral, il peut arriver que des personnages se contentent de danser sans avoir à dire quelque texte que ce soit : la tonadilla a seis "Los Maestros" (Luis Misón, 1758) implique bien six personnages, mais deux n’interviennent que pour danser dans la scène de la leçon. Ce genre d’intrigue peut être compliquée par les jeux de déguisement qu’affectionnent les dramaturges du XVIIIe siècle. Dans "El majo y la italiana fingida" (Blas de Laserna, 1778), l’élève feint d’être une italienne pour mieux séduire son professeur et s’efforce donc de mal danser (accessoirement de mal parler et mal chanter en espagnol) avant de dévoiler son habileté dans l’épilogue. L’élève donnant aussi quelques leçons au maÎtre, le prétexte est bon pour juxtaposer tournures musicales "espagnoles" et "italiennes". Le cuento dissèque les pas de danse et les postures avec force répétitions entrecoupées de dialogues parlés. Sans doute les deux artistes improvisaient-ils sur ce canevas à chaque représentation.

Galerie sonore :

Blas de Laserna : "El majo y la italiana fingida" (extraits) — Helena Amado (soprano), Víctor Trueba (ténor), Camerata Villa de Madrid, direction Sofía Villanueva.

"El majo y la italiana fingida" (cuento - extrait)
De tonadas y comediantes
"El majo y la italiana fingida" (seguidillas - extrait)
De tonadas y comediantes

Au XVIIIe siècle, le terme fandango peut désigner toutes sortes de fêtes incluant des chants et des danses — il est alors synonyme de zambra. Alors que la diversité des seguidillas s’accommode de toutes sortes de chorégraphies, le fandango, en tant que musique à danser spécifique, est un solide repère dans l’action théâtrale parce que le public reconnaît facilement les caractéristiques de sa structure tripartite, qui le distinguent des autres variétés plus populaires de fandangos ("de candil" entre autres). A partir de l’exemple du fandango orchestral de Bernardo Acero (1800), Aurèlia Pèssarrodona et María José Ruiz Mayordomo distinguent trois séquences dotées d’enchaînements de pas et de déplacements caractéristiques en couple : 1) copla : position frontale et déplacements réduits au minimum ; 2) paseo : déplacements parallèles en sens contraire ; 3) pasada : déplacements croisés, les partenaires échangeant leurs positions initiales (cf. bibliographie). Musicalement, chaque séquence est reconnaissable à sa structure harmonique à ses rythmes codifiés. Il suffit donc de quelques mesures pour que les auditeurs les identifient, notamment le paseo (débit continu en double croches à 3/4 pour les parties supérieures et polyrythmie binaire/ternaire, la basse étant couramment à 6/8). Dès lors, il est possible d’introduire des bribes signifiantes de fandango, non dansées, dans l’ensemble d’une tonadilla, ce qui peut aussi lui donner une certaine unité par effet de leitmotiv. A la fin de l’évolution des tonadillas escénicas, pour les plus développées surtout, le même procédé de "danses en réduction" (chorégraphiées, dansées ou non) donna lieu à des scènes finales en forme de pots-pourris qui s’éloignaient de plus en plus des seguidillas canoniques et pouvaient ne plus avoir aucun rapport thématique avec l’action dramatique de l’entable et du cuento.

Claude Worms

Galerie sonore

Anonyme : Panaderos (?) — Camerata Villa de Madrid, direction Sofía Villanueva.

Panaderos (anonyme)
De tonadas y comediantes

Bernardo Acero : Fandango (1800) — Camerata Villa de Madrid, direction Sofía Villanueva.

Fandango (Bernardo Acero)
De tonadas y comediantes

Pablo del Moral : "Jaleo de gitanos. Tirana" (?) — Camerata Villa de Madrid, direction Sofía Villanueva.

"Jaleo de gitanos. Tirana" (Pablo del Moral)
De tonadas y comediantes

Bibliographie et sources internet :

Amorós, Anrrès. El mundo de la tonadillahttps://www.madrid.es/UnidadWeb/Contenidos/Publicaciones/TemaCulturaYOcio/SanIsidro/PaisajesSon/CATTONA.pdf

Barbier, Patrick. Naples en fête. Théâtre, musique et castrats au XVIIIème siècle. Paris, Grasset, 2012.

Labrador López de Azcona, Germán. Una mirada sobre la tonadilla : música, texto e intérpretes al servicio de un nuevo ideal escénicohttps://www.madrid.es/UnidadWeb/Contenidos/Publicaciones/TemaCulturaYOcio/SanIsidro/PaisajesSon/CATTONA.pdf

Nuñez, Faustino. Guía comentada de música y baile préflamencos (1750-1808). Barcelona, Ediciones Carena, 2008.

Nuñez, Faustino. El afinador de noticias. Sevilla, La Droguería Music, 2018.

Pèssarrodona, Aurèlia & Ruiz Mayordomo, María José. El fandango en la dramaturgia musical tonadillesca : el gesto en su contextohttp://www.centrodedocumentacionmusicaldeandalucia.es/ojs/index.php/mos/article/view/228

Ruiz Mayordomo, María José. El papel de la danza en la tonadilla escénicahttps://www.madrid.es/UnidadWeb/Contenidos/Publicaciones/TemaCulturaYOcio/SanIsidro/PaisajesSon/CATTONA.pdf

Romero Ferrer, Alberto. La tonadilla escénica. Ensayos de teatro musical españolhttps://www2.march.es/publicaciones/ensayos-tme/ensayo.aspx?p0=10

Sadie, Julie Anne (sous la direction de). Guide de la musique baroque. Paris, Fayard, 1995.

Varela de Vega, Juan Bautista. Origen y desarrollo hístorico de la tonadilla escénicahttps://funjdiaz.net/folklore/07ficha.php?ID=112&NUM=12


"Ya sale mi guitarra" (entable)
"Ya sale mi guitarra" (cuento)
"Ya sale mi guitarra" (seguidillas)
"La competencia de las dos hermanas“ (extraits)
"Garrido de luto para La Caramba" (entable)
"Garrido de luto para La Caramba" (seguidillas)
"Los mormuradores" (coplas)
"Los mormuradores" (seguidillas)
"El majo y la italiana fingida" (cuento - extrait)
"El majo y la italiana fingida" (seguidillas - extrait)
Panaderos (anonyme)
Fandango (Bernardo Acero)
"Jaleo de gitanos. Tirana" (Pablo del Moral)




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