Fonomusic CD 1161
L’Espagne est l’un des rares pays européens qui aient su résister à la suprématie de la musique populaire anglo-saxonne, grâce à la richesse et à la diversité de répertoires traditionnels restés vivants. L’Andalousie et le flamenco ont naturellement pris part à ce vaste mouvement de création de musiques "rock", "pop"… autochtones. Le phénomène n’est pas nouveau pour le flamenco, il lui est même consubstantiel, tant cette musique est par essence "métissée". Mais il prit une ampleur considérable à partir la fin des années 1960, avec la conversion du franquisme au libéralisme économique, et l’ouverture du pays aux échanges internationaux et au tourisme, qui provoqua fort heureusement quelques "dégâts collatéraux" culturels. Ce mouvement musical fut particulièrement créatif et virulent dans les années 1970, parce qu’il impliquait aussi à l’époque une résistance politique et sociale au régime. Il se diffusa, mais s’édulcora aussi, largement dans les années 1980, avec la "Movida", et finit par devenir un produit de marketing inoffensif et banalisé. Disparition de Ray Heredía, dissolution de Pata Negra, puis de Ketama… : comment ne pas y voir la version ibérique de la récupération / destruction systématique des vagues les plus dérangeantes du rock anglo-saxon, du rockabilly au punk ? Mais l’éventail stylistique de ces musiques périphériques au flamenco est immense : "rock andalou"
(Triana, Guadalquivir, Alameda…) ; "flamenco blues-rock" (Arrajatabla, Pata Negra…) ; "flamenco salsero" (Ketama, La Barbería del Sur…) ;"flamenco jazz"
(Pedro Itturalde,Jorge Pardo, Chano Domínguez…) ; "flamenco rap"
(Tomasito…) ; chanson plus ou moins flamenca (Kiko Veneno, Lole y Manuel, Ray Heredía, Diego Carrasco…). Cette nouvelle rubrique évoquera pour vous ces musiques "pas vraiment flamencas", autour de quelques disques fondateurs.
A l’inverse, beaucoup de musiciens venus d’autres horizons intègrent à leurs œuvres, de manière plus ou moins marquée, des emprunts au langage musical du flamenco. Nous vous en rendrons compte dans cette même rubrique
Quand la vague nord-américaine du "blues revival" déferla sur l’Europe, la comparaison s’imposa très rapidement en Andalousie : les chanteurs et guitaristes de flamenco, surtout s’ils étaient tombés dans l’oubli, n’étaient-ils pas les Mance Lipscomb, Son House, Furry Lewis… andalous. Au même moment, le duo Camarón/Paco de Lucía commençait à toucher un jeune public qui considérait jusqu’alors le flamenco comme une vieillerie folklorique, révélatrice de l’ "arriération"de l’Espagne. Ajoutez à cela la proximité de
Morón de la Frontera : une base américaine, mais aussi le siège d’une école de guitare flamenca très "roots", celle de Diego del Gastor, d’ailleurs révélée par un nord-américain, D.E. Pohren (rapidement suivi de beaucoup d’autres : David George, Chuck Kayser, David Serva, Evan Harrar…).Toutes les
conditions étaient réunies pour faire de la capitale andalouse, Séville, l’épicentre d’un "flamenco blues - rock" qui connut ses heures de gloire pendant les décennies 1970 et 1980.
"Sevilla blues" (1992), unique enregistrement du groupe "Arrajatabla", qui ne devait guère lui survivre, marque à la fois l’apogée et le déclin de ce mouvement musical. Il en réunit une bonne part des meilleurs musiciens, issus de formations antérieures, pour la plupart disparues :
_ Guitares et "assimilés" (guitare flamenca, guitare électrique, guitare 12 cordes, laúd) :
Raimundo Amador (ex Pata Negra, sur le point de mener une carrière solo qui le mènerait à enregistrer l’un des titres du disque, "Bolleré", en duo avec B.B. King) ;
Luís Cobo "Manglis" et Andrés Olaegui, ex Guadalquivir ; et Pepe Habichuela, invité pour l’un des plus beaux thèmes de l’album, "Soleá del Tío Raimundo", dédié à Miles Davis.
_ Piano et claviers : Diego Amador "Churri", qui avait participé à l’enregistrement de "Inspiración y locura" ( Pata negra), et allait devenir l’un des meilleurs pianistes flamencos contemporains.
_ Section rythmique : Jesús Arispont (basse), Tino di Geraldo et José Antonio Galicia (batterie et percussions), tous trois des habitués, déjà
"vétérans", des séances de studio andalouses et madrilènes.
_ Chant : Raimundo Amador ; José Soto "Sorderita", ex Guadalquivir, et en rupture de Ketama ; et surtout Juan Reina, cantaor de longue expérience, notamment pour l’accompagnement de la danse (il avait longtemps été l’un des piliers du cuadro du tablao madrilène "Corral de la Morería").
Le projet du groupe, qui devait s’avérer éphémère, reposait sur le duo
"Manglis/Raimundo Amador, qui avaient souvent joué ensemble, notamment dans le groupe Veneno, de Kiko Veneno ("Indiopole" 1977). Le programme de "Sevilla blues" est parfaitement résumé par le nom du groupe, qui signifie "Sans concessions" (traduction libre pour un terme sans équivalent exact
en français…), une intéressante allusion à la dégradation commerciale de l’environnement musical : un "flamenco blues - rock" sans concessions, dont les références revendiquées dans le texte du livret se nomment John Lee Hooker, B.B. King, Jimmy Hendrix, Jeff Beck, Celia Cruz, Ismael Rivera, Bob Marley, Miles Davis, Camarón, Lole y Manuel… Le résultat n’a pas pris une ride : huit titres (Blues, Boogie, Rock, Reggae, Soleá, et Bulerías) qui allient dans un équilibre miraculeux des entrelacs de guitares flamencas, électriques, et électro- acoustiques, la rugosité du chant solo et des chœurs aériens, et la polyrythmie foisonnante d’une section rythmique au swing ravageur.
Claude Worms
Galerie sonore
"Soleá del Tío Raimundo. Dedicado a Miles Davis" : Juan Reina (chant) / Pepe Habichuela et Raimundo Amador (guitares flamencas) / Manglis (guitare électrique 12 cordes) / Diego Amador et Manglis (claviers) / Raimundo Amador (basse) / Tino Di Geraldo (batterie) / José Antonio Galicia (percussions)
"Qué mira Juan" : Juan Reina (chant) / Raimundo Amador (guitare flamenca) / Manglis (guitare électrique 12 cordes) / Diego Amador (clavier) / Jesús Arispón (basse) / Tino Di Geraldo (batterie et percussions) / Juan Reina et Raimundo Amador (choeurs)
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