XXXVI Festival Arte Flamenco de Mont-de-Marsan (du 30 juin au 5 juillet 2025)

jeudi 3 juillet 2025 par Claude Worms

David Carpio : "Jerez : maneras de sentir" / Mari Peña & Antonio Moya : "Utrera en familia" / Luisa Palicio : "De Málaga a Sevilla" / Jesús Méndez : "Quiero cantArte" / José Valencia : "Estudio sobre los cantes de Lebrija" / Marina Heredia : "En concierto" / Israel Fernández : "Por amor al cante" / Manuela Carrasco : "Siempre Manuela" / Estévez & Paños y Compañía : "La confluencia" / Jesús Carmona : "Baile de bestias"

Sur la Scène du Village

Parfois par manque de temps entre deux événements, plus souvent par risque d’épuisement, nous avons manqué à notre grand regret quelques spectacles qui promettaient pourtant d’être passionnants, à commencer par les trois concerts programmés au Café Music —
Alba Carmona, DJ L. Hkléon & Curro Velázquez-Gaztelu et surtout Rosario "la Tremendita" (respectivement les 3, 5 et 4 juillet).

La Scène du Village offrait presque chaque jour aux festivaliers trois spectacles gratuits de grande qualité, deux cycles encadrant des propositions plus spécifiques. "Andalucía.Flamenco" (20h) présentait des tablaos autour d’une bailaora ou d’un bailaor (Lucía "la Bronce",Luisa Palicio et Fernando Jiménez), programmés par la Fondation Cristina Heeren et l’Instituto Andaluz del Flamenco. Comme son titre l’indique, Badajoz : flamenco sin frontera (23h30) revenait sur le flamenco extremeño, décidément (à juste titre) très à la mode, avec là aussi des têtes d’affiche différentes (Alejandro Vega, Daniel Castro, Edu Hidalgoet Zaira Prudencio). À 21h, se succédèrent le quatuor intégralement féminin de la bailaora Helena Cueto ("Fl4menca"), la Familia Gómez ("En casa de los Bolecos"), Mari Peña et Antonio Moya ("Utrera en familia") et María Canea ("Danzango", un hommage aux fandangos de Huelva).

Pour protéger autant que possible les spectateurs, les techniciens et les artistes de la canicule, les horaires de la programmation ont été retardés. Mesure salutaire, mais qui nous a placé devant quelques choix cornéliens : Niño Josele ou Alba Carmona ? Écouter le récital de José Valencia jusqu’à son terme ou arriver à temps pour celui de Rosario "la Tremendita" ? Avouons honteusement que nous avons ignoré les rendez-vous extremeños, trop tardifs (vamos por muy ancianos...) — sans trop de remords puisque nous avions assisté à un spectacle similaire lors de la précédente édition. Le "Baile de Bestias" de Jesús Carmona nous a tout juste permis d’arriver à la fin du spectacle d’Helena Cueto, à temps pour écouter les malagueñas et fandangos abandolaos chantés par Silvia Reina accompagnée par Carmen García et pour voir la soleá en quatuor (percussions et arrangement : Romina Vázquez) —très peu donc, mais suffisant pour nous faire regretter de ne pas avoir pu arriver plus tôt.

Luisa Palicio : "De Málaga a Sevilla"

Mont-de-Marsan — Scène du Village, 2 juillet

Danse : Luisa Palicio et Fernando Jiménez

Chant : Manuel Romero et Roberto Montaño

Guitare : Juan Anguita

Ayant déjà vu à Jerez en mars dernier le "Yerbagüena (Oscuro brillante)" de Eva Yerbabuena, nous avons opté sans hésitation pour le spectacle de Luisa Palicio, beaucoup plus rare en France. Bien nous en a pris, même si ce fut bien court (horaires obligent). La chorégraphie et la scénographie de la caña était simple mais efficace : cante ("A mí me pueden mandar...") dansé alternativement par la bailaora et Fernándo Jiménez au centre de la scène, tandis que la ou le partenaire commentait en braceos, immobile, en angle et en fond de scène ; fin du cante (à partir de la suspension mélodique sur l’accord du deuxième degré (F) avant le ayeo conclusif) en pas-de-deux ; escobilla accelerando en duo et questions / réponses conclue par des remates en zapateados synchrones / soleá apolá lentissime et sortie. Suivit une jolie composition soliste por malagueña de Juan Anguita, entre évocation du toque traditionnel (introduction et paraphrases des paseos en technique pouce / index alternés) et harmonisations plus audacieuses (trémolo et final abandolao). Fernándo Jiménez dansa les siguiriyas selon les canons du "baile de hombre", sans réelle originalité mais avec une technique et une puissance de pieds impeccables. La siguiriya de Tomás "el Nitri" de Manuel Romero, excellent tout au long du spectacle, nous a donné envie de l’écouter plus à loisir en récital.

Luisa Palicio a conclu évidemment par les alegrías que tout le monde attendait. Elle est actuellement l’une des Maestras incontestable de l’école sévillane, digne héritière de Matilde Coral, Pepa Montes, Milagros Mengíbar, Merche Esmeralda, etc., auxquelles elle n’a rien à envier. Braceos aériens, mains et poignets de ensueño, zapateados brefs et impérieux et mantón et bata de cola miraculeux. Leurs envols, tout à tour synchrones ou polyphoniques, donnent souvent l’impression d’un seul et même drapé, une sorte de double avec lequel elle danserait en duo, dont le temple (au sens tauromachique du terme) semble suspendre le temps, même au cours des arabesques a compás les plus véloces. Le tout sur une chorégraphie canonique : marquages des cantes entrecoupés de falsetas dansées / remates et desplantes / silencio / escobilla / final por bulería éruptif. Nul doute qu’un spectacle complet de Luisa Palicio réconcilierai les tenants de la tradition et les partisans de l’avant-garde.

Mari Peña & Antonio Moya : "Utrera en familia"

Mont-de-Marsan — Scène du Village, 3 juillet 2025

Chant : Mari Peña, Manuela del Moya et Jesús de la Frasquita

Guitare : Antonio Moya et Antonio Moya Hijo

On sait qu’Antonio Moya fit ses premières armes en compagnie de son maître, Pedro Bacán, lors des spectacles que ce dernier avait conçus avec le "clan des Pininis". Il s’agissait de recréer sur scène la spontanéité d’une réunion intime de cante et de baile. "Utrera en familia" reprend ce projet dans un format plus réduit, avec l’épouse d’Antonio Mari Peña (chant), ses deux enfants Manuela del Moya (chant) et Antonio Moya Hijo (guitare) et son beau-frère Jesús de La Frasquita (chant) — pas de danse donc, ce qui nous convient tout à fait. Présentant la tradition vivante d’un style singulier fortement ancré dans un territoire flamenco, ce concert était passionnant et fut pour nous le plus émouvant de cette édition du Festival Arte Flamenco. Comme à Lebrija (cf. le récital de José Valencia), le nombre des palos en usage y est fort réduit, mais les cantes infiniment diversifiés selon la personnalité de chaque interprète.

Comme à Lebrija aussi, la soleá est au cœur du répertoire local (cf. Fernanda de Utrera) : en mano a mano avec sa fille, Mari Peña commença donc par une belle anthologie de soleares (La Serneta, La Andonda, Joaquín "el de la Paula", etc.). Cette suite était délectable, non seulement par son contenu musical mais aussi par le contraste entre les deux styles vocaux, notamment l’attaque des notes clés : inférieure à l’intonation visée suivie d’un portamento ascendant pour Mari (cf. Inés Bacán), directement et précisément sur la cible pour Manuela. L’accelerando final amenait une transition instrumentale vers les romances por soleá, une leçon de cante par Jesús de la Frasquita. Comme pour nous, ce dernier aura sans doute été une révélation pour nombre de spectateurs. Il est vrai qu’on ne saurait appartenir à la lignée "de la Buena" sans être un expert ès cante, professionnel ou aficionado.

Manuela del Moya confirma son originalité (nouvelle génération... ?) par le choix de cantes peu fréquentés à Utrera : taranta, minera et levantica. Sa musicalité et son aisance vocale précoces lui promettent un bel avenir. Jesús de la Frasquita renoua ensuite avec le répertoire "de la tierra" par trois siguiriyas d’une intensité émotionnelle rare — pour conclure, une magnifique siguiriya de Diego "el Lebrijano" dans la version de Juan Talega.

Mari Peña est la meilleure spécialiste actuelle des tientos utreranos, notamment des variantes de Gaspar de Utrera, qu’elle conclut naturellement por tango — là encore des versions savoureusement autochtones de classiques de Pastora Pavón "Niña de los Peines" ("Triana, Triana...") et du Sacromonte ("Los gitanos son primores..."). Sa fille nous régala ensite de quelques cuplés por bulería, autre spécialité locale au moins depuis Bambino et... nous avons dû partir, pressé par le début du concert de Niño Josele, ce qui nous a sans doute privé de cantiñas del Pinini et d’une "ronda de bulerías" (au moins).

Quelques cantes étaient accompagnés par le duo père et fils. Antonio Moya Hijo se chargea seul des tientos — s’il persévère, lui aussi pourrait avoir un bel avenir. Antonio "Padre" est un accompagnateur hors-pair du cante traditionnel (pas seulement de celui d’Utrera), qu’il aime et connaît comme personne. Il officia seul pour les cantes de mina et les siguiriyas : la créativité de ses introductions et de ses falsetas démontre qu’il pourrait également, s’il le souhaitait, être un compositeur-soliste original.

Nous espérons revoir souvent ce beau spectacle en France où il trouvera aisément son public, comme avant lui son ancêtre, "Pedro Bacán et le clan des Pinini".

David Carpio : "Jerez : maneras de sentir"

Mont-de-Marsan — Scène du Village, 5 juillet 2025

Direction artistique et chant : David Carpio

Chant : Felipa del Moreno, Joaquín Marín “Quini” et Juan de la María

Guitare : Manuel Valencia

Palmas : Juan Diego Valencia et Tarote

Le XXXVIe Festival Arte Flamenco de Mont-de-Marsan s’est achevé en apothéose par un hommage à Jerez, à vrai dire déjà initié par le récital de Jesús Méndez qui le précédait — clôture du moins sur la Scène du Village, puisqu’un concert de flamenco électro lui succéda au Café Music. Sans doute pour répondre à ce que l’on suppose être les attentes du public dès qu’on prononce le nom de cette ville, il s’agissait surtout d’une fiesta flamenca. Nous n’avons bien sûr rien contre, mais nous ne pouvons nous empêcher de rappeler que Jerez est aussi la patrie d’Antonio Chacón, Luisa Requejo, José Cepero, El Gloria, etc. : à défaut de malagueñas, de cartageneras ou de granaínas des un(e)s, nous aurions au moins aimé écouter quelques fandangos des autres. Au moins David Carpio nous a-t-il offert des cantes de trilla a cappella et une superbe série de trois siguiriyas initiée par un rare cante d’Antonio Frijones heureusement sorti de l’oubli par un enregistrement de 1971 de Ramón Medrano ("Santolio le den...") et conclue par une cabal de Silverio Franconetti — entre les deux, un classique de Joaquín La Cherna cher à Tomás Pavón et El Chocolate ("Apregonao me tienes como un mal ladrón..."). C’est à Felipa del Moreno que fut confiée la troisième pièce sans danse, des alegrías et une cantiña del Pinini, dont elle s’acquitta avec les honneurs.

Le reste du programme était résolument festif, même la longue suite de soleares dont une bonne part était conçue pour le baile de Gema Moneo. Tous les artistes y participèrent avec professionnalisme, mais aussi avec un entrain et un plaisir communicatifs : bulerías ; tarantos et tangos ; tangos (belle performance de Miguel Ángel Heredia en danseur-chanteur-entertainer) ; longue fiesta por bulería finale. Soulignons l’excellence du toque de Manuel Valencia, qui a assumé seul la totalité de l’accompagnement (et du contrôle... parfois nécessaire) d’artistes volontiers enclins dans un tel contexte à l’improvisation débridée ; il a même trouvé quelques occasions de jouer de bien belles falsetas.

Plaisir communicatif, avons-nous écrit : les spectateurs sont partis ravis, et les exclamations ¡Viva Jerez ! résonnèrent longtemps sur la place Charles-de-Gaulle et dans les rues avoisinantes. De quoi faire le plein d’énergie jusqu’à l’année prochaine !

Claude Worms


Les riches heures de cante du Théâtre Le Molière :

Le Festival Arte Flamenco nous a offert un courageux et magnifique cadeau, quatre concerts de cante sans adjuvant bailaor programmés au Théâtre Le Molière.

Israel Fernández : "Por amor al cante"

Mont-de-Marsan — Théâtre Le Molière, 1er juillet 2025

Chant : Israel Fernández

Guitare : Antonio “el Relojero”

Israel Fernández a commencé cette semaine mémorable par un programme dont nous avions eu un avant-goût avec son dernier album, "Por amor al cante", enregistré live au cours d’une tournée dans le cadre intime des peñas. Son principal intérêt réside dans sa collaboration avec Antonio "el Relojero", un vétéran qui serait resté l’un des innombrables guitaristes anonymes semi-professionnels qui assurent inlassablement la pérennité de traditions locales dont sont imprégnés tous les jeunes artistes, aussi "rupturistas" prétendent-ils être — en l’occurrence en strict duo chant / guitare, sans percussions ni même palmeros. En sus du chant, Antonio "el Relojero" nous a donc administré une leçon de toque historique dont nous lui sommes reconnaissant. Par les temps qui courent, une mode chassant l’autre, un peu de mémoire ne saurait nuire. Gageons que nombre d’auditeurs auront ainsi pu découvrir un répertoire qu’ils ignoraient : essentiellement por Ramón Montoya pour les palos "ibres" et por Niño Ricardo pour les palos "a compás", non sans quelques détours par le toque standard des années 1920-1930, façon Manolo de Badajoz ou Antonio Moreno ("a cuerda pelá" ou en alzapúa à l’ancienne, pouce / index alternés) — et même un retour à la décennie précédente avec, en introduction aux bulerías, une falseta de Luis Molina enregistrée en 1915 avec Pastora Pavón "Niña de los Peines" ("Como tendrá el corazón"). Pour l’accompagnement, un jeu "corrido" d’époque laissant peu de place au silence pour les palos "a compás". Le seul solo du concert nous a permis d’apprécier une densité ("peso") des attaques en picado que l’on n’entend plus guère aujourd’hui : une version de la chanson "Ojos verdes" (Manuel Quiroga pour la musique) dans l’esprit de celle qu’avait enregistrée Melchor de Marchena pour le label Fontana en 1971.

Pour le chant d’ Israel Fernández, nous restons toujours partagé entre admiration et irritation. Comme tous les collègues de sa génération, il possède incontestablement une connaissance encyclopédique du répertoire, et sans doute une véritable passion pour son histoire. Mais, par-delà un timbre immédiatement identifiable et une solide technique vocale, il nous semble toujours peiner à trouver un style personnel. Après avoir à ses débuts reproduit les tournures de Camarón, puis étudié les cantes de Pastora Pavón, il semble actuellement s’inspirer de Niño Marchena. Tous sont des modèles parfaitement recommandables, mais leur imitation récurrente tourne fréquemment au procédé plus ou moins artificiel, rapidement prévisible et surtout pas toujours adaptés aux cantes du programme — heureusement plus fourni en concert que pour le disque éponyme. Dans le cas de Niño de Marchena, il s’agit bien sûr des passages de registre (voix de tête) et de la fameuse "rapidez de voz", c’est-à-dire de la virtuosité de l’ornementation mélismatique et du débit syllabique accéléré (parfois franchement précipité). Israel Fernández maîtrise parfaitement ces techniques qui font merveille pour les guajiras, l’un des meilleurs moments de son récital, ou, dans une moindre mesure, pour les tarantas, les granaínas et les fandangos. Par-contre, ils tronçonnent arbitrairement les modèles mélodiques des soleares, tientos et siguiriyas dont on peine dès lors à percevoir la cohérence à grande échelle. Surtout, ils en prennent les tercios à rebrousse-poil. Au lieu d’une entame percutante suivie d’un développement crescendo et d’une longue désinence amenant la note pivot, Israel Fernández commence systématiquement par une approche statique très ornementée, poursuit par un insert alla Niño Marchena pas toujours en situation et conclut par une brève ébauche de chute sur la note pivot, de sorte que le tercio tourne court — il ne nous échappe pas que ce peut être une manière habile de contourner telle ou telle difficulté, mais la dynamique globale des modèles mélodiques y perd une bonne part de son impact musical et émotionnel. Peut-être est-ce là un manque de confiance en soi qu’il surmontera avec la maturité, et qu’il sera dans quelques années le grand cantaor qu’il possède tous les moyens de devenir.

Programme : soleares (Joaquín "el de La Paula", La Serneta, soleá por bulería, soleá apolá) / tarantas (José Cepero) et levantica (Cojo de Málaga) / tientos et tangos (extremeños versions Camarón et Pastora Pavón) / media granaína (Jacinto Almaden) et granaína (Manuel Vallejo) / guajiras / siguiriyas (Manuel Torres, Loco Mateo et cabal de Silverio Franconetti) / bulerías, dont un étonnant cuplé mezza voce en voix de baryton (Israel Fernández possède donc deux registres ; dommage qu’il ne se serve pas plus souvent du deuxième...) / fandangos (deux por arriba suivis de deux por medio — El Carbonerillo).

Marina Heredia : "En concierto"

Mont-de-Marsan — Théâtre Le Molière, 2 juillet 2025

Chant : Marina Heredia

Guitare : José Quevedo "Bolita"

Percussions : Paquito González

Chœurs et palmas : Fita Heredia et Anabel Rivera

Le parcours artistique de Marina Heredia est à peu près à l’opposé de celui d’Israel Fernández. Elle a d’abord hérité la tradition cantaora du Sacromonte directement de son père, Jaime "el Parrón" et, par-delà, de ses ascendants parmi lesquels on trouve des membres de toutes les grandes dynasties d’artistes gitans de Grenade — Heredia, Maya et Amaya. Logiquement pour une cantaora granaína de la génération postérieure à Enrique Morente, elle a ensuite étendu son répertoire à la totalité des palos (cantes traditionnels comme de création récente) et mené parallèlement une carrière de mezzo-soprano lyrique tant dans le répertoire espagnol (notamment "El amor brujo" de Manuel de Falla) que contemporain ("De amore" de Mauricio Sotelo). En somme, Marina Heredia est une grande tiple flamenca du XXIe siècle. Son récital (presque deux heures !) constituait une véritable anthologie du cante flamenco, sans la moindre faille, sans un seul tercio qui ne frise la perfection : longueur de souffle et ambitus d’une ampleur prodigieuse ; intonation impeccable ; créativité des phrasés ; finesse du rubato et des nuances dynamiques ; portamentos, messa di voce et ornementations sobres qui magnifient les modèles mélodiques sans jamais les dénaturer. Ajoutons que dans son cas, comme souvent la perfection formelle et technique ne nuit en rien à l’émotion : "Marina transmite", diraient les aficionados.

Il serait donc vain, voire incongru, d’analyser plus avant chaque pièce du récital. Nous nous contenterons de souligner la qualité de ses partenaires, et surtout du duo guitare / percussions dont nous avons pu admirer la complémentarité et l’originalité au cours d’un intermède instrumental por bulería. Le style très personnel de José Quevedo "Bolita" repose sur une esthétique de la rupture et de la prise de risque rythmique et surtout harmonique, laissant sans doute une part inhabituelle à l’improvisation — risques tels qu’il lui arrive parfois de s’égarer un bref instant, d’habiles glissements chromatiques lui permettant dans ce cas de renouer le fil du discours. Voir jouer Paquito González est un spectacle à part entière : ses épaules et ses bras auront dansé tout au long du concert, même quand il ne jouait pas, si bien que la moindre de ses frappes ou de ses frottements, qu’il affectionne discrets et économes, arrivait toujours à point nommé pour anticiper et/ou mettre en valeur les intentions de la cantaora et du guitariste.

En bref, un récital que nous n’hésitons pas à qualifier d’historique, comme les deux suivants de José Valencia et de Jesús Méndez.

Programme : pregón de Macandé, martinetes et tonás / cantiñas et alegrías, avec labyrinthe de modulations en cascade telles que les affectionnaient Enrique Morente / tientos (Antonio Chacón versions Enrique Morente) et remate por tango / siguiriyas (Paco La Luz, cabal de Silverio Franconetti, Juanichi "el Manijero") / malagueñas (El Mellizo, La Trini) et deux fandangos del Albaicín (d’autant plus intéressants qu’ils étaient substantiellement différents des modèles mélodiques usuels de Frasquito Yerbabuena et Paco "el del Gas") / bulerías por soleá / farruca originale, composition de José Quevedo "Bolita" en hommage au bailaor Manolete) / levantica (Cojo de Málaga) et tarantas ("de la Gabriela", Manuel Escacena) / bulerías (un hommage bienvenu aux compositions de José Manuel Ruiz Rosa "el Chino de Málaga") / canción por bulería dédiée à José Valencia, présent dans la salle (composition originale de José Quevedo "Bolita" sur des vers de Federico García Lorca) / tangos (du Sacromonte et extremeños).

José Valencia : "Estudio sobre los cantes de Lebrija"

Mont-de-Marsan — Théâtre Le Molière, 4 juillet 2025

Chant : José Valencia et Anabel Valencia (artiste invitée)

Guitare : Juan Requena

Palmas et nudillos : Manuel Valencia, Juan Diego Valencia et Alonso Carrasco

Concert magistral dans tous les sens du terme, puisqu’il s’agissait pour José Valencia de présenter une "étude sur les chants de Lebrija". Ajoutons "et d’Utrera" tant ces deux territoires flamencos sont indissociables, comme en témoignait une suite de siguiriyas selon Bastián Bacán. Ayant participé très jeune aux spectacles de Pedro Bacán autour du clan des Pininis (il était alors Joselito de Lebrija), formé par Pedro Peña, Manuel de Paula et Juan Peña "el Lebrijano", José Valencia est en la matière un expert incontestable et un musicologue rigoureux ; surtout un grand cantaor capable d’évoquer avec respect le sello propio de chacun(e) de ses modèles tout en n’abdiquant rien de son style caractéristique. C’est là aussi une manière de rendre hommage au cante de Lebrija : le répertoire autochtone est limité à quelques palos dont le récital nous a offert le catalogue exhaustif (cf. ci-dessous), mais la richesse de leurs variantes personnelles est inépuisable. Nous en avons eu un aperçu dès la première pièce du programme : après une introduction por debla dont le texte affirmait à juste titre que Lebrija est la terre des soleares, José Valencia chanta a cappella, avec accompagnement de nudillos, un nombre impressionnant de cantes sans pour autant épuiser le sujet — Juaniqui et El Lebrijano évidemment, mais aussi Joaquín "el de la Paula", La Serneta, La Andonda, etc. dans leurs versions locales. Il fallait bien un récital de presque deux heures pour rendre compte, même incomplètement d’un tel foisonnement. Comme pour celui de Marina Heredia et, comme pour elle aussi, nous ne pouvons que louer sans réserve la qualité musicale et le poids émotionnel des interprétations de José Valencia — avec tout de même deux sommets, les siguiriyas et les cantes de galeras créés par Juan Peña "el Lebrijano" sur un texte déchirant de Félix Grande (album "Persecución", 1976).

Pour l’accompagnement de ces galeras, Juan Requena reprit le leitmotiv de guitare de la version originale (Enrique de Melchor et Pedro Peña). Un exemple parmi d’autres de sa capacité à évoquer le contexte historico-musical du programme. Outre quelques autres citations adéquates, ce fut surtout une affaire de phrasé. Le guitariste a parfaitement intériorisé le swing particulier de Lebrija (jeu au fond du temps, diraient les jazzmen), ce qui lui permet de risquer des harmonisations audacieuses sans édulcorer le legs des "anciens". Quelques touches d’humour ne trahissaient pas non plus les cantiñas del Pinini, les romances por bulería et les bulerías locales : à plusieurs reprises, le guitariste laissa en suspens une falseta qui semblait tourner court mais dont il reprenait le fil après un long silence (suspens...) sur un compás, voire plusieurs. De tels tours de passe-passe n’auraient pas été possibles sans les trames polyrythmiques aussi délicates que savantes des palmas et, surtout, des nudillos de Manuel Valencia, Juan Diego Valencia et Alonso Carrasco. Anabel Valencia complétait le portrait de famille. Nous avons été plus convaincu par ses romances por bulería et bulerías que par ses tangos, avec entre autres le modèle mélodique attribué à Antonia Pozo, sur deux letras emblématiques, "Hijo Pepe de mi alma..." et "Si quieres saber mi nombre..." — José Valencia compléta un peu plus tard cette anthologie avec la troisième, "La Tana y la Juana...".

Après le concert, nous avons entendu plusieurs fois ce commentaire : "Je ne connaissais pas beaucoup de ces cantes, mais qu’ils sont beaux !". Mission brillamment accomplie, donc.

Programme : debla et soleares / tientos et tangos corridos / galeras / tangos / cantiñas del Pinini et romeras / siguiriyas / bulerías al golpe, romances por bulería et bulerías (Anabel puis José Valencia)

NB : nous n’indiquons pas les créateurs supposés puisqu’il s’agit ici de versions personnelles de cantaores de Lebrija et Utrera, surtout El Lebrijano, mais aussi Manuel de Paula, Gaspar de Utrera (tientos), Bastián Bacán (siguiriyas), etc.

Jesús Méndez : "Quiero cantArte"

Mont-de-Marsan — Théâtre Le Molière, 5 juillet 2025

Chant : Jesús Méndez

Guitare : Pepe del Morao

Percussions : Ane Carrasco

Palmas : Diego Montoya et Manuel Cantarote

Nous avions déjà écouté un programme similaire en février dernier au festival de Jerez, mais s’agissant d’un tel concert, une récidive ne se refuse pas. La première partie du récital est consacrée à quelques-uns des palos favoris des dynasties d’artistes gitans du quartier de La Plazuela de Jerez : Carpio, Agujetas, Chalaos, Rubichi et Méndez, Jesús Méndez comptant dans son arbre généalogique El Rubio, El Pili et La Paquera de Jerez, sa tante. Le ton était donné dès la première pièce, un montage d’alegrías classiques et de deux cantiñas extraites de "Pueblos de la tierra mía" et de "Mar amargo" de Camarón (respectivement "Las olas rompen la mar..." et "Oliendo esos pinos verdes..."). L’étendue de la tessiture, la longueur de souffle, le soutien vocal, la précision d’intonation et de phrasé, etc. nécessaires à la réalisation d’une telle série se passent de commentaires. Sans jamais avoir à forcer dans les aigus, Jesús Méndez y ajoute une puissance vocale impérieuse, quasiment sans ornementation mélismatique : gestes musicaux tranchants qui vont droit au but d’une limpidité mélodique étincelante. Les deux malagueñas d’El Mellizo relevaient de la même conception. Bien qu’admirateur de la manière des spécialistes gaditans, tels Rancapino ou Chano Lobato (contrastes dynamiques extrêmes et profusion ornementale), nous ne pouvons qu’admettre que les versions tout en puissance de Jesús Méndez, qui nous ont rappelé celles de El Sernita, sont également convaincantes.

Les soleares puisaient abondamment dans le répertoire de La Serneta, non sans deux superbes versions d’une redoutable composition attribuée à La Andonda et immortalisée par El Lebrijano ("Decirme a mí que te olvide...") et, pour la coda, du cante de cierre de Paquirri. Le cantaor peut aussi faire preuve si nécessaire, pour un modèle mélodique de La Serneta et un autre de Antonio Frijones, de la sobriété mezza voce d’un Juan Mojama (respectivement : "La mañana temprano..." et "No pegarle a mi padre..."). Pepe del Morao nous gratifia au passage d’une falseta en octaves millésimée de Manuel Morao, et d’un accompagnement d’une pertinence exemplaire, qu’il renouvela d’ailleurs durant tout le concert et en particulier pour les siguiriyas qui suivirent. Ne manquaient ni la falseta "de las campanas" de Javier Molina dans la version de Moraíto, ni les remates torrentiels en alzapúa "à l’ancienne" qui sont la marque de fabrique du toque por siguiriya de la dynastie des Morao. Rien que de très attendu, mais pourquoi chercher l’originalité à tout prix quand le toque "de la casa" est à ce point approprié et parfaitement exécuté ? Pour le chant : Antonio Cagancho / Manuel Torres - Diego "el Marrurro" (avec les deux ayeos intercalaires insérés en continuité dans les tercios de manière particulièrement dynamique) / cambio de Manuel Molina renversant.

Deux chansons échappaient à ce répertoire "jondo" : d’abord l’un des nombreux tubes dispensables destinés aux juke-boxes composés par Paco Cepero pour des cantaores en quête de cross over, en l’occurrence un tango-rumba dans la veine de Manzanita, "Dame tu querer" (enregistré en 1977 par Chiquetete et l’année suivante, consécration suprême, par Manolo Escobar) ; puis, sur un entrelacs d’arpèges de guitare et un tempo plus modéré que celui de la version originale qui mettaient bien en valeur de dramatisme crescendo de l’interprétation, la canción por bulería "Tres veces loco" de Bambino (1975).

L’heure était enfin venue des bulerías jerezanas, avec quelques invités de marque dont El Torta ("Cuando sale la luna yo voy a verte..."), Tomás "el Nitri" ("Me duele el alma de tanto llorar…" — siguiriya por bulería) et El Gloria pour un cante de cambio. Quelle démonstration du duo Pepe del Morao / Ane Carrasco dont les échanges de sourires complices et réjouis montraient qu’ils passaient une très bonne soirée, comme l’excellent duo des palmeros (Diego Montoya et Manuel Cantarote) !

Salués par une ovation debout du public bien méritée, les musiciens prirent congé avec les quelques "pataítas" de rigueur, et, surtout, un fandango por bulería façon Paquera ("valiente", hors micro, comme il se doit). "Le, le, le... ¡ olé é, anda a a a y olé e e e e !", comme aurait dit, ou plutôt chanté, La Paquera. C’est évidemment par ce fameux temple que Jesús Mendéz avait commencé les bulerías — famille oblige...

Programme : alegrías et cantiñas (Camarón de La Isla) / malagueñas (Enrique "el Mellizo" / soleares (La Serneta, Antonio Frijones, La Andonda, Paquirri) / siguiriyas (Antonio Cagancho, Manuel Torres - El Marruro, Manuel Molina) / "Dame tu querer" (tango-rumba, Paco Cepero) / "Tres veces loco" (canción por bulería, Bambino) / bulerías.

Claude Worms


Manuela Carrasco "Siempre Manuela"

Mont-de-Marsan — Le Pôle, 4 juillet 2025

Danse : Manuela Carrasco et Luis Peña

Guitare : Pedro Sierra

Chant : La Tobala (artiste invitée), Enrique "el Extremeño" et Manuel Tañe

Violon : Samuel Cortés

Percussions : José Carrasco

Palmas : Manuel Cantarote

"Siempre Manuela". Le titre de la tournée d’adieu de Manuela Carrasco, entamée il y a plus de deux ans mais qui n’était encore jamais passée par la France, peut s’entendre à la fois par "Manuela fidèle à elle-même" et "Manuela pour toujours". Nul besoin d’ajouter un patronyme, tant le prénom suffit à tout amateur de danse flamenca pour identifier immédiatement la Carrasco. En plus d’un demi-siècle de carrière, elle est passée du statut de "fenómeno" (inévitables jaleos des spectateurs dès qu’elle apparaissait sur la scène d’un festival andalou des années 1970) à celui de "Diosa", avec une majuscule — on sait le penchant des aficionados pour l’hyperbole.

La "Diosa", donc, est l’une des dernières grandes artistes encore en activité dont l’apprentissage remonte aux pires années du franquisme ; quand danser était certes un art et une vocation, mais aussi (surtout ?) l’un des rares moyens d’échapper à la pauvreté. Avant de monter ses propres spectacles, avant ses tournées mondiales, Manuela Carrasco a été pendant plus de vingt ans à la dure école des tablaos (Torremolinos, Séville et Madrid essentiellement) puis des festivals. Il lui en est resté la conviction que convaincre (vaincre ?) le public est un combat dont l’issue se joue dès les premières secondes de l’entrée en scène. Il y faut un travail acharné et un engagement scénique qui confine à la rage. Les festivals étaient de ce point de vue particulièrement redoutables. Commençant vers minuit, s’achevant à l’aube, ils étaient le domaine privilégié des cantaore(a)s qui y défilaient en grand nombre dans un ordre immuable : d’abord celles et ceux des peñas locales, puis les stars (nous nous souvenons de Carmen Linares, exténuée, contrainte de chanter à la feria de Málaga vers six heures du matin...). Dans ce contexte, le baile était un simple intermède, souvent le signal pour les spectateurs que l’heure était venue de se ruer vers le bar et d’y faire grand bruit. Ajoutons une sonorisation approximative signée Larsen et un plancher monté avec les moyens du bord, plus ou moins instable : les heureux élus par les programmateurs y gagnaient au moins une puissance de frappe enviable et une grande capacité à ne pas trébucher ni glisser quelle que soit la nature du terrain. On comprend dès lors l’indifférence totale de Manuela Carrasco pour les décors, en l’occurrence une table et des chaises en plastique façon cantine scolaire en lieu et place des chaises paillées à l’andalouse qui étaient pourtant disponibles. Une anecdote montre à quel point ces réflexes des années 1970 sont restés ancrés en elle. Au cours du spectacle, alors qu’elle jouait en actrice consommée un climax de "pur duende", elle avisa une boule de papier des plus inoffensive qui traînait sur le plancher et s’en débarrassa d’un "punta / tacón" bien senti — Enrique "el Extremeño" acheva le travail pour deux autres obstacles de même nature par une diagonale footballistique de grand style jusqu’aux coulisses...

Si Manuela Carrasco fut très jeune reconnue comme une Maestra, qui influença effectivement la plupart des bailaoras des générations postérieures, c’est sans doute parce qu’elle opéra la première, du moins de manière aussi constante, une synthèse de deux écoles de baile très différentes, voire inconciliables selon les spécialistes de l’époque. Il est d’ailleurs probable qu’elle l’élabora d’abord plus ou moins inconsciemment à partir de ce qu’elle avait appris dès ses premières années, avant de la convertir en un style personnel qui allait faire date. Elle hérita d’abord de ses parents l’école sévillane trianera en version "gitane", art du mantón et de l’ "estampa" sans bata de cola. Puis, sa famille s’étant installée à Málaga pour y chercher du travail, elle fut engagée encore préadolescente par Mariquilla au tablao El Jaleo qu’elle dirigeait à Torremolinos, ce qui lui permit d’observer et d’apprendre les techniques virtuoses de zapateado de cette disciple de Carmen Amaya. C’est sur une synthèse de ces deux écoles qu’elle a construit depuis les chorégraphies des quelques palos qui constituent le cœur immuable de son répertoire : tarantos et tangos, siguiriyas, alegrías, bulerías et surtout ses légendaires soleares, auxquels s’ajoute (Carmen Amaya oblige) la farruca en vêtement masculin qu’elle a créée lors de la Biennale de Séville de 1996.

Manuela Carrasco n’ayant rien changé à son style ni à son répertoire depuis des décennies (pourquoi d’ailleurs l’aurait-elle fait ?), ses spectacles sont hautement prévisibles, aux titres près. Leurs programmes sont structurés à l’ancienne, en succession discontinue de pièces sur tel ou tel palo. Mais nous marchons à chaque fois, sans pouvoir distinguer dans notre plaisir et notre émotion la part qui revient à son génie et à son impact scénique de celle qui résulte des souvenirs de nos vies flamencas antérieures qu’elle nous fait revivre instantanément — il faudrait demander à Proust. L’âge venant, la durée (mais pas la puissance ni la précision rythmique) de ses escobillas torrentielles a diminué — étant peu adepte des performances sportives, du moins en matière de baile, nous ne nous en plaindrons pas. Elles laissent ainsi plus de place aux "estampas", que nous hésitons à qualifier de desplantes puisque qu’elle les distille abondamment non seulement pour signer des remates, mais aussi en introductions et en ponctuations de ses marquages. Ce fut le cas dès les deux tarantos de Manuel Torres initiaux, suivis comme il se doit d’une levantica por taranto et d’un final por tango, en l’occurrence extremeño : "estampas" sur un profil puis l’autre, puis de face et de dos, toujours avec le châle, les bras levés au ciel prolongeant impérieusement sa silhouette ; premier marquage des bras, des mains et du visage, corps immobile ; "estampas" ; deuxième marquage fondamentalement identique au premier, mais avec inserts de courts zapateados ; brève escobilla, etc. La même structure sera reprise pour les jaleos et bulerías, en duo avec Luis Peña et, plus longuement, pour les soleares qui clôturaient évidemment le spectacle.

La Diosa laissa donc de larges espaces à ses partenaires, si bien que "Siempre Manuela" est autant un concert qu’un spectacle chorégraphique — nous ne nous en plaindrons pas non plus. En matière musicale, le sommet de la soirée fut pour nous les magnifiques alegrías et cantiñas de La Tobala, tant pour le chant et la finesse des rallentandos / accelerandos que pour l’harmonisation et les falsetas de Pedro Sierra : introduction à la romera de Carmen Linares ("De Caí a Sevilla cuantos limoncitos..." et "Cuidaíto con ella...") / alegría classique / extraits des mirabrás, dont le "pregón de frutas" / cantiña originale modulant au mode flamenco por medio, relatif de la tonalité de La majeur / cantiña de Córdoba, avec sa deuxième section modulant à la tonalité mineure homonyme (La mineur). Pedro Sierra fut d’ailleurs remarquable de bout en bout d’un spectacle dont la musique repose pour une bonne part sur sa sûreté technique évidemment, mais surtout sur sa musicalité et son tact : il passe avec une égale maîtrise d’une composition personnelle bien contemporaine (duo por farruca avec Samuel Cortés) au toque traditionnel quand le contexte l’impose.

Partenaire attitré de longue date de Manuela Carrasco,Enrique "el Extremeño" est l’un des maîtres actuels du cante pa’trás, une discipline certes différente de celle du cante pa’lante mais tout aussi exigeante. Il le démontra pour les tarantos et plus encore les soleares, qui évoquaient par instant le style de Juan Peña "el Lebrijano". Il est aussi un musicien intelligent : en duo avec Pedro Sierra (et avec l’aide de...), il a réussi à domestiquer pour ses moyens vocaux, qui ne sont pas des plus adéquats pour ces cantes, une suite malagueña-granaína / malagueña del Mellizo / rondeña / verdial. Dans le même rôle, la puissance et le dynamisme vocal de Manuel Tañe sont toujours redoutablement efficaces. Ses jaleos et bulerías en mano a mano avec La Tobala ont solidement préludé au plus long tableau du spectacle, développé d’abord par la danse et le chant de Luis Peña (façon "festeros" : Anzonini, El Marsellés, Miguel Funi, etc.) puis par son pas-de-deux avec Manuela Carrasco.

"Siempre Manuela", vous aurez été prévenu(e)...

Claude Worms


Estévez / Paños & Compañía : "La confluencia"

Mont-de-Marsan — Le Pôle, 3 juillet 2025

Direction artistique et chorégraphie : Rafael Estévez et Valeriano Paños

Danse : Rafael Estévez, Valeriano Paños, Alberto Sellés, Jorge Morera et Jesús Perona

Chant : Al-Blanco

Guitare : Claudio Villanueva

Percussions : Lito Mánez

Musique : Claudio Villanueva

Arrangements (musique populaire, flamenco et folklore : Rafael Jiménez “Falo”, Iván Mellén et Rafael Estévez

Scénario et répertoire musical : Rafael Estévez

Répertoire des cantes et choix des textes : Rafael Estévez et Rafael Jiménez “Falo"

Attention, chef d’œuvre, chorégraphique et musical ! « La confluencia  » donne à voir et à entendre la généalogie pluri-centenaire du flamenco tel que nous le connaissons aujourd’hui : depuis la fin de la Renaissance (au moins...), en passant par la période baroque, les fameuses "idas y vueltas", non seulement entre les rives de l’Atlantique (Afrique et Europe / Amérique), mais aussi entre musiciens "savants" et "populaires", échangeant et réinventant rythmes, airs à danser et chorégraphies. C’est dire qu’il y est aussi question de l’histoire de l’Andalousie, de celle des gitans et de celle de l’esclavage (plusieurs tableaux et des textes dits par Rafael Estévez y font allusion), contées par des artistes du XXIe siècle, heureusement sans velléité de reconstitution historique. C’est dire aussi que le scénario est fondamentalement musical.

Pour caractériser ce long et fertile processus, qui n’est pas près de s’achever, le terme "confluence(s)" nous semble particulièrement adéquat parce qu’il suggère, quelle que soit la phase chronologique que l’on examine, qu’il est impossible d’isoler dans son état transitoire l’une ou l’autre de ses composantes antérieures. Nous l’adopterons donc dorénavant, de préférence à "métissage" (ou pire, "fusion").

La musique est ici primordiale en ce qu’elle est la véritable narratrice du spectacle. Nous commencerons donc par la décrire, non sans souligner qu’elle est en tout point magnifique — les dithyrambes abonderont dans ce compte rendu, nous n’avons pas le choix. Conçue comme une longue suite sans interruptions (sauf applaudissements bien mérités) d’un peu moins d’ heure et demie, elle repose pour sa composition comme pour son interprétation sur trois musiciens exceptionnels. Les confluences étant essentiellement rythmiques, c’est Lito Mánez (percussions) qui assume l’exténuante tâche de porter le récit de bout en bout : régularité métronomique des tempi, parfaite conduite de rallentandos / accelerandos insensibles, subtilité des dosages de timbres et d’intensités, il excelle dans le décalage des accentuations à l’intérieur d’un même espace métrique pour métamorphoser instantanément un compás en un autre. C’est aussi ce qu’accomplit Claudio Villanueva (quel duo !), qui y ajoute l’art d’un accompagnateur du cante hors-pair (cf. entre autres, ses réponses fulgurantes pour la caña et le polo). Il est pour une bonne part responsable de la continuité à grande échelle de la pièce, qui repose sur de belles boucles mélodiques récurrentes qu’il prolonge fréquemment en contrechants aux cantes, et dont il reprend certains motifs pour ses falsetas et ses introductions ad lib. Lors de la création de l’œuvre, le choix du répertoire des cantes et une partie de leurs associations et de leurs arrangements en longues suites avaient été confiés à Rafael Jiménez "Falo", que nous tenons pour un très grand cantaor depuis que nous avons eu le bonheur de découvrir son premier enregistrement, " ! Cante gitano !" (Celestial Harmonies, 1996) — cf. également : "El cante en movimiento" (RJF, 2011). Parmi ses nombreuses qualités, on retiendra sa connaissance encyclopédique du répertoire ancien, qu’il a étudié avec toute la rigueur d’un musicologue, et une assimilation profonde mais sans mimétisme de la technique vocale et du style d’Enrique Morente. Son état de santé l’ayant empêché d’assumer la représentation programmée par le Festival Arte Flamenco, il a été remplacé par Al-Blanco. Nous ne connaissions pas ce jeune cantaor et nous craignions le pire compte tenu de la difficulté des parties vocales et du style éminemment singulier de Falo. Nous avions grand tort et avons été très heureusement surpris par la qualité de ses interprétations, d’ailleurs à dessein assez proches de celles de son prédécesseur.

Non sans oublis tant il est riche, tentons de décrire le contenu musical des confluences génératrices du flamenco, déclinées en cinq suites :

Confluence 1] L’introduction (instruments et danse) est basée sur un ostinato à 5/8 (noire + noire pointée) auquel le guitariste adapte un patchwork de danses baroques (guineo, cumbé, zarambeque, jácara). La division des deux unités de la mesure (2 croches + 3 croches) et leur duplication engendre l’hémiole ternaire / binaire qui sous-tendra tout le spectacle et les passages en douceur d’une danse folklorique, d’un chant vernaculaire ou d’un palo à un autre. Pour l’heure : cante de trilla a cappella (toujours sur 5/8) / cantiña de Flecha "el Viejo" / seguidillas alosneras (casi sevillanas) / jotilla de Cádiz (escobilla avec un bref passage exécuté, non en zapateado, mais par le balancement synchrone des postérieurs des cinq danseurs, de dos au public) / bulería a cappella / canción por bulería ("Asómate a la ventana", Manuel Vallejo) / "Pregón del frutero" por bulería (version de Manuel Vallejo remaniée par Rafael Jiménez "Falo").

Confluence 2] Il s’agit d’un bref intermède, uniquement dansé, transformant la mesure à 5/8 par l’ajout d’un demi-soupir. Les six croches résultantes peuvent alors constituer une mesure à 6/8 ou une mesure à 3/4, selon les accentuations internes. Ce dont ne se privent pas les danseurs, dont les pas et les onomatopées, entre André Minvielle et beatbox, juxtaposent ou superposent ternaire et binaire. Nous voilà prêts pour ce qui va suivre.

Confluence 3] Rafael Estévez, incarnant le patriarche El Planeta tel que décrit par Estébanez Calderón dans ses "Escenas andaluzas" et solidement campé sur ses jambes, proclame gaillardement : "¡ Silencio, que se va cantar y a bailar el romance del Conde Sol !". Suit donc l’hémiole por soleá, avec des cantes ponctués d’introductions ad lib. du guitariste en variations sur un même thème mélodiques, toutes plus belles les unes que les autres : "Romance del Conde Sol" por soleá (version Antonio Mairena) / caña (version Rafael Romero) / polo de Tobalo (version Pepe de La Matrona) / romance de José de los Reyes "el Negro del Puerto" (modèle mélodique du "Romance de la monja contra su voluntad" mais letra différente) / romance de Rafael Jiménez "Falo", brillante synthèse psalmodiée des deux romances précédents / final por alboreá. En conclusion, un glas de percussions (cloches) et d’accords de guitare (diminuendo et rallentando), ébauche le compás por siguiriya et donne naissance à une nouvelle boucle mélodique qui irriguera tout le chapitre suivant — nous avons alors pensé à l’esprit du "Pequeño reloj" d’Enrique Morente.

Confluence 4] Hémiole por siguiriya : liviana / toná liviana (Diego “el Lebrijano”) / siguiriya (Paco La Luz). Le tout chanté, joué et dansé de manière extraordinaire (dans tous les sens du terme), avec la très intéressante idée de superposer des taconeos synchrones à 7/8 sur le cante de Paco La Luz.

Confluence 5] En ouverture, Rafael Estévez répète en la murmurant une letra traditionnellement associée à une siguiriya de Curro Dulce : "A las dos de la mañana / los campanilleros / con el ruido de las campanas / me quitan el sueño". Le plateau est effectivement obscur, éclairé par intermittences par des lanternes. La lecture de décrets prohibant la zaranbanda et autres "bailes de negros y/o gitanos" pour obscénité — sous peine d’amendes, de prison, voire de galère — explicite le propos. Ces danses étaient effectivement d’autant plus dangereuses qu’elles étaient extrêmement populaires non seulement sur les théâtres mais aussi dans les tavernes, les fêtes en tout genre et jusque dans les processions du Corpus. Rafael Estévez étant aussi un historien rigoureux, nous soupçonnons que cette letra que nous pensions aussi limpide qu’inoffensive pourrait bien dissimuler un sous-texte. S’agirait-il de rondes nocturnes de surveillance, des sbires de la Santa Hermandad par exemple ? (à creuser...).

Quoi qu’il en soit, la musique illustre comment la mesure à 6/8 peut être transformée en mesure à 2/4, chaque temps passant de la noire pointée à la noire — une fois de plus, les deux mesures peuvent être superposées, comme c’est le cas pour la habanera qui, en version gaditane, donnera la gamme des tangos des deux derniers tiers du XIXe siècle, précisément étiquetés "americanos" ou "de negros" s’ils étaient en tonalités majeure ou mineure et "gitanos" s’ils étaient en mode flamenco.

L’introduction reprend le procédé des boucles mélodico-rythmiques du début du spectacle, soulignées par force "tirititrán" et autres onomatopées. Suivent divers palos et cantes qui, tous, démontrent la dette du flamenco, surtout à Séville et Cádiz, à l’égard de l’Afrique — via les colonies américaines, ou non : rappelons la présence dans les deux villes de nombreux esclaves ou descendants d’esclaves bien avant le XVIe siècle.. C’est bien ce que souligne Claudio Vilanueva par des falsetas et des contrechants aux cantes façon guitare punteada caribéenne : zarabanda et zapateado / tango del Titi / tango romanceado de Triana (version Pepe de la Matrona : "Serranita me publicaste...") / "La Catalina" (version Manuel Vallejo) / tientos (versions Antonio Chacón/Enrique Morente) / zambra instrumentale (pour la guitare : ostinato de basses, détour par le tango argentin, trémolo et falseta en technique p et m simultanés / i, selon la tradition) / estribillo por tango selon Juan Peña "el Lebrijano" ("A rosas, a claveles y alhelíes..."). Répété diminuendo, cet estribillo se perd dans le squelette du compás por tango qui met fin au spectacle (noire + 2 croches + noire + noire), joué sans fioritures par Lito Mánez.

Et la danse ? nous direz-vous. Avouons que, trop occupé à prendre des notes sur la musique, nous sommes loin d’avoir tout vu. Même si les solos et les pas-de-deux ne manquent pas, l’essentiel de la chorégraphie est fondé sur un chœur de solistes (Rafael Estévez, Valeriano Paños, Alberto Sellés, Jorge Morera) et Jesús Perona, musiciens autant que danseurs émérites. En témoignent certaines transitions qu’ils assument sans les instrumentistes : quelques frottements de semelles, quelques frappes de pieds, la durée millimétrée de leurs déplacements suffisent à incarner sobrement des compases ou des passages de l’un à un autre. Malgré la complexité et l’enchevêtrement des zapateados, les développements polyrythmiques, même avec le renfort des percussions, restent toujours lisibles parce qu’ils apportent le plus grand soin à la diversité individualisée des frappes et des timbres — nous ne sommes pas éloignés des mélodies de timbres . "Confluencias" étant aussi une histoire de la danse flamenca, on pourra y déceler des références à Vicente Escudero, Antonio Ruiz Soler, voire à Juana "la del Pipa", et à d’autres styles qui l’on nourrie et continuent à la vivifier : danses populaires, escuela bolera, ballet français, danse classique espagnole, danse contemporaine, hip-hop, etc. Les cinq danseurs peuvent aussi se faire acteurs et incarner les trois personnages du "romance del Conde Sol", ou se figer en images sculpturales — cf. entre autres, une saisissante Pietá masculine à la fin de la troisième confluence. Ajoutons que leurs pieds peuvent aussi parler, par exemple par des figuralismes rythmiques (piétinements, saccades percussives) en accompagnements ou en réponses aux cantes. Quant à Rafael Estévez, il lui suffit d’un arrondi des bras ou d’une suave rotation de poignet pour nous hypnotiser...

L’élaboration des spectacles d’Estévez & Paños y Compañía est systématiquement précédée d’un rigoureux travail de recherche documentaire et musicologique, mais leur réalisation ne tombe jamais dans la pédanterie pédagogique. "La confluencia" ne déroge pas à cette règle et est à notre avis le plus abouti à ce jour. Il est si foisonnant qu’on ne sait plus où donner des yeux et des oreilles. C’est bien là son seul défaut, mais il a l’avantage de nous inciter à le revoir et à le réécouter — pour nous, c’était la deuxième fois à Mont-de-Marsan mais ce n’est toujours pas suffisant. Une captation vidéo serait d’utilité publique.

Claude Worms


Jesús Carmona : "Baile de bestias"

Mont-de-Marsan — Le Pôle, 1er juillet 2025

Mise en scène, chorégraphie et danse : Jesús Carmona

Musique : Manu Masaedo

Décors : Emilio Valenzuela

Lumières : Luis Perdiguero

Les recommandations rituelles (portables éteints, pas d’enregistrements ni de photos, etc.) ont déjà été diffusées, donc le spectacle a commencé. Ou pas... la salle reste éclairée, une machiniste dispose des repères au sol, installe un coffre de matériel éclairé par une douche au centre du plateau puis déroule une corde. Ou si... un danseur déambule et regarde fixement le public. Préambule prosaïque dans les coulisses et le travail scénique au quotidien avant une plongée musicale-chorégraphique dans un univers mental chaotique ? — univers mental à écrire peut-être au pluriel : après le tomber de rideau (le début ou la fin de la pièce ?), ils sont deux face à face, de profil, sur l’avant-scène. Le second préambule (ou premier tableau ?) de "Baile de bestias" pourrait être la version chorégraphique du fameux "4’33" de John Cage, une composition pour piano prescrivant à l’interprète de ne jouer absolument rien pendant la durée imposée mais qui, cependant, est soigneusement notée en forme tripartite A / B / A’ (
"tacet" est évidemment indiqué pour les trois parties, de durées inégales). C’est qu’il ne s’agit pas d’une méditation sur le silence, qui comme chacun sait est aussi de la musique, mais d’une composition aléatoire dont le matériau sonore est le bruit de fond (salle, spectateurs, etc.) qui change à chaque "interprétation". C’est pourquoi A’ est beaucoup plus long que A, les "variations" sur A étant attendues plus fournies avec le désarroi ou l’impatience croissante des auditeurs.

De même, Jesús Carmona et Manu Masaedo se regardent fixement, parfaitement immobiles, pendant... : nous n’avons pas chronométré, mais sans doute pas loin des 4’33. Par-contre, leur face à face est sonorisé par des conversations indistinctes diffusées off crescendo, de plus en plus violentes, parfois montées et mixées en esquisses rythmiques. Voix intérieures ou confrontation ? "Je est un autre" ou "l’enfer, c’est les autres" ? — en version contemporaine : "Eh, mais qu’est-c’tu m’veux, re-noi, qu’est-c’tu m’regardes ? Quoi, un problème ou quoi, pourquoi tu m’dévisages, hein ?" (emprunt à Kery James et Mac Tyer). Même si, comme chacun sait, l’immobilité est aussi de la danse, l’effet est imparable. Qu’on y voit un subterfuge pour gagner du temps ou une introduction nécessaire au propos des deux artistes, l’attente décuple l’impact du moindre geste postérieur — car danse il y aura, au moins intermittente, et quelle danse ! Nous avons jusqu’ici multiplié les points d’interrogation car nous avons tout au long du spectacle oscillé entre admiration, fascination, ennui et irritation. Mais nous n’avons en tout cas jamais trouvé la clé qui nous aurait permis d’ouvrir la boîte...

Car il y a un troisième personnage, une (la) boîte. Elle semble obséder Jesús Carmona qui ne s’en éloigne jamais, qu’il la tienne étroitement embrassée comme pour la maintenir hermétiquement fermée, ou en bandoulière comme une boîte à outils indispensable ; il peut s’asseoir dessus pour prendre quelque repos, danser sur elle comme sur un plancher pour la marteler d’un taconeo frénétique ou encore la brandir à bout de bras pendant une série de voltes vertigineuses prenant comme un mantón son envol en larges cercles aériens. On soupçonne donc rapidement que les bêtes sont tapies à l’affût dans la boîte, prêtes à s’en échapper à tout moment. L’unique décor (Emilio Valenzuela) est une forêt menaçante, mélancolique, apaisante, etc. selon les éclairages de (Luis Perdiguero) : un subconscient peuplé de peurs, de culpabilités, de souvenirs, etc., lesbêtes de toutes sortes qui harcèlent le danseur. Des traumatismes personnels ou des pressions contradictoires morales-sociales anonymes le contraignant à endosser des rôles pour lesquels il n’est pas fait "homme fort qui souffre mais ne pleure pas", ou l’artiste qui entend ne rien abdiquer de sa liberté créatrice mais désire plaire au public, ou au moins en être compris.

Il nous a semblé pouvoir discerner deux combats qui se jouent dans cette forêt. D’abord un être en proie à "ses démons", qui le dominent et dont il est prisonnier. Puis une demi-victoire ou du moins un compromis par lequel il apprend à les comprendre, les accepter et à vivre avec. Le premier suppose une chorégraphie en ruptures, apparemment incohérente : gestuelle parfois volontairement laide, parfois d’une grande beauté plastique, toujours haletante — jusqu’à une scène pivot pendant laquelle le corps de Jesús Carmona, agenouillé, prostré, est couvert de farine (ou de poussière) qu’il finit non sans peine et aléas par laver. Là encore, le spectateur pourra y voir une scénographie décousue et chaotique ou au contraire un jusqu’au boutisme sans concession selon son degré d’adhésion au propos et de bienveillance. La seconde partie implique plus de continuité et de lisibilité et est de la sorte la plus immédiatement séduisante. Quelle que soit le jugement que l’on porte sur le spectacle, il est par-contre évident que Jesús Carmona est un danseur exceptionnel, d’abord par une perception et une corporisation du rythme (nous allions écrire du swing) et une indépendance des quatre membres, des poignets, des mains, des épaules, de la tête et du buste éblouissantes. Les séquences lentissimes et/ou au sol sont autant de défis à la pesanteur — par exemple, en appuis sur les fessiers, une chorégraphie contrapunctique à quatre voix (bras et jambe). Comme pour beaucoup d’autres danseurs de sa génération, si le fondement de son vocabulaire chorégraphique est incontestablement flamenco, il puise aussi abondamment dans d’autres disciplines, notamment le ballet classique espagnol la danse contemporaine, avec autant de virtuosité.

C’est le cas également de la musique composée par Manu Masaedo, pour partie réalisée en direct et pour partie préenregistrée. On y trouve certes quelques couleurs proprement flamencas, des affleurements de soleá et de bulería dans la voix diffusée off de Montse Cortes, nous a-t-il semblé. Mais pour l’essentiel, par ses superpositions de boucles rythmico-harmoniques, ses compositions s’apparentent à celles des répétitifs américains ou à l’ "ambient music" de Brian Eno. Il déchire leur flux imperturbable ou le rompt violemment par des parties de percussions qui précèdent subtilement les ruptures chorégraphiques, ou leur répondent en les exacerbant, passant ainsi de l’impassibilité d’un témoin sans empathie à la violence d’un agresseur. Ces pièces alternent avec des chansons faussement naïves chantées d’une voix blanche, sur des trames harmoniques minimalistes en arpèges de guitare, qui nous ont rappelé le Robert Wyatt de "Rock bottom". Elles donnent à entendre une sorte de voix intérieure du danseur dans les moments statiques qui précèdent le prochain orage émotionnel.

"Baile de bestias" s’achève (presque) comme il avait commencé. La forêt disparaît derrière le rideau et les deux protagonistes sont à nouveau face à face de profil sur l’avant-scène. Mais cette fois, ils ont trouvé un terrain d’entente : Jesús Carmona est débarrassé de sa boîte et danse sur l’accompagnement percussif de Manu Masaedo, exécuté sur une petite planche — peut-être, soyons optimiste, le couvercle de la boîte. Jusqu’ici tout allait mal, mais maintenant... Quel dommage, c’est fini !

Claude Worms






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