lundi 12 novembre 2007 par Louis-Julien Nicolaou
Editions de Minuit
Longtemps on a attendu un tel livre. Lassés des nombreux guides trop secs ou trop inconsistants, des albums de cartes postales représentant les sempiternelles gitanes aux mines sauvages et des essais laborieux sur « le feu », « la magie » ou « la profondeur » du flamenco, nous n’espérions plus l’ouvrage qui allait enfin proposer un éclairage philosophique pertinent sur cet art à propos duquel il semble si aisé de dire n’importe quoi. Cet ouvrage, le voici enfin, et c’est à Georges Didi-Huberman, auteur de nombreux essais d’esthétique, qu’on le doit.
La danse d’Israel Galván en est l’objet, ou plus exactement le prétexte, car la connaissance de l’art du danseur importe finalement peu pour en savourer les vitesses et les intensités – concepts deleuziens ici utilisés pour saisir au vol l’instant flamenco, et valables aussi bien pour caractériser l’écriture même. Fasciné par le mystère d’une danse-événement qui s’écarte délibérément de toute mise en spectacle, Didi-Huberman met en résonance – et de façon ô combien convaincante ! – sa singularité et les théories esthétiques nietzschéennes exposées dans "La Naissance de la tragédie", affirmant ainsi tout ce que le flamenco comporte de tragique, c’est-à-dire de joie, et tordant le cou à l’idée reçue d’un art triste étalé de sanglots en jérémiades. Pour Didi-Huberman, l’art de Galván est véritablement jondo. D’une extrême pureté, il se déploie dans le vide et la mise en danger perpétuelle, ne se manifeste que le temps du remate. Ce qui advient alors fait voler en éclats l’espace et le sculpte soudainement entre ténèbres et lumière. Modelée sur le vide, entre fracas et silence, dans ces solitudes du danseur qui donnent leur nom à l’essai, solitudes si baudelairiennes par ailleurs – dans Les foules, le poète avait dit combien on ne crée jamais que dans et avec le peuple de ses solitudes – , la danse fait advenir brusquement une forme pure, musicale. Tout est là, et Didi-Huberman a raison de signaler combien Galván n’est jamais dans l’affectation ni même l’affection, moins encore dans la signification. C’est pourquoi l’écriture elle-même ne cesse de fuir, d’emprunter des lignes brisées, ou même de jaillir sous la forme empruntée à son sujet de remates.
Qu’ elle convoque la tauromachie et Belmonte, le cinématographe et Buster Keaton ou la philosophie de Bergson, Bergamín, Deleuze et Nietzsche, c’est toujours pour arriver à une déclaration en définitive aussi limpide qu’essentielle, une immobilité conquise dans le mouvement même des mots. Il est rare d’être ému à la lecture d’un essai d’esthétique, bien plus encore lorsque son objet est un art de l’instant, obstinément fugace et difficile à atteindre. Ce livre lui, est passionnant de bout en bout et soulève des vagues d’émotion en même temps qu’il stimule notre intelligence. Finalement, la meilleure nouvelle du « Danseur des solitudes » c’est qu’il ne constitue que la première étape d’un travail en cours, dont on attend déjà avec impatience les fruits !
Louis-Julien Nicolaou
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