mercredi 27 février 2013 par Louis-Julien Nicolaou
"El mar de mi ventana" : un CD Warner 2564861587 (2012)
"Catarsis" : un CD ORG 00517 (2012)
Niño Josele : "El mar de mi ventana"
Chaque fois que paraît un nouvel album de Niño Josele, il pique notre curiosité. Aucun ne ressemble jamais vraiment au précédent, soit parce qu’ il aborde un genre musical extérieur au flamenco ("Paz", où le guitariste interprète la musique de Bill Evans), soit parce qu’ il aborde le flamenco sous un angle particulier, plutôt traditionnel dans "Calle Ancha" ou "Venta del Alma", plutôt moderniste dans "Niño Josele". C’ est cette dernière inspiration que le guitariste a retrouvée pour "El mar de mi ventana".
Etant donné la réussite du Niño Josele de 2002, on ne pouvait que s’ attendre à être enchanté par ce nouvel album. Hélas, ce n’ est qu’ à moitié le cas. Son principal point faible tient dans son manque de variété : entre la Soleá d’ ouverture (qui est dédiée à Morente, dont Niño Josele fut un accompagnateur régulier à la fin de sa vie) et la Minera finale, le guitariste ne nous offre que deux Bulerías, deux Tangos et trois Rumbas. Cinq titres à quatre temps, c’ est beaucoup trop pour un album de flamenco, d’ autant que ceux-ci ne brillent pas par leur originalité. Les chœurs de "Luna Mora" rappellent par exemple ceux d’ "Almonte", les Fandangos enregistrés par Paco de Lucía sur "Zyryab". Encore les parties de guitare de ce titre-ci ne sont-elles pas déplaisantes. Beaucoup moins convaincantes se révèlent celles de "Caribeña", Rumba dans laquelle Niño Josele croise le fer avec Paco lui-même. Que l’ audace ne soit pas au rendez-vous, c’ était attendu. On sait que Paco peut enchaîner des titres pareils au kilomètre sans même se donner la peine d’ ôter ses pantoufles. Mais cette fois, la rythmique paraît vraiment sortir tout droit d’ un ordinateur, n’ être qu’ un loop sur lequel les deux hommes se sont amusés à enchaîner les plans les plus faciles (musicalement parlant) qui leur venaient à l’ esprit. Si, depuis quelques années, la décontraction, le sourire et l’ apaisement de Paco font plaisir à voir, ses moments de paresse occasionnelle n’ en sont pas moins irritants. "Valgame asere", la seconde Rumba, exploite le même filon caribéen, et c’ est un nouvel échec tant les cuivres s’ y marient mal avec la guitare. "Cabo de gata" est un peu plus amusante, même si, une nouvelle fois, l’ impression dominante est celle d’ une musique déjà mille fois entendue.
Inutile de s’ appesantir plus longuement... Venons en à ce qui fait l’ intérêt d’ "El mar de mi ventana", et en premier lieu à la Soleá. Exécutée "por arriba", elle est soutenue par un rythme de Soleá por Bulería à tempo modéré. Dans un premier temps, Josele y enchaîne un certain nombre de falsetas plutôt traditionnelles sur le plan harmonique et n’ oublie pas de s’appuyer sur les clichés essentiels au palo, jouant par contre avec les contretemps (souvent dans le style de Pepe Habichuela) pour ne pas abandonner totalement ses principes modernistes. Mais dans le dernier tiers du morceau, il rompt avec la musique produite jusqu’ alors et part dans une suite d’ arpèges dissonants tandis qu’ une seconde guitare vient jouer en solo. Cette manière n’ est pas neuve en soi, mais elle change radicalement l’ humeur du morceau. Celui-ci n’ a d’ailleurs pas de fin véritable, il s’ achève en queue de poisson, comme si la mort le frappait avant que la totalité du discours musical ait pu se déployer. Sans doute faut-il voir dans cette rupture brutale entre tradition et modernité, puis dans cette fin avortée, le véritable hommage à Morente, cantaor de toutes les aventures dont la mort inattendue a laissé un vide impossible à combler.
Plus apaisée, la Minera "El mar de mi ventana" est aussi plus conforme à la tradition. Reposant pour l’ essentiel sur des arpèges et un trémolo, c’ est une méditation sereine, bienvenue après l’ avalanche des Rumbas mollassonnes et des Tangos tout en tensions. Reste que la musicalité de Niño Josele semble toujours mieux mise en valeur par des palos a compás et que cette Minera, assurément agréable, n’ est pas façonnée avec assez de rigueur pour prétendre figurer aux côtés de celles de Paco de Lucía, Tomatito, Vicente Amigo ou Rafael Riqueni.
L’ instant le plus excitant de l’ album reste donc "A mi compadre Antonio", Bulería dédiée à Chick Corea. C’ est une joute entre Josele et son "oncle" Tomatito, tous deux rejoints, à la fin du morceau, par le fils de Tomatito (Tomatito hijo). On est là en famille et l’ ancien accompagnateur de Camarón de la Isla semble se faire plaisir, retrouver toute sa fougue de l’ époque de "Barrio Negro". Impeccablement construites, les falsetas s’ enchaînent et, par bonheur, évitent de s’ égarer vers le jazz "tropical" trop présent sur le reste du disque. Quand arrive le fils de Tomatito, tout jeune mais déjà impressionnant, la Bulería s’ emballe et se conclut en véritable feu d’ artifice. Reste donc à se demander pourquoi il est si difficile, pour un guitariste de la trempe de Niño Josele, de réaliser des albums entiers à la hauteur de la Soleá, de la Bulería avec Tomatito ou, dans une moindre mesure, de la Minera que l’ on trouve dans "El mar de mi ventana". Pourquoi tant de Tangos et de Rumbas si semblables les uns aux autres ? Pourquoi ce véritable flamenco que l’ on entendait si bien interprété à l’époque de "Calle Ancha" est-il devenu si rare chez Niño Josele ? Le désir de "faire évoluer" le flamenco, si souvent mis en avant par les guitaristes professionnels actuels est sans doute le principal responsable de cette négligence. De toute évidence, il conduit pourtant à une impasse, le démarquage tendant à devenir la règle, une règle certes "nouvelle" mais qui dénature et affaiblit tout un art, toute une tradition. Il est un peu désolant de voir ceux qui devraient garder le temple, et qui ont tous les moyens pour le faire, se reposer sur des formes au fond nettement plus conventionnelles et réductrices que la majorité de celles proposées par le flamenco. Faut-il le rappeler à ceux-là même qui ne cessent de le proclamer que la tradition flamenca est inépuisable ? On attend Niño Josele sur des Siguiriyas, des Tientos, des Soleares por Bulería ou des Alegrías. La prochaine Rumba, on ne se donnera pas la peine de l’ écouter.
Paco Serrano : "Catarsis"
Les enregistrements discographiques de Paco Serrano sont rares. Depuis "Mi Camino", excellent premier album produit par les éditions Encuentro en 1999, on n’ avait guère reçu de nouvelles de ce talentueux guitariste. Il est pourtant loin d’ avoir chômé. Absorbé par ses activités pédagogiques, qu’ il exerce notamment au sein du Conservatoire Supérieur de Musique de Cordoue, sa ville natale, Paco a également délivré son enseignement dans le cadre du Festival de Guitare de Cordoue, aux côtés de Manolo Sanlúcar, Manolo Franco et José Antonio Rodríguez, travaillé avec la “Cátedra de Flamencología de la Universidad de Córdoba” et été à plusieurs reprises membre du jury du “Concurso Nacional de Arte Flamenco de Córdoba”. En 2011, il a publié (en Italie) un "Manuel de guitare flamenca". C’ est donc une bonne surprise de le voir revenir à l’ enregistrement soliste avec ce "Catarsis" qui n’ inspire qu’ une seule crainte, celle que sa diffusion reste trop confidentielle.
En premier lieu, on constatera la diversité de l’ inspiration : neuf titres et autant de palos différents, voilà qui donne un peu plus envie de tendre l’ oreille que le programme d’ "El mar de mi ventana" de Niño Josele. Ici, bien sûr, on aura la Rumba de rigueur, mais aussi des Fandangos, Tanguillos, Alegrías, Minera, Colombiana, Soleá "por medio", Bulerías et même une Serrana, "palo" rare et magnifiquement illustré. Immanquablement, l’ impression générale sera celle d’ un disque plus nettement contrasté que celui de Niño Josele – et donc beaucoup plus intéressant. Autre particularité, "Catarsis" est, à l’ exemple de "Mi Camino", véritablement centré sur la guitare. Les arrangements se réduisant à des percussions, un soupçon de chant et quelques chœurs, ils ne viennent jamais voler la vedette aux six cordes. Paco Serrano semble d’ ailleurs avoir pleinement maîtrisé la réalisation de cet album et pu en superviser les moindres détails.
Pas de grandes démonstrations techniques ici – même si Serrano est loin d’ en être incapable – ni de concours de rapidité. Au contraire, les tempi de certains palos sont plus lents que d’ ordinaire (du moins dans le flamenco contemporain), ainsi celui de l’ Alegría en Sol, qui se distingue également par une longue introduction en mineur, ou celui de la Colombiana "Silencio entre dos". A l’ évidence, la musique prime ici, elle est pensée et soigneusement agencée dans un espace où les facilités ne sont pas autorisées. Les titres les plus convaincants sont ainsi la Soleá por medio, la Bulería, la Minera et la Serrana, des palos dans lesquels Serrano, plutôt que de chercher à faire la preuve de son originalité ou de sa modernité, déploie un flamenco "classique" parfaitement équilibré entre tensions et respirations, lyrique sans verser dans le sentimentalisme, nerveux sans jamais que le rythme soit exclusivement privilégié au détriment de la mélodie et à l’ harmonie.
La Minera "Agua, fuego y sangre" n’ aurait pas dénoté aux côtés des Granaína et Taranta du premier album solo. Dans cette dernière pièce, on remarquera la relative lenteur d’ exécution du trémolo : c’ est encore un signe de cette application à bien jouer et de cette prédominance de l’ idée musicale sur la virtuosité, principes révélateurs de la manière dont Paco Serrano aborde la pratique instrumentale d’ un côté, la composition de l’ autre. "Agua, fuego y sangre" contient également un passage por Bulería (au lieu de l’ Alegría attendue) sur lequel le guitariste ne s’ attarde pas, comme si, une nouvelle fois, il s’ agissait moins de conclure le morceau sur une apothéose (comme Paco de Lucía, Juan Manuel Cañizares, Enrique de Melchor ou Rafael Riqueni l’ avaient fait dans certains de leurs enregistrements por Soleá ou por Rondeña), que de suivre au plus près l’ exigence momentanée de la musique.
Finalement, malgré les années qui les séparent, "Catarsis" s’ inscrit parfaitement dans la lignée de "Mi Camino", preuve que le guitariste est soucieux d’ adopter une démarche artistique rigoureuse et cohérente. C’ est un disque qui a toute sa place aux côtés des plus belles réussites de la guitare soliste contemporaine ("Morao y Oro" de Moraíto ; "Habichuela en rama" de Pepe Habichuela ; "De mi Corazón al Aire" de Vicente Amigo ; "Jucal" de Gerardo Nuñez ou "Alcázar de cristal" de Rafael Riqueni - la liste est évidemment subjective et non exhaustive, que l’ on songe seulement aux chefs-d’œuvre définitifs de Sabicas, Mario Escudero, Paco de Lucía, Manolo Sanlúcar, Serranito etc.). Il nous faudra donc du temps pour en épuiser toutes les propositions et pour en savourer toutes les idées. Pour autant, espérons que le prochain album de Paco Serrano ne mettra pas une douzaine d’années à nous parvenir.
Louis Julien Nicolaou
NDLR
Comme le craignait à juste titre notre ami Louis Julien, "Catarsis" est une denrée rare, non seulement en France, mais aussi en Espagne. Vous pouvez vous procurer cet album en le commandant directement sur le site de Paco Serrano (ainsi d’ ailleurs que son "Manual de la guitarra flamenca").
Galerie sonore
Niño Josele : "A mi compadre Antonio" (Bulerías) - guitare : Tomatito et Tomatito Hijo ; Cajón : Israel Suárez "Piraña".
Paco Serrano : "Reveses del alma" (Serrana)
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