mercredi 20 mars 2024 par Claude Worms
Miguel Ortega : "Laura" — un CD La Voz del Flamenco, 2024.
Livret : prologue de Manuel Curao et intégralité des textes.
Illustrations : Patricio Hidalgo.
Portrait : Patricio Hidalgo
Sans doute parce qu’il est très sollicité par les chorégraphes flamencos et plus sûrement, du fait de son perfectionnisme, Miguel Ortega enregistre parcimonieusement. Sorti en 2010, année où il remporta la Lámpara Minera de La Unión, son premier disque ("Una mirada atrás" — estudio Hanare) était une carte de visite destinée à démontrer sa connaissance du répertoire traditionnel et sa capacité, tant esthétique que vocale, à l’interpréter. Avec la participation ponctuelle de Paquito Gónzalez (percussions) et d’Alexis Lefèvre (violon), il était donc accompagné par deux guitaristes, Javier Patino et Manuel Herrera — ce dernier, comme Miguel Ortega, est professeur au Conservatoire Cristóbal de Morales de Séville. Une fois ce rite de passage accompli, un deuxième album ("Amalgana" — Sonografic, 2015) marquait déjà une nette évolution, non pas tant pour le répertoire que pour les arrangements : aux guitaristes Salvador Gutiérrez et Jesús Guerrero, étaient associés au casting Juanma Ruiz (basse) , Diego Villegas (saxophone), les chœurs de l’Escolania de Los Palacios et, déjà, Pablo Suárez et Daniel Suárez.
"Laura" poursuit dans cette voie, avec cette fois une bonne proportion de cantes originaux et, surtout , leurs accompagnements par un trio instrumental dont la composition, mais pas le langage instrumental, s’inspire du jazz : piano (Pablo Suárez) / contrebasse (Juan Miguel Gúzman) / percussions (Daniel Suárez). Encore qu’en l’espèce le terme "accompagnement" soit trop restrictif : "the art of the trio", cher à Bill Evans ou Brad Meldhau, serait plus approprié. Deux pièces, un boléro et une suite de soleares, sont réalisé en strict duo chant / piano. Sur la jaquette, la mention "con el piano de Pablo Suárez" souligne l’apport essentiel du pianiste qui possède une longue expérience de l’accompagnement du cante avec, entre autres, Carmen Linares ("Verso a verso. Canta a Miguel Hernández" — Salobre, 2017) et Rafael Jiménez "Falo" ("El cante en movimiento" — RJF 2011). Comme l’on pouvait s’y attendre de la part d’un musicien d’une telle intelligence, il évite les deux écueils habituels du genre : on ne trouvera dans ce disque ni épanchements rhapsodiques à grand renfort de pédale, ni figuralismes guitaristiques, à l’exception pour ces derniers des soleares. Rappelons aux aficionados intégristes que le duo chant / piano est aussi ancien que le duo chant / guitare et remonte aux temps préhistoriques des enregistrements sur cylindres (cf. les témoignages de Pura Martínez, Señorita Martínez, Señor Reina). Depuis, quelques pianistes nous ont légué des fleurons de la discographie flamenca (Arturo Pavón avec Manolo Caracol, Pepe Pinto et Luisa Ortega) et du baile (Antonio "el Bailarín" / Ángel Currás, Antonia Mercé "la Argentinita" / Carmencita Pérez).
Toutes les letras sont originales, signées ou cosignées pour la plupart par Miguel Ortega et Antonio Campos, mais aussi par Juan Luis Ramírez (zambra)... et même par Stéphane Mallarmé (trois extraits de l"Après-midi d’un faune" — aires de Levante). Les trois thèmes principaux — et convergents — en sont l’amour de Miguel Ortega pour son épouse (la farruca qui ouvre l’album lui est dédiée), ses enfants et sa famille, la reconnaissance envers ses maîtres es cante et la mémoire (souvenirs d’enfance, nostalgie, destin individuel et leçons de vie que l’on peut en tirer).
Le texte du boléro "Algodre" (Miguel Ortega) résume parfaitement ce deuxième thème, avec un renvoi à Calderón de la Barca dans la dernière strophe :
"La persona en la vida / guarda recuerdos, / la persona en la vida, / vaya que sí, / de esos momentos / que logró vivir. / La persona en la vida, / guarda recuerdos / de lo malo y lo bueno, / vaya que sí, / del mundo obsceno que logró vivir. / La persona en la vida / guarda recuerdos.
Cuando eres un niño / no pasa el tiempo, / cuando eres un niño, / vaya que sí, / juegos y risas / para ser feliz. / Cuando eres un niño / no pasa el tiempo, / que el calor de tu gente, / vaya que sí / nunca te falte para ser feliz. / Cuando eres un niño / no pasa el tiempo.
El camino está lleno / de altos y bajos, / el camino está lleno, / vaya que sí, / ve con cuidado, / intenta seguir. / El camino está lleno de altos y bajos, / que la vida es un sueño / y aquí me quedo.
La versification et les répétitions de vers sont parfaitement conformes à celles des textes de la vaste famille des "seguidillas bailables" (en l’occurrence, un air à danser du cancionero de Zamora), mais le traitement musical est fort éloigné de l’enjouement qu’on leur associe habituellement. Nous qualifierions volontiers cette composition de lamento (arioso, tempo modéré) sur une basse continue dont le motif est énoncé au piano dès l’introduction. Ses trois premières notes établissent clairement la tonalité de Fa# majeur, mais la suite est harmoniquement plus ambigüe, mêlant les accords de dominante et de sous-dominante (C#7 et B). Son phrasé rythmique superpose ternaire et binaire, par une syncope sur le quatrième temps (6/4 et 3/2) — cf. figure 1.
La ligne vocale alterne des périodes planes autour de la tonique et de brusques traits ascendants. La reprise du premier vers est systématiquement conclue par la note mélodique la plus grave, un La (accord de B7m) — première occurrence à 0’59), prolongée au piano par un arpège culminant sur un Mi# dans l’extrême aigu du clavier (accord de C#7). Le premier intermède (1’43 à 2’29) de piano, cette fois résolument ternaire, pourrait être attribué à Chopin. Le second (3’47 à 4’07) est plus impérieux, d’abord en arpèges serrés puis en accords staccato, ce qui nous prépare à une fin plus tendue qui culmine en une longue vocalise pathétique (5’ à 5’18). A cet instant, survient un événement musical lourd de sens : alors que nous attendons la plongée vocale sur le La grave, la voix descend jusqu’à un Sol bécarre hors de la tonalité, harmonisée par un glas de Em/G. La même note est reproduite sur un ultime "aquí me quedo" (5’34). Effectivement, Miguel Ortega en reste là, en attente d’un autre monde tonal-existentiel incertain, laissant à Pablo Suárez le soin de reprendre pied dans la tonalité d’origine : chromatisme Sol-Sol# pour l’accord de dominante (Do#7) puis la tonique Fa# à nue dans l’extrême grave, étouffée et à peine perceptible comme s’il s’agissait d’une réminiscence désormais inaccessible.
Par sa structure comme par la fonction du piano, cette magnifique composition pourrait être comparée à un lied strophique. C’est le cas également des deux pièces précédentes, lieder pour trio et voix flamenca. Le plan tonal de "Como cae la tarde" est conçue selon le modèle canonique des zambras de Manolo Caracol : sections en mode flamenco (sur Si) et dans la tonalité majeure homonyme avec une forte insistance sur l’accord de dominante, F#7 (deuxième section). Mais le plan est nettement différent, "durchkomponiert" en quatre parties. L’introduction instrumentale énonce un premier leitmotiv mélodique, développé en arpèges. Sur les deux premières strophes, apparaît un accompagnement en accords solidement assis sur les temps forts de la mesure à 4/4, conclu par une cadence assénée avec virulence qui correspond aux climax vocaux. Après un intermède piano / contrebasse notes contre notes (1’34 à 1’52), les deux dernières sections développent de plus en plus longuement la mélodie vocale initiale — entre les deux, un court chorus plus délicatement mélodique du piano, de 2’52 à 3’09 achevé en suspension harmonique sur le troisième degré du mode, D. La quatrième, dont la coda reprend intégralement le deuxième thème et sa letra, est par deux fois interrompue par des arpèges de piano aboutissant à une tension non résolue sur la note Sib (3’22 puis 4’10) — comme une fatalité inéluctable, chute finale sur un fulgurant trait descendant Fa# - Mi - Ré# - Ré bécarre - Do - Si. Avec des parties de percussions qui par instants assènent le tempo de manière implacablement métronomique (sur le deuxième intermède de piano par exemple) et une intensité vocale croissante, l’ensemble traduit admirablement l’inéluctabilité du destin, dans ce cas la course à l’abîme de la passion amoureuse : "Como cae la tarde, /como mecen los vientos, / las hojillas del parque, / como el agua al sediento / y el delirio al amante, / irremediablamente así me siento." (Juan Luis Ramírez).
Le lyrisme de l’interprétation de la farruca "Laura" (Si mineur) nous a rappelé, sur un tout autre sujet il est vrai, le classique de José Menese, "Cayó al suelo una paloma...". Dès l’introduction, l’arrangement du trio est mené par une mélodie de la contrebasse, ponctuée de contrechants dans les aigus du clavier, poursuivie et variée tout au long de la composition. Le contraste entre les deux registres instrumentaux laisse un large espace médian où se déploie la voix de Miguel Ortega, toute en émotion contenue. On n’interrompt pas une déclaration d’amour, fût-ce par un chorus (à peine une ébauche du pianiste, de 3’58 à 3’51). D’où une longue mélodie continue qui occupe la totalité de cette pièce et épouse au plus près chaque intention du texte. Ou comment un hasard détermine une vie :
" Laura, / Laura el destino decía, decía que no. / Y el tiempo de un café / cambió de parecer
Lo apostaste, / lo apostaste todo en un instante, por mi, / y yo no te dejé ya de ir...
Laura, / Laura mía de mi alma ni norte ni sur / ni los puntos cardenales, / la calor, la calor ¡ ay ! la calor / ni el gélido frío / podrán romper la razón, / podrán romper la razón del querer,/ del querer de los dos con nuestros luceros por hijos.
Nos adormecio el ocaso, / la luna fue la bandera / y en una noche serena, / Laura, / sellamos el compromiso / que por toda la eternidad." (Antonio Campos et Miguel Ortega).
Après ces trois composition atypiques, le programme renoue avec des palos et cantes plus attendus. Peut-être parce qu’ils sont plus marqués par la construction traditionnelle des suites chant / guitare, leur traitement diffère sensiblement. Quoi que...
La taranta, la granaína et les fandangos abandolados sont conçus de manière relativement similaire : longue introduction instrumentale / exorde sur un cante original / cante(s) traditionnel(s). Après un prologue instrumental qui reprend l’ambiguïté ternaire / binaire du boléro, "Casares" commence par une strophe biographique : "Yo nací en Los Palacios, / Los Palacios y Villafranca, / con mi mujer y mis niños, / allí tengo mi casa, / mis hermanos y mis padres, / mi familia tengo en Málaga, / de Casares su fandango, / me enseño a mí mi madre, / que mi abuela María La Cotra, / los bailaba como nadie." (Antonio Campos et Gabriel Ortega). Après cette mélodie originale, suivent deux fandangos abandolados de Casares (mode flamenco sur Sol# et tonalité relative de Mi majeur. Nous ne les connaissions pas, mais le premier proche de la malagueña de Juan Breva et le second de la rondeña. "Mallarmé" commence par une ballade instrumentale binaire (beau dialogue piano / contrebasse) dont le rythme est maintenu pour l’accompagnement de l’exorde. Après un bref silence, Miguel Ortega chante une version très personnelle du modèle mélodique attribué à Los Genaros (du moins nous a-t-il semblé), accompagné par le seul piano en mode flamenco sur La. Après un bref intermède bruitiste (percussions, raclements de l’archet de la contrebasse) et clusters du piano, le cantaor reprend pour la troisième strophe l’idée mélodique de l’exorde, à nouveau sur son rythme binaire et son tempo. On retrouve une ballade binaire en introduction de "En el vientre de tu gloria". L’exorde est cette fois remplacé par un long "temple", sur le même rythme et le même tempo. Après le ligado / glissando traditionnel joué par la contrebasse (mode flamenco sur Si — 2’36 à 2’38), la granaína classique est accompagnée par le seul Juan Miguel Gúzman. Sur la longue vocalise finale, Miguel Ortega utilise la quinte bémol (Fa bécarre, 4’32) qu’affectionnait Enrique Morente (cf. ses siguiriyas et ses tangos notamment).
Les tangos "Nazaret" — mode flamenco sur Do) et la bulería ("Itoly" — tonalité de Mi mineur et mode flamenco à la dominante, sur Si) sont plutôt des chansons originales "a compás de", fort joliment tournées au demeurant. Le tempo modéré et l’accompagnement basé sur le medio compás binaire de cette dernière pourront surprendre — agréablement en ce qui nous concerne.
Les deux cantes por siguiriya ("Cinco golpes" — mode flamenco sur Do) sont dédiés respectivement à Juan José Amador et au père de Miguel Ortega. Après une entame a cappella, un déferlement instrumental lance un tempo très rapide. Dès lors, le compás est joué de manière immuable par le trio, comme s’il s’agissait d’une base de musique électro. Le cantaor répond par un chant particulièrement tendu qui culmine pour le cierre en crescendo voix / piano.
Le programme s’achève par une superbe et encyclopédique suite de soleares ("El timón que nos guía" — une autre déclaration d’amour, en mode flamenco sur Fa). Comme s’il convenait de conclure selon la tradition, elle est cette fois construite, en duo voix / piano, selon le plan usuel : introduction / llamada / cante / paseo / cante / falseta / cante, etc. Pablo Suárez adopte donc un jeu figurant celui des guitaristes, avec essentiellement des falsetas en arpèges. Après trois cantes de Triana (le premier suivi d’un estribillo personnel), Miguel Ortega nous régale de trois autres cantes (El Mellizo, La Andonda et Juaniquí). Le tempo très lent et le subtil rubato du pianiste lui permettent d’alterner des tercios liés sur le souffle et des passages quasiment parlés-chantés.
Écrin instrumental somptueux, intensité émotionnelle de l’interprétation servie par une technique vocale impeccable... Vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Claude Worms
Galerie sonore
"Laura" (farruca)
"Algodre" (bolero)
"Casares" (fandangos abandolados)
Rappels discographiques
1] Extraits de "Mirando hacia atrás"
"El Genil y el Darro llevan" (granaínas) — guitare : Javier Patino
"Remedio no encuentro" (siguiriyas — guitare : Manuel Herrera
2] extraits de "Amalgama"
"Como sombras de la noche" (soleares) — guitare : Salvador Gutiérrez
"Las penas que cura el tiempo" ( peteneras) — piano : Pablo Suárez
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