Alxaraf : "Exodus" / Tino van der Sman : "Curioso impertinente"

samedi 18 mai 2024 par Claude Worms

Alxaraf : "Exodus" — un CD, autoproduction, 2024.

Tino van der Sman : "Curioso impertinente" — un CD, atoproduction, 2016.

On ne compte plus les expériences de "fusion", dialogue, collage, etc. (chacun choisira le terme qui lui convient) entre le flamenco et les musiques arabo-andalouses. Par contre, bien qu’ils aient été tout aussi indissociables du "melting pot" andalou, les chants sacrés et profanes séfarades n’ont guère inspiré jusqu’à présent les musiciens flamencos. Ces répertoires ont connu un âge d’or au XIe siècle et se sont transmis et enrichis jusqu’à l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492 et sans doute, d’une manière plus diffuse et clandestine, bien au-delà. Ce relatif manque d’intérêt est d’autant plus surprenant que des musiciens-musicologues solistes et des groupes spécialisés l’ont amplement enregistré : Eduardo Paniagua, Felipe Curiel, Judith Cohen, Rosa Zaragoza, Adela Rubio, Santiago Blasco, Joaquín Díaz, Raíces, Cantábile, Arboleras, Gerineldo... et beaucoup d’autres (cf. ci-dessous, notre "anthologie"). C’est dire si "Exodus" est à la fois un album original et bienvenu.

Selon le court texte de présentation du livret, qui reproduit fidèlement toutes les letras (merci !), les trois membres du trio Alxaraf (Tino van der Sman (guitare, laúd, bouzouki, charango et contrebasse), Vicente Gelo (chant) et David Chupete (percussions) "ont recueilli quelques uns des thèmes les plus représentatifs de la musique séfarade qui perdurent actuellement grâce à la tradition orale, et l’ont jumelée avec le flamenco" — "jumelés" est un terme trop faible pour rendre compte de l’expression du texte ("la hemos hermanado con el flamenco"), mais nous n’avons pas trouvé mieux. "De manière subtile et créative", ajoutent-ils...

... Effectivement, c’est bien le cas. Globalement, la matière première mélodique des neuf compositions du programme appartient aux musiques séfarades, le flamenco apportant pour sa part les harmonisations, l’interprétation vocale et, moins systématiquement, quelques compases. Ajoutons que le dialogue peut aussi dans certaines pièces être textuel, avec des incises de letras flamencas traditionnelles judicieusement choisies.

La première qualité du travail des trois musiciens est leur respect pour les mélodies originales, même si elles sont parfois légèrement remaniées pour assurer la continuité avec les cantes qui leur sont associés (l’"anthologie" ci-dessous vous permettra de vous en convaincre). D’un point de vue "flamenco", les arrangements les plus intéressants nous semblent être ceux qui sont basés sur un compás : "Cantiga del fuego" : tangos de Triana et tanguillo ; "Alta va la luna" : por cantiña, conclue par une alegría canonique ("Un puñadito de valientes, una mujer y un cañón...") ; "Matika de ruda" : por siguiriya, conclue opportunément par la letra " ... como los judíos, aunque la ropa me quemen..." (enregistrée par Isabelita de Jerez en 1930 — soleá por bulería), "Los guisados de la berenjena" : quoi de plus savoureux que la bulería façon Morón pour assaisonner une chanson parfois intitulée "Siete modos de guisar las berenjenas" ? (conclusion non dénuée d’humour sur la letra "Me pongo a comer y no como..." chère à La Fernanda).

La "Semblanza de la petenera" nécessite un paragraphe à elle seule, parce qu’elle synthétise l’écheveau impénétrable des apports et des idas y vueltas qui ont fini par accoucher du flamenco (en fait, toujours pas fini, c’est encore en cours). Dans l’ordre de la pièce : une chanson séfarade bien connue, "A la una yo naci" — le plan adopté ici, strophe ad lib. / couplet a compás (6/8 + 3/4), correspond à celui de la petenera flamenca ; petenera flamenca (évidemment sur la letra "Donde vas, bella judía...") ; petenera mexicaine (jarocha), mesure à 3/8 syncopée ("La petenera, señores, nadie la sabe cantar...") / reprise de "A la una yo nací", sur le rythme de la petenera jarocha. Faustino Nuñez, dans son blog ("El afinador de noticias"), avait débusqué un entrefilet d’un journal de 1826 annonçant que "le grand Luis Alonso, directeur du théâtre gaditan del Balón, fondé en 1811 par Manuel García (ténor, grand ami de Rossini et père de La Malibran et de Pauline Viardot — NDR), dansera la petenera américaine". Pour faire bonne mesure, ajoutons le "Romance de la monja", non sans parenté mélodique avec les précédentes, qui nous est parvenu grâce José de los Reyes "Negro del Puerto" (cf. galerie sonore). Chacun pourra tirer de ce beau "portrait de la petenera" la généalogie qui lui conviendra, elle restera incertaine et probablement incomplète.

Des cellules rythmiques binaires ou ternaires sont appliquées aux autres mélodies, à l’exception de "Yo m’enamoré d’un aire" dans un 5/8 particulièrement accrocheur. Après ses versions por fandango puis por soleá, la bambera qui y est incluse ("Eres chiquita y bonita...", Pepe Pinto et Pastora Pavón "Niña de los Peines") se trouve donc adaptée à une signature rythmique qui semble en voie de devenir un nouveau compás, si l’on en juge par la fréquence de ses usages récents, tant pour le baile que pour le cante — la codification du répertoire flamenco n’est pas achevée, écrivions-nous précédemment.

Les arrangements instrumentaux sont conçus en subtils entrelacs de cordes pincées, fréquemment sur des motifs mélodiques ou harmoniques récurrents mais variés quant à leurs textures, avec la complicité ponctuelle de Socrates Mastrodinos (bouzouki) et de Gal Maestro (contrebasse). Les chœurs (Paula Ramírez, Esperanza Garrido, Jeromo Segura et Ale Villaescusa) en duo ou quatuor sont pour une fois distillés avec une parcimonie de bon aloi, pour des estribillos qui prolongent les courbes mélodiques des chansons et en diversifient l’ambitus et la dynamique.

En ces temps sinistres de déportations, massacres et autres crimes de guerre, "Exodus", par la sérénité de ses ambiances sonores, vient à point nommé nous rappeler qu’il exista une "Espagne des trois cultures" représentée entre autres par les musiques d’Al-Andalus. Raison de plus pour écouter ce bel album.

Claude Worms

Galerie sonore

"Semblanza a la petenera"
Alxarat/Exodus
"A la una yo nací"
Françoise Atlan/Romances séfardies (Sephardic Songs) (2005)
"Petenera huasteca"
Los Folkloristas/Latinoamérica (1995)
"Romance de la monja"
Rafael Jiménez Falo

"Semblanza de la petenera" — Alxaraf

"A la una yo nací" — Françoise Atlan

"Petenera huasteca" (extrait) — Los Folkloristas

"Romance de la monja" (extrait) — Rafael Jiménez "Falo" (chant) / José Luis López (violoncelle)

"Matika de ruda" (Alxaraf)
Alxarat/Exodus
"Matica de ruda" (Esther Ofarim)
Esther Ofarim

"Matika de ruda" — Alxaraf

"Matica de ruda" — Esther Ofarim

"Los guisados de la berenjena" (Alxaraf)
Alxarat/Exodus
"Los guisados de la berenjena" (Ensemble Aman Aman)
Aman Aman/Musica I Cants Sefardis (2007)

"Los guisados de la berenjena" — Alxaraf

"Los guisados de la berenjena" — Ensemble Aram Aram

Petite anthologie de versions non flamencas des autres chants sépharades de l’album :

"Cantiga del fuego"
Emilio Villalba
"Adiós, querida"

"Cantiga del fuego" — Sara Marina et Ensemble Sephardica (Emilio Villalba)

"Adiós, querida" — Ensemble Escarramán

"Alta es la luna"
Samira Kadiri & Nabil Akbib/De Una Orilla A Otra (1969)

"Alta es la luna" — Samira Kadiri et Ensemble Arabesque (Nabil Akbib)

"Noches, noches" — Brigiette Lesne

"La rosa enflorece"
"Noches, noches"
Brigitte Lesne/Ave Eva : Chansons de femmes des XIIe et XIIIe siècles (1995)

"La rosa enflorece" — Equidad Bares (chant et percussions) / Dominique Regef (rebec) / Dariusch Zarbafian (percussions)

"Yo me enamoré d’un aire" — Anonyme

Nous ne pouvions laisser passer cette occasion de revenir (un peu plus) brièvement sur le troisième album de Tino van der Sman, "Curioso impertinente" — le dernier à ce jour, mais pas vraiment une nouveauté puisqu’il est sorti en 2016. Dans son texte de présentation, le guitariste nous apprend que l’on désignait ainsi au XIXe siècle les voyageurs romantiques qui visitaient l’Andalousie en quête du "grand frisson gitan". En l’occurrence, le curieux impertinent serait donc hollandais, mais l’expression ne nous semble guère adéquate.

D’une part, Tino van der Sman a dépassé depuis longtemps le stade de la curiosité, tant il parle-joue flamenco sans accent, mais non sans "sello propio". C’est sans doute ce qui explique le prologue élogieux de Gerardo Nuñez et les collaborations d’invités de marque, tels Rocío Márquez, Jeromo Segura et Vicente Gelo (chant) ; Miguel Ángel Cortés et Juan Antonio Suárez "Cano" (guitare) ; Antonio Coronel, Cepillo et José Carrasco (percussions) ou Antonio Molina "el Choro" (palmas). En témoignent trois pièces parfaitement idiomatiques : le lyrisme de la minera ("Donde candelilla hubo"), le torrent mélodique sur tempo d’enfer des alegrías en Mi majeur (“La alegría del valle" — cantiña originale par Jeromo Segura pour conclure) et une bulería jérézane dans les règles de l’art et du soniquete, donc "por medio" avec une dernière falseta modulant à la tonalité majeure homonyme (La majeur) —première partie enchâssant sans répit les falsetas "a cuerda pelá" ("La mano del labriego").

D’autre part, on chercherait en vain dans ce disque une quelconque impertinence. Tino van der Sman entend y rendre hommage à sa ville d’adoption, Séville, dont il respecte à la fois dans toutes ses pièces le primat de l’inspiration mélodique sur tout autre paramètre musical et, par deux fois, les œuvres empruntées à des compositeurs emblématiques. Commençons par celles-ci, en précisant d’abord que le respect n’empêche pas la liberté de l’adaptation (ce serait plutôt l’inverse). Isaac Albéniz n’est certes pas sévillan de naissance, mais une partie de son œuvre l’est incontestablement, dont une malagueña (n° 3 des "Seis hojas de albúm" opus 135, 1890), qui nous est présentée ici dans sa tonalité d’origine, Mi mineur (avec ostinato dans le mode flamenco relatif, sur Si). Rebaptisée "Que por mi...", elle est précédée d’une ample introduction harmoniquement plus contemporaine, puis interprétée sur un rythme que nous qualifierions actuellement d’"abandolao" (c’était celui des malagueñas de baile telles qu’avait pu les entendre Albéniz) interrompu par deux cantes ad lib., le premier en duo de guitares, le second (une sorte de malagueña-granaína originale) chanté par Vicente Gelo. S’il est un trio de compositeurs et de paroliers qui personnifie Séville, c’est bien celui formé par Valverde, León et Quiroga. Tino van der Sman nous offre sa version de "Ojos verdes", en tonalité de Ré majeur (sixième corde en Ré) : une série de paraphrases et de variations que n’aurait pas reniées Joe Pass, d’abord ad lib. avec ponctuations por zambra (accord de D13 puis balancement V-I, accords de Am(b5) et D(b9) avec une pédale d’harmonie Mib/La aux voix intermédiaires), puis a compás de rumba frénétique — pour la coda, une délicieuse partie vocale de Marta Santamaría, en quasi scat achevée par l’estribillo "Ojos verdes, verdes ojos...".

Quatre pièces ne sont pas assignables à ces deux premières catégories et témoignent de la versatilité du compositeur. Commençons par l’un des sommets du disque, la "Marcha por Síria". Elle pourrait être rapprochée de la tradition sévillane des marches processionnelles, illustrée notamment par Manuel Font i de Anta. Nous la qualifierions plutôt de marche funèbre (rappelons-nous le contexte syrien de l’époque), d’où le choix de la sombre tonalité de Do mineur, encore accentuée par la profondeur des graves (sixième corde en Do) et par l’accord de Cm9 qui sonne comme un glas dès les premières secondes — forme A / B / A’, avec un long et magnifique trémolo central. "Jardín antiguo" (ballade binaire en tonalité de Ré mineur) pare de savants épisodes polyphoniques (duo de guitares avec Miguel Ángel Cortés) et d’un délicat arrangement de cordes (Nico Langenhuijsen) un poème de Luis Cernuda chantée par Rocío Márquez. La bulería "Anicha" ("por arriba"), toute en volutes mélodiques, pourrait être incluse dans la lignée des bulerías "de concert", dont la tradition remonte à l’"Impetú" de Mario Escudero — avec cependant quelques épisodes moderato, dont un en trémolo. "Curiosos impertinentes" est une rumba en mode flamenco sur Do# structurée selon les usages du jazz : exposés des thèmes par Tino van der Sman et Juan Antonio Suárez "Cano", chorus des deux guitaristes et de Ranfis "el Niche" Nardos Arrieta (trompette et bugle). Enfin, le programme s’achève sur un battement de cœur, textuellement puisque c’est lui qui donne le "compás" d’une pièce dont les irisations cristallines et le dépouillement nous ont rappelé le style de Salvador Andrades.

Un dernier mot pour saluer la qualité et l’originalité des photos et du design de la jaquette, signés Félix Vázquez, Daniel Pérez Galisteo et Feikje Boertjens.

Claude Worms

Galerie sonore :

"La mano del labriego"
Tino Van Der Sman/Curioso Impertiente (2015)

"La mano del labriego" — composition et guitare : Tino van der Sman / percussions : José Carrasco.

"Marcha por Síria"
Tino Van Der Sman/Curioso Impertiente (2015)

"Marcha por Síria" — composition et guitare : Tino van der Sman.

"Ojos verdes"
Tino Van Der Sman/Curioso Impertiente (2015)

"Ojos verdes" — arrangement et guitare : Tino van der Sman / chant : Marta Santamaría / percussions : José Carrasco.


"Semblanza a la petenera"
"A la una yo nací"
"Petenera huasteca"
"Romance de la monja"
"Matika de ruda" (Alxaraf)
"Matica de ruda" (Esther Ofarim)
"Los guisados de la berenjena" (Alxaraf)
"Los guisados de la berenjena" (Ensemble Aman Aman)
"Cantiga del fuego"
"Noches, noches"
"Alta es la luna"
"Adiós, querida"
"La rosa enflorece"
"Yo me enamoré d’un aire"
"La mano del labriego"
"Marcha por Síria"
"Ojos verdes"




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