José "el Marqués" : "Cantes del Marqués"

jeudi 20 mars 2025 par Claude Worms

José "el Marquès" : "Cantes del Marqués" — un CD, autoproduction, 2024.

De J.S. Bach à Britten, les violoncellistes classiques disposent d’un abondant répertoire soliste, composé surtout aux XVIIIe et XXe siècles. Pendant la période baroque et préclassique, il s’agit essentiellement de suites et de sonates avec ou sans basse continue : Abel, Bononcini, Dall’Abaco, Graziani, Lanzetti, Locatelli, Platti, Valentini, Vivaldi, etc. — encore omettons-nous les pièces pour viole de gambe, surtout anglaises et françaises. Au XXe siècle, nombreux sont les compositeurs qui ont renoué avec cette tradition de la sonate ou de la suite pour violoncelle seul : Bloch, Cassado, Crumb, Fortner, Goubaïdoulina, Hindemith, Jolivet, Kodály, Ligeti, Reger, Zimmermann, etc. Quelques contrebassistes et violoncellistes de jazz, beaucoup moins nombreux, s’y sont aussi essayés. Oscar Pettiford et Dave Holland sont les plus connus, mais ne doivent pas faire oublier, entre autres, Jean-Charles Capon, Vincent Courtois, Erik Friedlander, Fred Katz, Eric Longsworth, Ana Carla Maza ou Ernst Reijseger.

Par contre, si le violoncelle a depuis plusieurs décennies droit de cité dans l’instrumentarium du flamenco, surtout pour des musiques de scène, il aura fallu attendre 2025 et ces "Cantes del Marqués" pour qu’il enrichisse enfin la gamme des instruments solistes "flamencos" — José Luis López "José el Marqués" avait déjà signé en 2009 une remarquable "Soleando Suite", mais avec des partenaires. Cette fois, il s’agit d’un album strictement soliste. Nous avons surtout fait référence ci-dessus à des sonates et à des suites parce qu’il nous semble que l’ordre des dix pièces du programme est pensé à grande échelle pour constituer une "suite flamenca", notamment du fait de la polarisation de la majorité d’entre elles autour de deux pôles tonaux ou modaux, Sol et Ré (relations de quinte ou de quarte selon l’ordre de succession) — l’accordage de l’instrument y est sans doute pour quelque chose, mais pas seulement. Trois font exception, mais sont en étroite relation avec celles qui les encadrent : un fandango en mode flamenco sur Si et Sol majeur, entre une nana en Sol mineur et un garrotín en Sol majeur ; un romance en mode dorien sur Do entre le garrotín et une petenera en mode flamenco sur Sol et Do mineur (relations de quarte puis de quinte) ; une minera en mode flamenco sur La, entre la petenera et une guajira en Ré majeur (relation de quarte avec cette dernière).

Après avoir longtemps pratiqué la musique de chambre classique, José "el Marqués" a mis à profit son expérience au sein du trio Camerata Flamenco Project dont il est l’un des fondateurs, avec Pablo Suárez (piano) et Ramiro Obedman (flûte, saxophones soprano et ténor). Tous les disques (Avant-Garde, Impressions et Falla 3.0) et concerts du groupe, fréquemment élargi en quintet avec José Miguel Garzón (contrebasse) et Karo Sampela (batterie), réfutent brillamment la doxa puriste, heureusement en voie d’extinction, selon laquelle la guitare serait le seul instrument acceptable pour le flamenco "authentique". Il était donc particulièrement qualifié pour relever le défi de la composition flamenca pour violoncelle, d’autant qu’il collabore régulièrement avec quelque un(e)s des plus fin(e)s musicien(ne)s du flamenco contemporain, cantaore(a)s et chorégraphes : Carmen Linares, Rafael Jiménez "Falo", Rafaela Carrasco, José Maya, Juan Ramírez, etc.

On prétend fréquemment que le violoncelle est l’instrument le plus proche de la voix humaine ; du moins pour le répertoire classique car, pour le jazz et la musique contemporaine, il conviendrait de lui ajouter quelques instruments à vent (notamment la trompette, le trombone et les saxophones) et l’harmonica pour le blues. Comme le titre de l’album l’indique, José "el Marqués" entend doter son instrument d’une voix flamenca. Les titres de chaque pièce enfoncent le clou : une référence à un palo ou un cante suivie de l’attribution "del Marqués".

Nous avons souvent relevé les similitudes les techniques du cante et de celles du bel canto baroque. La longueur de souffle trouve évidemment son équivalent dans la tenue des notes par l’archet. L’ornementation mélismatique est figurée par de rapides gruppettos, auxquels s’ajoutent des trilles et un usage expressif du vibrato et de micro-intervalles non tempérés ; les passages de registre (voix de poitrine / voix de tête) par de larges sauts d’intervalles ; le portamento par des glissandos de main gauche ; le messa di voce par des crescendos / decrescendos sur des tenues de note. La précision de l’articulation et la variété des coups d’archet permettent à la fois de reproduire les entames "vocales" (contrastes entre attaques explosives et notes "aspirées") et de modeler le phasé comme le ferait un cantaor : usage fin du rubato, accentuation de certaines "syllabes" d’une letra fictive, courtes césures rythmiques et silences plus longs pour les reprises de souffle. Les moyens propres au violoncelle permettent d’ajouter quelques ressources inaccessibles à la voix, notamment la circulation sans rupture des motifs mélodiques sur plusieurs octaves (ébauches de contrepoints) et des volutes arpégées effervescentes qui accroissent la tension vocale sur les fins de "tercios".

D’autre part, José del Marqués prend soin de suggérer autant que possible l’accompagnement harmonique du cante, surtout par des basses qui ponctuent les mélodiques, parfois enchaînées en marches harmoniques : notes pincées sur une corde à vide ou jouées en "tapping" par un doigt de la main gauche. Dans tous les cas, il s’agit bien de cantes del Marqués. Le compositeur ne tombe jamais dans la facilité, trop prévisible et anecdotique, qui consisterait à reproduire des modèles mélodiques de la nomenclature traditionnelle, mais introduit cependant dans ses propres cantes quelques tournures mélodiques qui les rendent immédiatement identifiables. De même, il fait un usage parcimonieux des réalisations du compás, soit pour la section conclusive de longs développements ad lib. (mais non dépourvus de pulsation), soit à fonction de ritornellos.

D’un point de vue formel et stylistique, les pièces de l’album peuvent être classées en deux groupes.

1 ] Certaines adoptent plus ou moins étroitement la structure des duos chant / guitare. C’est le cas notamment des "Fandangos del Marqués". L’introduction pourrait être l’équivalent d’un "temple" en mode flamenco sur Si (por granaína diraient les guitaristes) sur les deux premiers degrés du mode, avec un passage par la note Sib (donc C7 - B). suit une séquence de rythme "abandolao" (volutes entrecoupées de brefs traits mélodiques) dont la séquence harmonique prépare celle du fandango proprement dit : : G – D - C – B, puis C – B. Le rallentando final suivi d’un point d’orgue lance le premier cante à la manière de l’introduction d’un guitariste (de (0’38 à 1’09). Le premier cante (de 2’10 à 3’01) suit la modulation typique des fandangos à la tonalité majeure relative (Sol majeur), en six tercios concluant respectivement sur G, C, G, D, G et B (via C : retour au mode flamenco sur Si). Chaque tercio est suivi d’une "réponse" en pizzicati, à l’exception du cinquième, qui est lié "sur le souffle" au dernier. Celui-ci porte un très long mélisme qui nous a rappelé le style de Manuel Vallejo, dont l’entrée est marqué en deux coups d’archet virulents par un saut ascendant d’une octave plus une tierce (Si - Ré# — 2’31). Suivent un second bref intermède "abandalao" (3’02 à 3’08), un deuxième cante, avec la même liaison des deux derniers tercios mais cette fois des "réponses" plus longues" jouées à l’archet, et une coda elliptique qui revient, non sans humour, à un rythme "abandolao" des plus guilleret.

La minera (mode flamenco sur La et tonalité de Fa majeur) s’apparente aux fandangos quant à sa structure. Mais l’introduction ad lib. est nettement plus longue et dépasse la fonction d’un simple "temple" pour installer un affect sombre et tendu. A partir de 1’28, le cante suit la structure bimodale des fandangos (six tercios concluant successivement sur F, Bb, F, C, F et A via Bb), le compositeur prenant soin d’insister le cinquième degré diminué du mode flamenco (note Mib, accord de F7) caractéristique des cantes de minas. Pas de "réponses" ici, mais des basses disséminées sur chaque tercio figurent les ponctuations harmoniques internes. Le dernier tercio fait office de coda, avec un double développement mélismatique "sur le souffle", (d’abord sur Bb / C / F / Bb puis Bb / C / Bb / A) effectivement fréquente dans les modèles mélodiques de minera, taranta et ccartagenera.

Après une introduction en pizzicati et harmoniques (cadence flamenca II - I sur D, dominante de Sol majeur, tonalité de la pièce) les alegrías utilisent le compás traditionnel en rasgueados pour structurer un rondo varié dont il est le refrain. Les rasgueados sont figurés par des accords joués à l’archet dont les attaques font ressortir alternativement basses harmoniques et aigus mélodiques. Les nuances dynamiques soulignent les contretemps caractéristiques des "remates". La première séquence met habilement en évidence un chromatisme ascendant Mi / Fa bécarre (accords de G13 et Fm — ce dernier relatif de Ab, pour une cadence flamenca II - I sur la tonique, donc ici Ab - G, fréquente dans les alegrías). La seconde renoue avec la cadence "classique" IV - I - V - I. Mais elle est tronquée par une suspension sur l’accord de D7 (note Fa#) qui lance une paraphrase du fameux "tiriti trán". Le même procédé introduit ensuite un premier cante inspiré très librement de l’estribillo (ou "coletilla") traditionnel. Dès lors, les cantes auront fonction de refrain, jusqu’à une coda de type "remate" — une gamme descendante virtuose, comme il se doit.

La petenera (mode flamenco sur Sol et modulations à la tonalité de Do mineur) commencent par de longs traits descendants sur la cadence flamenca (Cm - Bb - Ab - G) insistant sur le premier et le quatrième degré (Sol et Do, ce dernier annonçant la modulation épisodique du cante), suivis de volutes haletantes concluant sur Do pour une paraphrase de l’entame du cante en quatre tercios (conclusions sur Cm, G, Bb et G — 0’40 à 1’25). Mais la suite s’écarte sensiblement de la structure traditionnelle, remplacée par un long motif en notes alternées d’une superbe gravité, alla Bach (1’25 - 1’54), sur des intervalles d’octave plus tierce (Do / Mib ; Sib / Ré) puis de sixte (Sib / Sol ; Fa / Ré ... et enfin Ré / Si bécarre pour revenir à l’accord du premier degré du mode, G). La suite reprend ce matériau compositionnel jusqu’au la fusion simultanée des notes de ces intervalles (doubles cordes) puis une phrase ascensionnelle lumineuse en notes détachées (à partir de 2’58) partant de l’accord de Cm pour s’achever en apesanteur sur un Si bécarre (G).

La farruca (Ré mineur) commence par une longue introduction solennelle sur la séquence harmonique traditionnelle (accords de dominante, sous-dominante et tonique — jusqu’à 2’12). Après un premier cante souligné de doubles cordes intermittentes (2’12 - 3’37), José "el Marqués" enchaîne avec un tango argentin (il a longtemps fait partie du groupe Malevaje...) sur un ostinato de quatre notes d’abord exposé en pizzicati (Ré / Fa / Sib / Ré) puis hérissé de couples contretemps / syncopes rageurs joués à l’archet (dernière et première croches de la mesure à 4/4) qui débouche finalement sur le paseo traditionnel de la faruca (3’38 - 4’54). Après un deuxième cante alternant phrases "vocales" rubato et "réponses" a compás (4’55 - 6’03), la dernière section s’inspire plutôt du baile, avec des traits virtuoses à l’archet figurant les pas de l’escobilla. Enfin, une phrase ascendante (6’54) amorce une coda "vocale" apaisée. On rêverait de voir cette farruca dansée par Patricia Guerrero, Paula Comitre, Leonor Leal, Chloé Brûlé, Isabel Bayón, Manuel Liñán, David Coria, Iván Vargas, Marco Flores... (nous vous laissons le soin de compléter cette liste).

2] Un deuxième groupe est constitué de compositions qui, bien que solidement ancrées dans le cante, se rapprochent plus nettement des langages baroque et classique, voire médiéval ("Liturgia", la seule non connotée à un palo ou à un cante). D’abord, deux pièces qui nous semblent inspirées par des collaborations récentes de José "el Marqués". Avec José Maya pour "Liturgia" — le titre est d’ailleurs identique à celui du spectacle que nous avions vu en 2023 lors du XXVIIe Festival Flamenco de Jerez). Liturgie aussi par la structure et le dépouillement d’un jeu intégralement en attaques pincéeq : d’abord une psalmodie en mode flamenco sur La et dans sa tonalité mineure relative, Ré mineur, avec de nombreux glissandos et "bends" pour les inflexions "vocales" ; puis un conduit, les doubles cordes permettant la scansion d’un rythme processionnel portant un motif mélodique répétitif exposé d’abord dans les aigus, puis dans le médium de l’instrument. Avec Rafael Jiménez "Falo" pour le romance, dont le ton dramatique sinon l’écriture est comparable à celle du "Romance de la monja contra su voluntad" transmis par José de los Reyes "el Negro de el Puerto" et arrangé par les deux musiciens pour duo chant : violoncelle (El Cante en movimiento). Le violoncelliste a conçu des mélopées originales pour une sorte de thrène glaçant en mode dorien sur Do, dans un ambitus austèrement resserré. Les trilles d’expression y sont de toute beauté.

Sur un bourdon de Sol, l’introduction de la nana (Sol mineur) repose sur l’émouvant dénuement d’une gamme descendante Ré / Do / Sib / La / Sol. Ses deux reprises, pour la coda et au centre de la pièce, encadrent deux cantes dont les passages en doubles cordes intensifient l’expressivité mélodique (0’38 - 1’47, puis 2’21 - 5’02). Les suspensions insistantes sur la note Si bécarre rappellent l’ambigüité modale das nanas traditionnelles. Lors de la reprise centrale du thème introductif, l’apparition fugace d’un Do# hors tonalité (2’05) change brusquement la lumière intime qui baigne la composition — il suffit parfois d’une note... Les portamento ascendants qui retardent à dessein l’exacte intonation des notes cibles nous ont rappelé la voix et la tendre fragilité d’Inés Bacán ("Cansada marisma").

La guajira (Ré majeur) est basée sur une structure baroque prélude et danse. Le prélude en adopte le plan tonique / modulation à la dominante / tonique. La modulation à la dominante fait cependant l’objet de deux traitements : le premier "flamenco", avec une longue cadence C - Bb - A, donc en mode flamenco sur La (1’24 - 1’49) ; le second "classique", en V - I sur la tonalité de la dominante (E7/G# - A — 1’55 - 2’21). Le retour à la tonalité de référence, Ré majeur, est effectué par une basse chromatique ascendante et une cadence IV - V - I (G/B – A7/C# - D) (2’21 - 2’27). Après la reprise de cette section, le prélude s’achève sur une modulation à la tonalité homonyme mineure (Dm/A – Gm/Bb — C — Dm) suivie d’un retour à celle de Ré majeur par un changement d’état de l’accord de sous-dominante (Gm puis G) (3’12 à 3’43). Après le rallentando de rigueur, la danse est une série de variations exhalant un enivrant parfum caribéen sur le paseo traditionnel de la guajira, d’abord en pizzicati puis en alternance pizzicati / archet — et hémiole 6/8 | 3/4 bien sûr, quoi de plus baroque d’ailleurs...

Nous changeons d’époque avec le garrotín (Sol majeur), qui pourrait être qualifié de variations rapsodiques dans le goût romantique sur le thème de l’estribillo, avec quelques notes hors tonalité pour corser l’affaire — le Sol# (3’32) précédé d’une gamme chromatique ascendante (Sol / La / Si / Do# / Ré / Mi / Fa#) pourrait annoncer une modulation à la dominante, Ré majeur, mais elle n’est pas confirmée par la suite. En tout cas, une sorte d’"étude d’exécution transcendante" selon Liszt, avec ascensions pyrotechniques sur deux octaves culminant au La puis au Do 5.

Nous ne pouvons manquer d’associer à la qualité de ce disque la prise de son exemplaire de Javier Monforte qui œuvre avec une égale expertise pour Camerata Flamenco Project. Pour décrire la beauté de ces compositions et de leur interprétation, il faudrait la plume de Jankélévitch, dont nous ne possédons malheureusement pas la maîtrise littéraire. Aussi avons-nous été contraint de recourir à des analyses sans doute par trop pesantes, mais dont nous espérons au moins qu’elles pourront servir de guide d’audition à celles et ceux de nos lectrices et lecteurs qui auront l’heureuse idée d’acquérir cet album. Los Cantes del Marqués est une œuvre exceptionnelle qui fera date dans l’histoire du flamenco instrumental.

Claude Worms

Photo : Paco Manzano

Galerie sonore :

Composition et violoncelle : José "el Marqués.

"Nana del Marqués"
JOSÉ EL MARQUÉS/LOS CANTES DEL MARQUÉS (2024)
"Fandangos del Marqués"
JOSÉ EL MARQUÉS/LOS CANTES DEL MARQUÉS (2024)
"Guajira del Marqués"
JOSÉ EL MARQUÉS/LOS CANTES DEL MARQUÉS (2024)

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