José Fermín Fernández : "Inefable"

vendredi 6 décembre 2024 par Claude Worms

José Fermín Fernández : "Inefable" — un CD, autoproduction, 2024.

Né à Iznalloz, à une quarantaine de kilomètres au nord de Grenade, José Fermín Fernández a remporté en 2019, à vingt-quatre ans, le "Bordón Minero" de La Unión et le premier prix du concours de Córdoba. Cette année-là, trois des quatre finalistes étaient de la province de Grenade, ce qui en dit long sur la vitalité du toque granaíno : lui-même, Álvaro Martinete (Grenade), Alberto López (Baza) et Agustín Carbonel "Bola" (Madrid).

La formation du jeune guitariste est suffisamment atypique pour que nous nous y arrêtions brièvement — nous devons ces informations à une interview réalisée par Pablo San Nicasio pour sa chaîne Chalaura.com, disponible sur Youtube. Le flamenco fait partie de l’univers sonore de la famille, sans que l’enfant s’y intéresse particulièrement. Ses parents écoutent Camarón, Remedios Amaya, Aurora Vargas, La Revuelo, Rafael Farina, Juan Villar, Pansequito, El Turronero, El Lebrijano, etc. Son frère aîné est un bon chanteur et guitariste amateur, mais quand il joue dans la même pièce que lui, son cadet réagit promptement :"Vas t’en, je veux voir a télé". A treize ans, il entend Daniel Heredia, un cousin d’un an plus jeune que lui, jouer la taranta "Fuente y caudal" de Paco de Lucía. C’est le déclic. Il étudie alors la guitare classique avec Alberto Fernández López : huit mois lui suffisent pour maîtriser toutes les techniques de main droite et pour apprendre à déchiffrer des œuvres de Tárrega et des transcriptions de Bach ou d’Albéniz. Il s’initie ensuite au flamenco de manière autodidacte : d’abord les répertoires de Paco Peña et surtout de Sabicas à raison d’une pièce par semaine (son frère possède les partitions nécessaires), puis Paco de Lucía, Tomatito et Vicente Amigo qu’il cite comme ses trois principaux maestros avec Manolo Sanlúcar pour son exigence et sa rigueur : "Pour une falseta que je retiens, j’en mets dix à la poubelle." Il n’a cependant toujours pas de véritable connaissance historique du flamenco, n’a jamais écouté Pastora Pavón "Niña de los Peines" ou Manuel Torres et ignore totalement Enrique Morente — "Que les artistes me pardonnent, je n’étais pas dans le circuit flamenco de Grenade", ajoute-t-il. A ce stade, son apprentissage est assez comparable à celui des apprentis tocaores "étrangers", ce qui ne laisse pas d’être réconfortant pour nous autres pauvres guiris... à la condition d’avoir quelques dons.

Qu’on se rassure cependant, sa virtuosité est suffisamment impressionnante pour qu’il soit rapidement engagé dans des tablaos de Grenade, où il apprend le métier sur le tas : d’abord le Templo del Flamenco d’Antonín Vallejo, puis les caves du Sacromonte (la Rocío, la Venta del Gallo) et la Casa Ana, non sans un détour par Madrid au Corral de la Morería à l’invitation de Juan Andrés Maya. Il accompagne alors Bélen López, Karime Amaya, El Perrete, Miguel "el Rubio"... puis Manolete, La Farruca, El Farru, El Carpeta, Rafael Amargo, Antonio Canales, Luis de Luis, Pepe Torres, Marina Heredia, La Nitra, Guadiana, Sergio "el Colorao", Jaime El Parrón, etc — de quoi rattraper rapidement le temps perdu.

Photo : Festival de Música Folk de Granada

Nous nous sommes attardé sur le parcours de José Fermín Fernández parce qu’il explique sans doute partiellement l’originalité de son style, notamment la rareté des modules d’articulation traditionnels (paseos, llamadas) dans ses compositions qui procèdent en général par enchâssements compacts de falsetas en flux perpétuel — chacune engendrant la suivante par quelque parenté mélodique ou harmonique . Parmi ses guitaristes de référence, il cite également Gerardo Nuñez et Dani de Morón et, pour l’accompagnement du cante, Enrique de Melchor, Manuel Parrilla et Moraíto — aucun des maîtres de Grenade donc, ni les Habichuela ni les Cortés. A l’audition du disque, nous serions tenté d’ajouter l’influence de l’école de Caño Roto, pour la virtuosité et la limpidité du jeu (en particulier la mobilité et la précision de la main gauche) et la densité harmonique des compositions : Jesús del Rosario, Ramón Jiménez et, plus encore, El Viejín et Jerónimo Maya.

Par sa facture, le zapateado qui ouvre l’album ("Hermanos del Cielo") nous a d’ailleurs rappelé le "Wolfgang Amadeus Mozart" de Jerónimo Maya (album "Jerónimo", Alma 100 / Nuevos Medios, 2004) : arpèges et motifs mélodiques étroitement intriqués à un rythme haletant, percés de bref traits ascendants en picado ; épisode en trémolo inhabituel pour ce palo. Jeronimo Maya alternait la tonalité de Mi mineur et son mode flamenco relatif, sur Si ("por granaína"). José Fermín Fernández opte dans la première partie pour la tonalité de Mi majeur mais le trémolo module vers la tonalité de La mineur (cf. transcription) dont la fonction est de lancer une deuxième partie alternant la tonalité de Mi majeur et le mode flamenco placé sur sa dominante, Si (mode "por granaína" dont l’accord de Am(7) est le septième degré). Cette modulation est vigoureusement soulignée par un brusque saut d’octave descendant Ré# / Ré# (troisième système). L’introduction est repris pour la coda.

Nous retrouvons ce même procédé d’encadrement pour la bulería por soleá ("Tío Parrón"). Le motif initial pourrait résumer à lui seul trois traits stylistiques du compositeur. D’abord la concision : il condense en deux compases l’essentiel de l’ADN harmonique du "toque por medio", y compris le "cambio" (modulation à la tonalité majeure homonyme, La majeur) à peine effleuré par un accord de E7 réduit à sa quinte (Si) et sa septième (Ré) à la troisième mesure du premier système (cf. transcription). D’autre part, la volonté de nous surprendre en déjouant nos anticipations : le remate commence par une marche harmonique dans les basses (page 2, deuxième système, deux premières mesures) mais le Do grave que nous attendons pour lancer la résolution sur le premier degré est remplacé par un Do à la double octave supérieure qui lance, non un mouvement mélodique conjoint comme précédemment, mais un mixte mélodie/arpège (deux dernières mesures de la transcription). Enfin, après cette introduction, le dédicataire de la pièce (Jaime "el Parrón") commence son "temple" sans aucun module d’articulation préalable, pas même une "llamada" — suit, a cappella, une soleá d’Agustín Talega ("Deja que pasen tres días..."). Là s’arrête la partie vocale, qui fait place à un déluge guitaristique mêlant organiquement falsetas et remates en chapelets qui diffèrent longuement les rares résolutions sur le premier degré.

Tous deux présents sur la plupart des compositions, Robert Chacón (claviers) se limite avec la sobriété qui convient à des effets ponctuels de coloration et de surlignage, tandis que Miguel "el Cheyenne" offre au guitariste une assise rythmique impeccable. Leur apport est particulièrement précieux dans "Inefable", une bulería en mode flamenco sur Ré# et un régal de jeu contrapuntique à deux guitares avec la complicité d’Ángel Flores. L’introduction ad lib. expose un motif dans les graves ancré sur le deuxième degré, dont les métamorphoses ultérieures a compás opèrent comme un leitmotiv structurant. La pièce est divisée en plusieurs périodes mélodiques séparées par des breaks de percussions avant un final crescendo sur une boucle harmonique arpégée. Par son caractère cyclique et son dialogue guitare / basse (Julián Heredia), le tanguillo "Sanyoga" pourrait être un bel hommage à Gerardo Nuñez et à son "Puente de los alunados" (album "El gallo azul", Flamencos Accidentales, 1987).

Dédiée au maître luthier José López Bellido récemment décédé, la minera ("Maestro de la vida") évite elle aussi le "paseo" sur l’accord de E7 devenu l’un des marqueurs du palo depuis Ramón Montoya. Après un brève introduction, un long et magnifique trémolo occupe la première moitié de la composition : ligne mélodique creusée de larges sauts d’intervalle, comme pour le zapateado, et basses hérissées de mordants expressifs plus qu’ornementaux. Suivent une deuxième section interprétée cantando, toute en élans ascensionnels culminant sur des suspensions harmoniques vibrantes d’émotion, et une coda en arpèges plus convenue. Sous-titré "ritmo de Huelva" et non "fandango de...", "La realidad" élude en effet le "paseo" en rasgueados caractéristique des fandangos de Huelva, fugitivement perceptible une seule fois à 2’30. Il s’agit en fait d’un labyrinthe mélodique aussi déroutant qu’euphorique dont les différents motifs surgissent inopinément des accords du deuxième ou du troisième degré de cadences flamencas qui esquivent, non sans humour, la résolution sur le premier. Comme la coda de la minera, un cante de Jenny de la Charo et un estribillo en chœur (Conchi Heredia et Sergio "el Colorao") nous ramènent dans des parages plus conventionnels — mais était-ce bien utile ?).

"Una falseta es un chiste", selon une définition aphoristique de Paco de Lucía. José Fermín Fernández l’illustre avec humour par l’exercice de style qui clôt l’album. Après un bref rappel de l’introduction de la bulería por soleá, un motif en arpèges lance sur un tempo d’enfer une falseta por bulería qui sera reprise pour le final (là encore, rappel de la structure de "Tío Parrón". A partir de cette entamo entame chère à Tomatito, José Fermín Fernández développe une falseta personnelle mais effectivement très "tomatera", comme les suivantes ("cambio" de rigueur à peine marqué à 1’49) et les multiples remates et compases en rasgueados — le tout effectivement digne du titre, "La Tomatera".

Claude Worms

Photo : Ramón L. Pérez

Transcriptions (Claude Worms) :

"Hermanos del Cielo" (zapateado) — trémolo.

"Hermanos del cielo" (trémolo)

"Tío Parrón" (bulería por soleá) — introduction.

"Tío Parrón" (intro)

Galerie sonore :

"Hermanos del Cielo" (zapateado)
José Fermin Fernández/Inefable (2024)

"Hermanos del cielo" (zapateado) — composition et guitare : José Fermín Fernández / clavier : Robert Chacón / percussions : Miguel "el Cheyenne".

"Tío Parrón" (bulería por soleá)
José Fermin Fernández/Inefable (2024)

"Tío Parrón" (bulería por soleá) — composition et guitare : José Fermín Fernández / chant : Jaime "el Parrón"

"Maestro de la vida. A José López Bellido" (minera)
José Fermin Fernández/Inefable (2024)

"Maestro de la vida" (minera)) — composition et guitare : José Fermín Fernández.


"Hermanos del cielo" (trémolo)
"Tío Parrón" (intro)
"Hermanos del Cielo" (zapateado)
"Tío Parrón" (bulería por soleá)
"Maestro de la vida. A José López Bellido" (minera)




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