samedi 7 janvier 2023 par Claude Worms
Alejandro Hurtado : "Interpreta a Ramón Montoya y Manolo de Huelva. Maestros del Arte Clásico Flamenco" — un CD Hanare, 2022.
Notices (en espagnol) de Pablo Barón, Rodrigo de Zayas et Guillermo Castro Buendía.
Dans le domaine de la musique "savante" européenne, l’interprétation "historiquement informée" est devenue une pratique courante. Le mouvement avait commencé il y a un demi-siècle par les répertoires renaissant et baroque : étude attentive des traités et des témoignages anciens et instruments d’époque (ou copies de). Il s’est depuis étendu aux maîtres classiques et romantiques — ne manquez pas de vous procurer pour quelques euros, entre autres, les intégrales des sonates de Beethoven et de Schubert jouées "on period instruments" par Paul Badura-Skoda (rééditions par Arcana), les quatuor de Haydn par le quatuor Mosaïques (Astrée), ses symphonies par Il Giardino Armonico de Giovanni Antonini (Alpha-Classics). Avec des bonheurs divers, on en est actuellement à appliquer la même démarche à Mahler, Schoenberg, Debussy, Ravel, Stravinsky, etc.
Grâce aux travaux d’Eusebio Rioja, Norberto Torres Cortés et Guillermo Castro Buendía, on s’est enfin avisé que la guitare flamenca, plus que séculaire, pouvait aussi être envisagée sous cet angle, en tant que musique de répertoire. Après l’enregistrement par Alfredo Mesa d’œuvres de Julián Arcas, Trinidad Huerta, El Murciano et Juan Parga ("Guitarra preflamenca", autoproduction, 2016), "Alejandro Hurtado interpreta a Ramón Montoya y Manolo de Huelva" vient à point nommé pour rappeler aux jeunes aficionados que la guitare flamenca n’a pas commencé avec Paco de Lucía, Tomatito ou Vicente Amigo (avec tout le respect que nous portons à ces grands musiciens...) ; et qu’on ne saurait jouer adéquatement leurs compositions sans connaître celles de ces deux " Maestros del Arte Clásico Flamenco" (sous-titre de l’album), et d’ailleurs de quelques autres tels Estebán de Sanlúcar, Niño Ricardo, Sabicas, Mario Escudero, Luis Maravilla, Pepe Martínez, Manuel Cano, etc.
Nul besoin de traités ici, puisque nous disposons fort heureusement des enregistrements originaux de ces deux guitaristes-compositeurs. Par contre, Alejandro Hurtado joue deux instruments d’époque, grâce à la générosité de Rodrigo de Zayas qui lui a prêté pour l’occasion les deux guitares jouées par Ramón Montoya et Manolo de Huelva appartenant à la collection familiale rassemblée par ses parents, Virginia Randolph Harrison et Marius de Zayas. Pablo Barón nous apprend qu’ elles n’avaient pratiquement plus été jouées depuis et qu’elles ont été conservées en parfait état. Alejandro Hurtado fait donc revivre à la fois la "Leona" de Ramón Montoya (la seconde du nom, Viuda de Manuel Ramírez, 1916, et non la première "lionne" d’Antonio de Torres), la guitare de Manolo de Huelva (Santos Hernández, 1937) et les répertoires correspondants. La prise de son (Lauren Serrano) restitue parfaitement leurs timbres respectifs, comme Alejandro Hurtado qui varie considérablement son jeu (attaques notamment) pour rester au plus près des tempéraments très différents des deux maîtres — comme tout musicien, chaque guitariste fait corps avec son instrument qui devient son double sonore, et le choisit (l’adopte) donc en fonction de sa technique, de son esthétique et de sa sensibilité. N’oublions par que pour un tocaor, il ne s’agit pas seulement, et peut-être pas prioritairement, de composer ; il faut aussi "transmettre".
L’œuvre de Ramón Montoya est aisément accessible — cf. "Les fondateurs de la guitare flamenca soliste. Ramón Montoya" . Ses enregistrements ont fait l’objet de plusieurs rééditions, dont la plus recommandable et la plus complète reste celle du label Sonifolk ("El Genio de la Guitarra Flamenca. Grabaciones Históricas. 1923-1936", 1999), savamment préfacée par José Blas Vega. On y trouve non seulement l’intégralité des séances réalisées à Paris les 21 et 22 octobre 1936 pour la Boîte à Musique sous le patronage de Marius de Zayas, mais aussi celles de 1928 - 1933 pour Gramófono (dont les six duos avec le saxophoniste Fernando Vílches) et quelques 78 tours édités par Pathé, de date incertaine (peut-être 1923 selon Blas Vega). Les transcriptions ne manquent pas non plus — nous vous conseillons celles d’Alain Faucher (Affédis, 1998). En Espagne, faute de distribution des disques BAM, ce sont les versions réalisées par Manuel Cano pour Hispavox en 1964 qui ont longtemps fait référence. ("Evocación de la Guitarra de Ramón Montoya" ; réédition en CD en 1992). Ont suivi celles de Paco Peña ("Flamenco Guitare Music of Ramón Montoya and Niño Ricardo", Nimbus Records, 1987 — La rosa, rondeña, soleá, minera, granaína et tango mayor y menor pour Montoya). On ne compte plus les interprétations de la mythique rondeña, entre autres celles de Paco de Lucía (EP "La Guitarra de Paco de Lucía", Hispavox, 1964), Víctor Monge "Serranito" (LP "Aires flamencos, Víctor Monge, Serranito", Hispavox, 1968) et Miguel Ochando ,qui lui ajoute un montage por soleá de falsetas de Montoya et Sabicas ("Memoria", Ambar, 2007).
Alejandro Hurtado a extrait cinq pièces des enregistrement de 1936, logiquement puisqu’ils avaient été réalisés avec "La Leona" : deux compositions originellement destinées au bailaor Francisco Mendoza Ríos "Faíco" (tangos et farruca), sans doute considérablement remaniées depuis leur création ; trois chefs d’œuvre sur les "palos libres" qui ont assuré sa renommée — granaína, rondeña et minera, pour laquelle nous disposons de deux prises distinctes. La n°2, selon la nomenclature usuelle, a été choisie ici parce qu’effectivement plus aboutie et variée, avec notamment un trémolo inexistant dans la n°1. Les versions d’Alejandro Hurtado sont rigoureusement fidèles aux originaux, y compris pour la position du capodastre. Mais, comme tout grand interprète, il met en évidence les traits stylistiques du compositeur, dont il s’approprie le lyrisme par le choix judicieux des tempos et un usage sensible et intelligent du rubato, des couples accelerando/rallentando et des nuances dynamiques. D’autre part, la limpidité de l’exécution, analytique sans être démonstrative, éclaire opportunément la logique des structures globales (cf. Galerie sonore). Elle est particulièrement efficiente pour les "palos a compás", farruca et surtout tango. On sait que tiento, tango et tanguillo ont longtemps été rythmiquement peu différenciés. C’était encore le cas à l’époque de ces enregistrements. En guitariste du XXIe siècle, Alejandro Hurtado les distinguent nettement par ses phrasés (entre autres, l’attention qu’il porte à la distinction des groupes binaires et ternaires), de sorte qu’il transforme la composition, tout en en respectant strictement le "texte", en une suite tiento/tango/tanguillo. Ce qui tendrait à démontrer qu’une bonne interprétation "historiquement informée" est indissociable d’un regard rétrospectif sur l’évolution d’un genre musical.
Reconstruire la musique de Manuel Gómez Vélez "Manolo de Huelva" est une tâche beaucoup plus ardue, du fait de la rareté de ses disques officiels, sans doute due à sa répugnance à divulguer ses falsetas et à sa hantise d’être copié, devenues légendaires. Rappelons que, lors de la seule tournée d’Ópera Flamenca à laquelle il ait participé, il jouait dissimulé derrière un paravent — cf. "Les fondateurs de la guitare flamenca soliste. Manolo de Huelva". On ne lui connaît que quelques faces commerciales avec Enrique Orozco, Manuel Centeno, Canalejas de Puerto Real et Manuel Vallejo (aucun solo). Il s’y acquitte de l’accompagnement du cante en bon professionnel compétent, mais se contente du minimum syndical pour les falsetas... Nous devons donc là encore l’essentiel de son legs discographique à l’afición et au mécénat de Marius de Zayas et Virginia Randolph Harrison qui l’enregistrèrent et le filmèrent (cette dernière transcrivit même une partie de ses falsetas) entre 1938 et 1966, non sans s’engager à ne pas les divulguer jusqu’au décès du guitariste. Rodrigo de Zayas nous avait donné un avant-goût de ces trésors avec le "Concierto de Arte Clásico Flamenco" qui couplait six solos (sevillanas, siguiriyas, alegrías, caña et deux soleares) avec l’intégrale des sessions de Montoya pour la BAM (double LP Dial Discos, 1984). Il nous en offrit ensuite l’intégralité en un coffret de six CDs et un DVD (avec Encarnación López Júlvez "La Argentinita" et sa sœur, Pilar López) — Pasarela, 2015. Cf. "Manolo de Huelva accompagne..." ou "Manolo de Huelva acompaña..." (version en espagnol). Cependant, même ses enregistrements privés en solo s’apparentent plutôt à des accompagnements... sans chant (d’où le titre du coffret), peut-être pour divulguer le moins possible de ses compositions, sans doute aussi parce que, en tenant de la stricte orthodoxie, il considérait que l’usage de la guitare flamenca devait se limiter à l’accompagnement — à tel point qu’Enrique Morente a pu utiliser sa caña sans y rien changer pour réaliser un duo posthume avec le guitariste ("Caña de Tío José ’el Granaíno’", album "El pequeño reloj", EMI, 2003). Cette conception est importante pour comprendre le style lapidaire de Manolo de Huelva, comme son attachement au jeu monodique "a cuerda pelá" (attaque butée du pouce ou "picado)", paradoxale pour un musicien qui commença sa carrière en tant que guitariste classique avant de se convertir au "toque", mais qui fait merveille pour les "palos a compás" qu’il affectionne particulièrement. On peut lui attribuer, comme à Niño Ricardo (ils furent tous deux les seconds guitaristes de Javier Molina au Café Novedades de Séville), sinon la création (vraisemblablement due à Javier Molina, mais il était encore plus rétif à l’enregistrement), du moins la popularisation du toque por bulería tel que nous le connaissons aujourd’hui (alternance 6/8 | 3/4 pour le compás "standard") et de l’accompagnement actuel des fandangos de Huelva (superposition d’un rythme harmonique binaire à un rythme externe ternaire). Alejandro Hurtado joue aussi les alegrías en Sol majeur et Sol mineur de Javier Molina, également transmises dans une version différente par Parrilla de Jerez. Certaines falsetas por siguiriya que l’on trouve aussi chez Perico "el del Lunar" confirment cette connexion Manolo de Huelva-Jerez.
Alejandro Hurtado a donc d’abord dû se livrer à un travail de recherche, dont on admirera l’exhaustivité, pour reconstituer le répertoire de Manolo de Huelva. La plupart des falsetas sont issues des archives Zayas (enregistrements en solo et accompagnements pour La Argentinita, La Pompi, Felipe de Triana, etc.) auxquelles s’ajoutent quelques enregistrements historiques — "María de la O", "María Magdalena" (cuplés por bulería) et "Llego el frutero" (pregón por bulería) avec Manuel Vallejo, par exemple. La serrana est basée sur des accompagnements de siguiriyas "por arriba". Chaque pièce est également d’une remarquable cohérence, assurée par l’habileté de l’ordre de succession des falsetas.
Quelle que soit la technique de main droite qu’ il utilise, et quel que soit le tempo, Manolo de Huelva est toujours d’ une précision rythmique diabolique. L’exécution est puissante et claire, avec un détaché exceptionnel de chaque attaque (picado, trémolo), et une utilisation très efficace du silence. Mais c’ est surtout sa technique de pouce qui est éblouissante : attaque dynamique et très sèche, y compris pour des arpèges d’ accord très rapides, conclus en général par un "apagado" (cordes étouffées). Il utilise fréquemment cette technique en substitution aux rasgueados, soit pour des ponctuations, soit pour réaliser des "medios compases" ternaires pour l’ accompagnement des bulerías. Ses rasgueados de ponctuation, sur la technique de base x / a / m / i, sont conclus de la même manière, par une attaque sèche du pouce des graves vers les aiguës, et un "apagado". Alejandro Hurtado parvient à incarner ce jeu "à l’os" avec une fidélité confondante, à tel point qu’on jurerait que les interprètes de Ramón Montoya et de Manolo de Huelva sont deux guitaristes différents.
Aucun mélomane ne se contente d’une seule version de ses œuvres favorites. Comme tous les grands interprètes, Alejandro Hurtado nous fait redécouvrir des compositions dont nous croyions tout connaître. Aussi ce disque vous sera-t-il précieux et indispensable, même si vous possédez déjà les originaux.
Claude Worms
NB : compositions de Manolo de Huelva disponibles sur le site (notation en solfège et tablature) :
Alegrías en Sol et falsetas por bulería
Falsetas por bulería, soleá et serrana
Galerie sonore
Certes, la rondeña de Ramón Montoya est très connue. Mais on ne s’en lasse pas, surtout quand on dispose de deux interprétations fort différentes mais également délectables.
Rondeña — composition et guitare : Ramón Montoya (1936).
Rondeña — composition : Ramón Montoya / guitare : Alejandro Hurtado.
Bulerías — composition : Manolo de Huelva / arrangement et guitare : Alejandro Hurtado.
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