vendredi 8 novembre 2013 par Claude Worms
Transcription intégrale de la composition de Ramón Montoya
Avant sa légendaire collection d’ enregistrements pour la Boîte à Musique ("Arte Clásico Flamenco" - Paris, 1936), Ramón Montoya avait déjà enregistré six 78 tours double face pour le label espagnol Gramófono, en 1927 - 1928 selon José Blas Vega. "La Caña", couplée avec "Soleares en Mi", est le premier disque de cette série (référence AE 2153). C’ est aussi le seul "palo" que le guitariste ne remettra pas sur l’ ouvrage en 1936.
Cette pièce est ainsi la première Caña pour guitare soliste enregistrée. Cette forme est d’ ailleurs rare dans la discographie de la guitare flamenca, sans doute parce que, contrairement aux modèles mélodiques du cante, elle se distingue peu de la Soleá quant au toque.
Nous n’ avons débusqué que trois autres compositions pour guitare soliste sont titrées "Caña" :
_ Un enregistrement de Manolo de Huelva pour la collection Zayas (années 1930) : rééditions en double LP, pour la III Bienal de Arte Flamenco (DIAL Discos 54 9317-18), puis en CD ("Maestros de la guitarra flamenca". Vol. 6 - Planet Records P 1006 CD).
_ Un enregistrement de Juan Serrano, dont nous ignorons la provenance, réédité en CD ("Maestros de la guitarra flamenca. Vol 2" - Planet Records P 1002 CD).
_ Un enregistrement du très rare Cascabel de Jerez : LP "recital de guitarra flamenca por Cascabel de Jerez", Pacific 6 361 D-Std (pas de réédition en CD - nous vous en proposerons prochainement quelques extraits dan notre rubrique "Archives sonores").
Dans la plupart des cas, les guitaristes se contentent de paraphrases des "ayeos" de la Caña et du Polo, et/ou de l’ accompagnement de l’ "escobilla" de la chorégraphie traditionnelle, lui-même basé sur la grille harmonique de ces "ayeos". Rappelons ici que le "ayeo" des deux cantes commence par la même séquence E - F - G - F - E (sur un "medio compás" de six temps), mais qu’ ils diffèrent quant au développement : alors que le "ayeo" de la Caña se limite à la séquence C7 - F, celui du Polo passe ensuite par la séquence D7-G (pour plus de détails, consulter notre article dans la rubrique initiation). Presque tous les compositeurs utilisent indifféremment la grille de l’ une ou de l’ autre (ou des deux...), qu’ ils intitulent leur pièce Caña ou Polo. Beaucoup aussi associent la Soleá à la Caña ou au Polo, qui constituent dans ce cas une coda plus ou moins développée.
Pour guitare soliste :
Mario Escudero : "Tobalo. Soleá con Polo" (LP "Fiesta flamenca" - ABC S 428).
Manuel Cano : "Caña y Polo" (LP "Motivos andaluces. Semblanzas flamencas" - RCA PL 35213) et "Motivos flamencos" (LP "El flamenco fabuloso de Manuel Cano. Andalucía en la guitarra" - Hispavox HH 10295). Dans ces deux pièces, Manuel Cano est le seul guitariste qui prenne soin de distinguer précisément la Caña du Polo.
Juan Serrano : "La fuente de Carmona. Polo" (réédition en CD : "Maestros de la guitarra flamenca" - Planet Records P 1001 CD).
Román El Granaíno : "Soleares con la Caña" (LP "Guitare flamenco" - Le Chant du Monde LDX 7 4367 ; ou 33 tours petit format "Anthologie de la guitare flamenco. II" - Le Chant du Monde LDY 4069).
José Peña : "Soleares y zapateado de la Caña" (LP "Guitare flamenca" - SFP 54.004).
Pour duo de guitares :
Paco de Lucía et Ricardo Modrego : "Fuente de Carmona. Soleá-Caña" (LP "Dos guitarras flamencas de estereo" - Philips 843.105 PY).
Pour trio de guitares :
Sabicas : "Variaciones de la Caña" (LP "Flamenco variations on three guitars" - Decca DL 78957).
Après la méthode de Rafael Marín (1902), la composition de Ramón Montoya nous donne une idée des caractéristiques du "toque por Caña", avant qu’ il ne se confonde définitivement avec le "toque por Soleá :
_ D’ abord, l’ absence de rasgueados, ce qui semble confirmer l’ affirmation de Perico el del Lunar : selon lui, l’ accompagnement originel de la Caña et du Polo ne recourait pas à cette technique. Les rasgueados sont remplacés par un "paseo" sur la séquence Am - C - F (ou Dm) - E, devenu un cliché classique de la Soleá (première ocurrence : page 3, premier et deuxième systèmes ; ou, avec une légère variante harmonique pour les deux premiers temps du compás, page 2, troisième et quatrième systèmes).
_ La fréquence des "medios compases", constitués de cycles de six temps, et non de douze temps. Leur système d’ accentuation reproduit celui des six derniers temps du compás de la Soleá : accents sur les temps 8, 10 et 12. Nous obtenons donc des accents principaux sur les temps 4 et 6 (correspondant au "cierre" harmonique) et secondaire sur le temps 2. Si ce sysème d’ accentuation survit sporadiquement dans nos actuelles Soleares, il est beaucoup plus fréquent pour la Caña et le Polo, sans doute parce qu’ il est caractéristique de la deuxième partie de leurs "ayeos" (sur les séquences C7 - F et D7 - G). Nous soupçonnons d’ ailleurs que le compás primitif des "proto Soleares" était aussi un cycle de 6 temps, ce qui expliquerait la difficultés des guitaristes ayant enregistré au début du XX siècle à développer des mélodies sur 12 temps (9 temps méloques + 3 temps de "cierre" harmonique), sauf à dupliquer un "medio compás", avec ou sans transposition, ou à disposer d’ un contrôle harmonique sur 4.3 temps (cf, ci-dessus le "paseo", ou les compases en rasgueados F - C - F - E). En témoigne fréquemment, dans les enregistrements anciens, ce qui nous appellerions actuellement des "erreurs" de compás, jusque dans les Soleares de Ramón Montoya, ou dans cette Caña (cf : ci-dessous)
_ Plus qu’ un montage alétoire de falsetas, la composition est conçue comme un série (aléatoire elle aussi) de variations sur quelques motifs mélodiques, devenus depuis les matrices de nombreuses falsetas "por Soleá". Tous concluent, à la fin du "medio compás" ou du compás, sur le premier degré ("cierre" sur E). Le plus important est exposé dès le début du solo, en trois "medios compases" successifs qui présentent déjà trois variations. Il est ensuite varié tout au long de la pièce, sur six ou douze temps, par des arpèges et / ou par de légères inflexions mélodiques (premiers exemples : cinq variations successives sur cinq compases, de la page 1, deuxième système, à la page 2, deuxième système).
Un second motif apparaît au dernier système de la page 2, issu d’ ailleurs de la cellule de tête d’ une variante du premier motif (cf : page 2, deuxième système). Il est varié ensuite à deux reprises : de la page 3, troisième système, à la page 4, premier système (avec prolongation sur un "medio compás" ; puis de la page 9, dernier système, à la page 10, premier système).
Un troisième motif constitue la trame des pages 5 (dernier système) à 7 (premier système). Il est constitué en fait de d’ une cellule de trois temps, répétée quatre fois - d’ où la facilité du contrôle de l’ espace des douze temps dans les variations et transpositions qui suivent.
Au total, seul la séquence de la page 4 (du premier système, dernière mesure, au dernier système, troisième mesure) peut être éventuellement considérée comme une falseta. Encore est-elle constituée d’ une matrice construite sur une cellule de trois temps transposée en marche harmonique (F - G - F + "cierre" sur E), variée ensuite une fois et développée sur un compás + un "medio compás" (avec un enchaînement astucieux sur les trois dernières mesures du "paseo").
_ On trouvera de la page 7, dernier système, à la page 9, deuxième système, des paraphrases des "medios compases" caractéristiques de la deuxième partie des "ayeos" de la Caña et du Polo. Paradoxalement, Ramón Montoya n’ utilise pas la séquence harmonique type du "ayeo" de la Caña (C7 - F), mais celle du Polo (D7 - G) et une transposition, au début et à la fin de cette partie de la composition, sur G7 - C. On ne trouvera donc que dans ces paraphrases des "cierres" sur un autre degré que le premier : le troisième (G), ou le sixième (C).
Enfin, pour les deux dernières mesures, on remarquera la difficulté qu’ éprouvent les guitaristes de l’ époque à se déprendre des réflexes "tonaux" dans lesquels ils baignent, ceux de la musique de variété, ou classique "light", ouest-occidentale. On ne saurait conclure une pièce par une cadence modale II - I (F - E) : il convient de signifier la fin du morceau par une cadence tonale V - I (B7 - E)...
NB : deux passages posent problème du point de vue du strict respect du compás, tel que nous l’ entendons actuellement :
_ Page 8, troisième système : sept temps avant le "cierre", au lieu de neuf. Si vous tenez à jouer "a compás", vous pouvez ajouter, avant le "cierre" sur C, deux temps en octave et sur la même technique pouce / index - par exemple, octaves sur Si, puis Ré (la ligne mélodique devient alors : Sol - La - Fa - Sol - Mi - Fa - Ré - Si - Ré + "cierre" sur C).
_ De la page 8 (dernier système, dernier temps de la quatrième mesure) à la page 9 (deuxième système, dernière mesure) : compte tenu du phrasé franchement brouillon et de l’ irrégularité métrique de ce passage, le comptage des temps serait illusoire. Nous avons tenté de restituer une articulation "a compás" sans changer les notes. Mais on pourrait naturellement imaginer une autre réalisation.
Claude Worms
Transcription
Galerie sonore
Ramón Montoya : "La Caña" - extrait du double CD "El genio de la guitarra flamenca. Grabaciones históricas. 1923-1936" : Sonifolk 20130, 1999
Merci pour cette transcription.
C’est toujours intéressant de se frotter à des morceaux aussi anciens. Pour suivre votre analyse, je pense que beaucoup de ce jeu "por caña" a versé après-coup dans les soleares. J’ai trouvé difficile de différencier ce morceau d’une solea, d’autant plus que les fameux "ayeos" arrivent assez tard dans la piste.
Bonne continuation
Pierre
Site réalisé avec SPIP 4.3.2 + ALTERNATIVES
Mesure d'audience ROI statistique webanalytics par