"Ande vamos" 2

Anzonini del Puerto

samedi 10 mai 2008 par Miguel Alcala

Quelle drôle d’idée de saler une danse flamenca, d’y jeter un brin de laurier et de la touiller comme une sauce ! La plupart des bailaores d’aujourd’hui trouverait cela ridicule, iconoclaste, voire désobligeant, car la danse doit être fière et ‘torera’. Les seins pointent comme des cornes, les corps se tordent, les bras dessinent des ‘véroniques’ et brandissent d’invisibles banderilles. Chaque geste semble provoquer la charge de la bête noire, dans un éclaboussement de sueur et de sang.

Mais, comme le disait si bien Pedro Bacán, Les danseurs sont devenus des instruments de percussion ; les hommes, depuis que Vicente Escudero a imposé des normes chorégraphiques*, les femmes, à cause de l’ouragan femelle qui avait nom Carmen Amaya*.

Anzonini del Puerto’*, quant à lui, dansait dans sa cuisine et cuisinait en dansant. Selon les critères andalous, il était blond (c’est-à-dire châtain), de haute taille, avec une tête d’empereur, des yeux bleu étincelants de fureur endémique, une voix éraillée et le menton en avant. On disait qu’il avait dansé devant un portier de mariage* pour lui prouver qu’il était bien gitan. En vrai fils de Cadix*, il n’était pas menteur mais la vérité toute nue ne l’excitait guère ; alors il était passé maître dans l’art de lui broder des atours colorés. Nous buvions ses paroles comme de la manzanilla.

Certains grands danseurs-chorégraphes qui le connaissaient bien s’inspiraient discrètement de la tournure exclusive qu’il donnait à ses ‘remates por bulerias’*, tout en le rangeant dédaigneusement dans la catégorie des ‘bailaores de patio’*.

Il était dur à suivre. Un soir de Feria, à Séville, on me chargea de le trouver et de le ramener. Il fallut cinq heures pour couvrir la distance de huit cent mètres qui séparait ‘los buñuelos* de la caseta de Don Faustino ; comme nous allions d’une caseta à l’autre en compagnie des fantastiques chanteurs-danseurs Miguel Funi et Paco Valdepeñas, il y eut plus de danse que de marche.

On nous attendait sans impatience parce que l’heure des camions poubelles est excellente ; on arrose l’albero* pour coaguler la poussière et les Sevillanas se taisent enfin pour quelques heures. Les costumes sont fripés, les châles de manille trempent dans la boue, l’œillet pend à la boutonnière, les mentons sont bleus de barbe et les yeux pissent leur rimmel. Pour le commun des mortels, c’est l’heure d’aller au dodo et pour les flamencos, c’est le moment de passer dans un état second. En déchirant les voiles du sommeil, l’esprit passe une barrière, les sons griffent le dos, tordent l’estomac, les images prennent des contours irisés.

Son regard balayait notre comité réduit comme un phare, ses paumes scandaient de sourdes palmas et il commençait à chanter en bougeant quelque peu. Il ne tolérait pas le moindre toussotement. Comme le veut la tradition gitane, il ‘marquait’ sa danse de la pointe des pieds à l’intérieur d’un carreau imaginaire ou d’un mouchoir symbolique. Ses bras gracieux sans être féminins traçaient des signes cabalistiques et ses doigts nous saupoudraient de sel invisible. Il nous cuisait à feu doux, nous donnait un coup de chaud, s’égouttait les mains d’un geste impatient, tournait la tête d’un air sévère et s’auto calligraphiait dans la pâleur matinale.

Nous eûmes tout le loisir de nous imprégner de son art dans une maisonnette de pêcheur de Zahara de los Atunes. Nous avions fui Séville à cause d’une grève d’éboueurs au plus chaud du mois d’ août. Au coucher du soleil, des hommes, couraient le long de la plage, le corps plié en deux pour apercevoir les poissons dans la transparence des vagues et lancer leurs filets.

Quand Manuel se mettait aux fourneaux, il jubilait. Il dirigeait un orchestre. Les oignons chantaient en chœur, l’huile murmurait, les patates crépitaient, un filet de vin blanc chuintait comme un coup de cymbale et son corps dansait en semant la panique parmi les grosses blattes avec lesquelles nous partagions ce logement.

Pablo Shalmy, un correspondant de presse américain complètement fou de grand flamenco l’avait pris sous son aile et le logeait chez lui, dans la jolie Calle Pimienta*. Puis la fin s’approcha. Un soir, avec Pedro Bacán, nous tentions de lui changer les idées en buvant un verre à la terrasse du bar ‘Casa Roman’. Le fauve n’en pouvait plus ; il baissait la tête. Trois jeunes gitans qui faisaient la manche vinrent à notre table. Leurs voix se colorèrent d’un coup lorsqu’ ils le reconnurent et Manuel, malgré son bras en écharpe, eut un dernier tressaillement de danse . Il s’éteignit quelques heures plus tard.

Nous nous sommes réunis chez Pedro Peña avant d’aller boire l’aguardiente*. María la Perrata* marqua la table d’un doux soniquete* et improvisa por solea : ‘Aqui hay una silla vacia…’*.

Miguel Alcala

Notes :

• Vicente Escudero : Au tout début du XX ème siècle.

• Carmen Amaya : Dans les années trente.

• Anzonini del Puerto : De son vrai nom Manuel Bermudez Junquera.

• A l’époque de cette anecdote, aucun ‘gacho’ (non-gitan) ne pouvait entrer dans une fête de mariage. La couleur ‘gachi’ des cheveux d’Anzonini (qui était connu comme le loup blanc) n’était certainement qu’un prétexte plein d’humour pour le faire danser.

• El Puerto fait partie de la province de Cadix.

• Pour les néophytes, un remate est une ponctuation gestuelle forte à la fin d’une séquence dansée ; une sorte de signature.

• Bailaor de patio : danseur de cour d’immeuble. Cette formule péjorative est injuste. Anzonini faisait partie de la caste des ‘chanteurs-danseurs’, auxquels je consacrerai une chronique particulière.

• Los buñuelos forment la partie gitane de la Feria.

• Albero : sable fossile de couleur jaune safran qui vient des carrières d’Alcalá de Guadaira.

• Manuel : Prénom d’Anzonini.

• La calle Pimienta se trouve au cœur du Barrio Santa Cruz, à Séville.

• On offre l’aguardiente pendant les veillées funèbres.

• Le soniquete est une technique de percussion sur table avec les phalanges repliées

• María la Perrata : mère de Juan El Lebrijano, Pedro Peña et Maite Peña. Elle chanta : ‘Ici, il y a une chaise vide’.





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