vendredi 27 mars 2020 par Claude Worms
"Cantes de José Menese" : RCA LSP-10300, 1965
"Menese" : RCA LSP-10373, 1968
Rien ne prédisposait José Menese (La Puebla de Cazalla, 1942 - Madrid, 2016) à devenir l’un des plus remarquables cantaores de la seconde moitié du XXe siècle. On ne lui connaît aucun antécédent familial notable, si ce n’est sa grand-tante maternelle, Dolores Crujera "Lola de Lucena", une chanteuse aficionada qui connut une certaine notoriété locale. A la pire époque du franquisme, la nombreuse famille (neuf frères et sœurs) de Juan Meneses Águila et Remedios Escot Cabrera ne peut se priver d’aucune ressource pour survivre tant bien que mal. L’enfant travaille donc très jeune, à l’atelier de cordonnerie de son père ou en saisissant au jour le jour toutes les occasions de ramener un peu d’argent à la maison : il est maçon, confectionne des briques, récolte du coton ou des olives, travaille au moulin à huile etc. Mais dès son enfance, il affirme qu’il sera "artiste" : une vocation (un goût insolite, pour le cante "sérieux" et "gitan" - il a lors une dizaine d’années) qui deviendra rapidement un moyen d’échapper à sa condition sociale. Il s’initie au cante comme il peut, en fréquentant avec Rafael Herrera, son premier guitariste, les tavernes locales, notamment le Café Central de La Puebla. Il y glane des bribes de chants - ce que chacun des participants aux "tertulias" peut lui apprendre - qu’il s’applique immédiatement à restituer en public, dans des bars, des fêtes privées ou des cinémas, souvent contre une simple invitation à dîner.
Deux rencontres providentielles expliquent un début de carrière nettement atypique pour l’époque. D’abord, en 1959, celle d’Antonio Mairena, par l’entremise d’un ami commun, Manuel Orellana Rivero (il vend dans son magasin les chaussures fabriquées par le père de José) qui le conduit au domicile de maître, à Nervión. Arrivés à dix heure du matin, ils le surprennent en robe de chambre en plein petit-déjeuner. Una hora muy poca flamenca : Mairena refuse d’écouter le jeune homme, mais le présente quelques jours plus tard lors d’un festival au cinéma Carretería d’Osuna - le début d’une amitié et d’une influence de l’aîné sur le cadet durables, même si celle-ci se manifeste plus par les choix de répertoire des années suivantes que par un véritable magistère en matière de style vocal. Mais c’est surtout le parrainage de Francisco Moreno Galván, à partir de 1960, qui sera professionnellement déterminante. Peintre et poète, installé à Madrid mais lui aussi né à La Puebla de Cazalla, Moreno Galván y revient régulièrement pour mesurer les progrès du jeune cantaor. Adepte passionné du "cante gitano" tel que le professe le mairénisme, il entend découvrir sa nouvelle incarnation vocale à La Puebla. Après une tentative avortée avec Álvaro Trigueros, il pense avoir découvert la voix idéale en José Menese... un payo... mais dont la qualité de timbre, la puissance hors du commun, la "rabia" et la passion pour les tonás, siguiriyas et soleares et autres tientos-tangos le ravissent - remarquons à ce propos qu’il s’agit là d’un tropisme caractéristique des artistes de La Puebla, peu enclins aux cantes festeros (cf. Diego Clavel et Miguel Vargas, eux aussi parrainés par Moreno Galván) . En 1962, ce dernier invite José Menese à Madrid, et l’introduit dans les cercles artistiques et intellectuels de la "génération 1950". Il ne lui restera plus qu’à apprendre, et éventuellement à trouver quelques contrats.
Avec Antonio Mairena
Sur ce plan, les tentatives de José Menese s’annoncent assez mal, ses candidatures étant régulièrement rejetées par les tablaos madrilènes, du fait de ses lacunes, en particulier rythmiques, en matière de "cante patrás". Sa mise en place reste en effet approximative pour les palos qui constituent l’essentiel de leurs programmes (alegrías, bulerías, fandangos de Huelva, sevillanas, tangos, sans parler des rumbas) et il ignore une bonne partie des codes du baile. Pourtant, il trouve finalement un contrat à Barcelone, où il chante pour La Singla, entre autres au tablao "Los Flamencos" de Callella de la Costa, accompagné à la guitare par... Peret. Par l’intermédiaire dune relation commune, José María Caballero Bonald, c’est l’imprésario Paco Rebés qui lui a procuré cet engagement, suivi d’une participation aux "Festivals Flamencos Gitanos" organisés en Allemagne par Lippmann & Rau (La Singla, La Tati, Camarón de la Isla, El Perrate, Juan Maya "Marote", Paco Cepero, Paco de Lucía etc.). José Menese participe au passage à un court-métrage pour la télévision allemande, dont le succès lui vaudra plusieurs tournées.
De retour à Madrid, il enregistre en 1963 un premier EP pour RCA (soleares, mirabrás, bulerías et siguiriyas), une fois encore grâce à Francisco Moreno Galván, et à Carlos et Antonio Murciano, qui le recommandent à Daniel Zarza Vázquez, l’un des producteurs du label - il lui restera fidèle et y jouira d’une totale indépendance artistique les deux décennies suivantes. Sa large audience immédiate lui évitera de prolonger ses classes dans les tablaos, rare privilège dans les années 1960. Dès ce coup d’essai, José Menese, par-delà le cercle restreint des aficionados, élargit son public à la jeunesse universitaire, moins du fait des cantes du programme que de leurs letras. Le jeune cantaor l’annonce clairement : "Yo canto lo que me duele / yo canto lo que me pasa / las historias de los moros / que otros vengan a cantarlas". Moreno Galván, sur des modèles mélodiques traditionnels, écrit la chronique au quotidien des campagnes et bourgades de Basse Andalousie : misère, dictature des latifundiaires et de l’Église et répression de la Garde Civile. Il lui suffit de puiser dans ses propres souvenirs qui sont aussi, à une génération de distance, ceux de José qui chantera ces letras avec d’autant plus d’engagement. Par-delà l’histoire locale qui rend certaines allusions indéchiffrables pour qui ne participe pas de la mémoire collective de La Puebla ("Que bien jumea", titre des mirabrás, renvoie à la famille des Benjumea, grands propriétaires terriens locaux qui seront plus tard la cible de la guajira "Una familia honorable"), ces thématiques politico-sociales participent à la contestation clandestine ou plus ou moins déclarée, et systématiquement censurée et réprimée, au franquisme. Répertoire traditionnel porteur de la voix du peuple, textes engagés dans l’histoire sociale immédiate et jeune cantaor puissamment emblématique : José Menese symbolise à lui seul, quelques années avant Enrique Morente, Manuel Gerena, Paco Moyano ou Luis Marín, le renouveau du cante tel que le rêvait la nouvelle génération des flamencologues - José Blás Vega, José Manuel Caballero Bonald, Fernando Quiñones, Félix Grande, Manuel Barrios, Manuel Ríos Ruiz etc. -, et tel qu’il fut mis en images par la série télévisée "Rito y geografía del cante flamenco" de José María Velázquez-Gaztelu. Le titre de son quatrième LP, "Renuevos de cantes viejos" (RCA, 1970) est rétrospectivement programmatique.
Avec Miguel Vargas et Melchor de Marchena
Pour l’accompagner pour ce premier disque, comme pour les suivants, José Menese fait appel à Melchor de Marchena, qui accepte immédiatement. Guitariste habituel d’Antonio Mairena et de Manolo Caracol, Melchor est alors l’un des tocaores les plus sollicités par les cantaores orthodoxes, fameux depuis ses enregistrements avec Pastora et Tomás Pavón. Sa collaboration amicale et enthousiaste est une chance inespérée pour un jeune débutant encore quasiment inconnu. Son jeu convient à merveille au style, et aux lacunes, du jeune homme : une sonorité percussive, des contrastes de dynamique d’une grande force expressive, et surtout l’art de dissimuler habilement les éventuelles errances rythmiques du chanteur par des silences et un usage fin et intuitif du rubato et des silences (il y était accoutumé avec Mairena et Caracol...). Qui plus est, Melchor de Marchena semble stimulé par l’expérience et est inhabituellement prolixe : les premiers disques de José Menese sont aussi une anthologie Melchor de Marchena. Après un second EP de 1964 consacré à la saeta, une spécialité de La Puebla, José Menese produit jusqu’en 1970 une série quasi annuelle de 45 tours avec Melchor [1], dont le répertoire se conforme aux limites de ce que Ricardo Molina et Antonio Mairena considère comme les "cantes básicos" , à l’exception des peteneras, des mirabrás et des tarantos : bulerías por soleá / tientos / liviana, serrana et cabal (RCA 3-20758, 1964) ; caña / soleares / tangos (RCA 3-20879, 1965) ; martinetes / bulerías / peteneras (RCA 3-21014, 1967) ; soleares de Juaniquín / martinetes / tarantos (RCA 3-21020, 1967) ; soleares de Cádiz / peteneras / bulerías por soleá (RCA 3-21072, 1969).
Francisco Moreno Galván
En 1965, il se présente au Concurso Nacional de Arte Flamenco de Córdoba et y remporte le prix d’honneur Tomás el Nitri. RCA profite immédiatement de l’événement pour produire un premier LP, "Cantes de José Menese", salué par la Ctedra de Flamencología de Jerez ("Premio acional del Disco"). Il peut dès lors se consacrer aux concerts et aux festivals, à commencer par la "Semana de Estudios Flamencos" de Málaga et le XIIIe Festival Internacional de Música y Danza" de Grenade, ou il sera par la suite régulièrement invité. Il ne se produit plus dans les tablaos, à l’xception de "La Zambra" de Madrid jusqu’en 1968, parce qu’il y trouve un public attentif et surtout des collègues dont il peut beaucoup apprendre : Rafael Romero surtout, qu’il considère comme son deuxième maître après Antonio Mairena, et à qui il dédiera le disque "Firme me mantengo" en 1991 ("... A Rafael Romero ’El Gallina’ mi recuerdo más sincero y entrañable al eco de su carta que tanto me sirvió de guía" - CD Pasión Discográfica, S 513815) ; mais aussi Pepe "el Culata", Pericón de Cádiz, Bernardo "el de los Lobitos", Juan Varea etc. et le guitariste Perico el del Lunar, maître d’œuvre de l’anthologie Hispavox de 1964. A l’exception de quatre suites de cantes enregistrées pour l’"Archivo del Cante Flamenco" de José Manuel Caballero Bonald (Vergara, 1968 -cf. "Galerie sonore"), il n’existe malheureusement pas de témoignages discographiques de la collaboration entre les deux musiciens. José Menese complète parallèlement sa formation au gré de réunions de cante informelles, notamment à Morón avec Diego del Gastor et ses hôtes habituels, tels Joselero, El Perrate, Fernanda et Bernarda de Utrera et Juan Talega. Por siguiriya et soleá, ce dernier restera définitivement sa principale référence. L’audition attentive de "Cantes de José Menese" montre qu’il a su mettre leurs leçons à profit - par exemple, Rafael Romero pour les deux premières peteneras, ou Fernanda pour les soleares de Frijones. Dans l"Archivo del cante flamenco" , on trouvera une version insurpassable d’une cabal attribuée à El Fillo, dont n’existait jusqu’alors qu’un enregistrement incunable par La Rubia de las Perlas. Il semble que Francisco Moreno Galván possédait le 78 tours dans sa collection, et qu’il servit de modèle à la réélaboration de José Menese - une preuve en tout cas de son appétit d’apprendre et de diversifier ses sources d’information.
Son second LP est logiquement intitulé "Cantes flamencos básicos" [2] : soleares de Alcalá / tientos / martinetes / siguiriyas y cabales / soleares de Juaniquín / siguiriyas (RCA LSP 10340, 1967). Les textes de présentation sont signés par Fernando Quiñones et Rafael Alberti. José Menese avait connu le poète exilé à Rome, alors que RCA l’y avait envoyé pour doubler la voix d’Ugo Tognazzi (!). Missionné par Francisco Moreno Galván et et Daniel Zarza Vázquez, il devait lui apporter une bouteille d’anis seco et une autre de Fino Laína. Les deux artistes se rencontrèrent ensuite fréquemment à Paris, et José Menese chanta les "Soleares del que nunca fue a Granada" - por soleá, évidemment (EP RCA SPE 1-2302, 1975). En 1968, le troisième LP (que nous vous proposons), sobrement intitulé "Menese", restait strictement dans la veine des "cantes básicos" , avec pas moins de trois séries de siguiriyas - c’est peut-être la raison pour laquelle le label sous-titra erronément la première "toná y liviana"... En fait de tonás, le programme comportait le "Romance de Juan García", qui devint rapidement la pierre angulaire du cante "engagé". Les disques suivants allaient confirmer le choix de letras de combat, mais diversifier le répertoire du cantaor et s’éloigner ainsi progressivement de la stricte obédience mairéniste. A suivre..
Claude Worms
[1] El Flamenco Vive a eu l’excellente idée de rééditer en un CD les 21 cantes enregistrés par José Menese en EPs qui n’ont jamais été inclus dans des LPs - "José Menese. 21 cantes (1963-1975)" - El Flamenco Vive/BMG RCA, 74321 903 79 2, 2001.
[2] Réédition en CD : El Flamenco Vive/BMG RCA 74321 551 59 2, 1997.
A écouter sur Flamencoweb - 1976, Paris : entretien avec José Menese, Francisco Moreno Galván et Enrique de Melchor + enregistrement du concert de José Menese et Enrique de Melchor à l’Olympia.
Bibliographie
GARCÍA GÓMEZ, Génesis : José Menese. Biografía jonda. Madrid, El País Aguilar, 1996
Programme des disques
NB : nous reproduisons les titres tels qu’ils sont mentionnés au verso des albums, et ajoutons entre parenthèses, si nécessaire, les attributions des cantes et les corrections.
"Cantes de José Menese" - José Menese (chant) / Melchor de Marchena (guitare) :
"El que quiera que me siga" (soleares) (Joaquín el de La Paula, José Iyanda, Juaniquín) / "Arenas arrastran los ríos" (martinete) (et tonás) / "Con mil suores" (mirabrás) / "yo no me siento rico" (livianas) (et siguiriya de María Borrico) / "Jare cuenta que tenía" (polo) (Menese ne conclut pas par la soleá apolá mais par une soleá inspirée del Quino) / "No vengas a ayudar" (peteneras) (cante de cierre : Pastora Pavón "Niña de los Peines" / "Siempre que tiras la cuenta" (tangos) (Pastora Pavón "Niña de los Peines" / "Te debieran de meter" (bulerías) (inspirées d’Antonio Mairena).
"Menese" - José Menese (chant) / Melchor de Marchena (guitare) :
"Me siento más desgraciao" (soleares de Jerez) (Antonio Frijones et La Serneta) / "Romance de Juan García" (martinete et tonás) / "Vuelves la cara" (toná y liviana) (en fait, siguiriyas de Tomás el Nitri et Diego el Lebrijano) / "Te voy a hacer este verano" (bulerías por soleá) / "Por si tú llamabas" (siguiriyas) (El Viejo de La Isla et Joaquín La Serna) / "La sangre me rebotaba" (soleares) (Joaquín el de La Paula) / "Malina mujer" (siguiriyas de Manuel Torres) (versions de Manuel Torres de modèles mélodiques de Manuel Molina et Diego el Marrurro) / "Maldigo la hora" (tientos y tangos) (tangos de Triana).
"Archivo del cante flamenco" - José Menese (chant) / Perico el del Lunar (guitare)
"Martinete y toná" / "Siguiriya de Joaquín La Serna y Cabal del Fillo" / "Soleares de Antonio Frijones" / "Tarantos de Almería" (titres tels qu’ils apparaissent dans le livret de l’anthologie).
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