José Sánchez : Soleá

Collection "L’œil de la letra"

dimanche 1er mai 2016 par Claude Worms

Soleá : un livre (texte en français, 112 pages) avec CD inclus dans la collection "L’œil de la letra" - co-édition L’Entretemps / Octavibe, Lavérune, 2016

Préface de Jean-Marc Adolphe

Saluons d’abord le courage, voire l’intrépidité, des éditeurs de cet ouvrage (L’Entretemps et Octavibe : pour indispensable qu’il soit, gageons qu’un "Guide d’accompagnement du chant flamenco" ne risque guère de figurer dans la liste des bestsellers 2016. Le premier volume de cette collection, que nous espérons pérenne, est, comme l’on pouvait s’y attendre, consacré à la Soleá, et présente 46 modèles mélodiques composés sur cette forme. Même s’il n’en est pas fait mention, le choix du répertoire est en grande part débiteur de la nomenclature établie par Luis Soler Guevara et Ramón Soler Díaz dans leur étude fondatrice portant sur "Los cantes de Antonio Mairena" (Ediciones Tartessos, Séville, 2004), qu’ils ont complétée ensuite par d’autres travaux sur Antonio el Chaqueta, La Repompa, La Cañeta de Málaga José Salazar et la Pirula... Le corpus est ordonné par aires géographiques (quartier, ville...), puis pour chaque aire par compositeur (réel ou supposé). Si cette classification est conforme à la tradition orale, elle n’est pas forcément la plus pertinente, les artistes n’ayant jamais hésité à faire leur miel des créations de leurs collègues ou de leurs prédécesseurs, sans se soucier outre mesure de leur lieu de naissance. Ce qui conduit d’ailleurs l’auteur, José Sánchez, à nuancer légèrement la rigidité des AOC flamencos, en pointant par exemple, à propos de Triana, les similitudes troublantes d’une compositions de Ribalta avec un Soleá de Paquirri (Cádiz) - même observation pour Santamaría et Juaniqui (Lebrija)... On pourrait multiplier les exemples à l’envie. Bien que longtemps vilipendé comme un péché majeur, le "croisement des chants" ("cruzar los cantes") a toujours été le principal procédé de création des compositeurs flamencos.

La présentation générale du flamenco a le mérite d’être à la fois brève et limpide,
et évite de s’attarder inutilement aux controverses rituelles sur l’étymologie du terme ou les origines musicales et la gestation du genre. Nous formulerons toutefois quelques objections quant à la classification des "styles" (ou formes ?) en trois groupes proposée par José Sánchez (page 12), fondée sur des critères hétérogènes : références à une forme harmonique et / ou aux modèles mélodiques d’airs à danser vernaculaires ("groupe des chants dérivés des Fandangos") ; à une chronologie par ailleurs sujette à caution (groupe des "chants primitifs") ; et à une localisation géographique (groupe des "chants flamenquisés", lui-même divisé en "de ida y vuelta", "d’origine andalouse" et "d’origine incertaine"). Outre qu’on ne voit pas très bien en quoi les Tangos ou les Alegrías seraient plus "primitifs" que la Rondeña ou les Pregones (par exemple...), cette classification est surtout peu cohérente avec les analyses de l’ouvrage, fondées à juste titre sur des considérations strictement musicales (rythme, harmonie...).

Sans doute aurait-il été préférable de distinguer deux groupes fondamentaux, à diviser ensuite en sous-catégories : d’une part les formes "a compás", identifiables prioritairement par leur cycle rythmico-harmonique - de 12 temps ou de 8 temps + éventuellement un second niveau de classification selon les modes et tonalités traditionnels de référence ; les formes de "type Fandango", identifiables prioritairement par la bimodalité entre les estribillos instrumentaux et les chants correspondants, et par le cycle harmonique sur lequel repose les modèles mélodiques, à peu près immuable si l’on fait abstraction des transpositions traditionnelles (sur Mi, Fa#, Sol# et Si) + éventuellement un second niveau de classification pour les chants rythmés et les chants ad lib. La plupart des "styles" du groupe "chants flamenquisés" trouveraient ainsi une place logique dans le groupe des formes "a compás", puisqu’il s’agit en fait de chansons adaptées à tel ou tel compás (surtout celui des Tangos) - quitte à laisser hors classification quelques intrus (Tonás, cantes de Trilla, Siega... ou Saetas).

Tentons au passage de résoudre les questions ("...tout ce qui nous échappe.") mentionnées en page 13 - sur tous ces points, lire les travaux de Faustino Nuñez et Guillermo Castro Buendía :

_ non, le Tiento flamenco n’a rien à voir avec le Tiento - fin Renaissance / début Baroque -, équivalent espagnol purement instrumental du Prélude ou du Ricercar ; ni même avec la composition de Maurice Ohana. Le nom provient en fait d’un Tango très en vogue à la fin du XIX siècle, intitulé "Tango de los Tientos", enregistré au moins à trois reprises sur cylindre par El Mochuelo. Dans la méthode de guitare publiée par Rafael Marín en 1902, on trouve également un Tango intitulé "Los Tientos", en Mi mineur, et un accompagnement d’un chant nommé Tango-Tientos, en mode flamenco sur La (Rafael Marín : "Método de guitarra por música y cifra" - Edición Facsímil, XIV Concurso Nacional de Arte Flamenco de Córdoba, Córdoba, 1995).

_ oui, les Jotillas de Cádiz, et du coup les Cantiñas, ont tout à voir avec les Jotas. Guillermo Castro Buendía pointe, transcriptions à l’appui, la parenté entre une Jota de Sepúlveda recueillie par Manuel García Matos dans sa "Magna Antología del Folklore Musical de España", et une Alegría "classique", sur la letra "Que le llaman relicario..." (Guillermo Castro Buendía : "Génesis musical del cante flamenco", volume 2, page 1231 - Libros con Duende, Séville 2014). De même, Faustino Nuñez signale la ressemblance du développement mélodique d’une Jota enregistrée par El Niño Medina en 1910 ("Al puerto de Guadarrama tengo que subir..." - Zonophone 552148) avec celui de certaines Alegrías (Faustino Nuñez : Flamencopolis). Enfin, pour la guitare, on pourra retrouver la Jota dans les Alegrías en La Majeur de la méthode de Rafael Marín, pages 98 à 100.

_ quant aux Fandangos, ils sont répandus de longue date (au moins depuis le début du XVIII, pour les sources musicales écrites) dans toute la péninsule ibérique, et il est donc inutile de se préoccuper plus particulièrement de ceux du Pays Basque.

Et, là encore comme Faustino Nuñez, nous aurions tendance à trouver plus de ressemblances entre le Tanguillo et la Habanera qu’entre le susdit et la musique arabo-andalouse... (page 12). En revanche, sachons gré à l’auteur de ne pas définir le compás en termes exclusivement rythmiques : "Le compás est à la fois une unité de mesure rythmique et un motif harmonique" (page 13). C’est si vrai que la carrure harmonique, et donc l’accompagnement de guitare, ont fortement contribué à la codification définitive des compases : il suffit pour s’en convaincre d’écouter les multiples errements perceptibles dans la discographie des années 1900 - 1920, notamment pour la Siguiriya et la Bulería, mais aussi pour la Soleá.

L’étude proprement dite de la Soleá commence par une présentation, là encore très claire, de ses principales caractéristiques formelles : compás et structure harmonique. Curieusement, l’auteur divise cette dernière en trois parties, susceptibles d’être répétées ou non, divisées en séquences d’un compás, elles-mêmes délimités harmoniquement, de manière pertinente, par une "ouverture" (temps 3) et une "conclusion" (temps 10) (page 19).

Soleá del Mellizo - Pericón de Cádiz

Pourquoi curieusement ? Référons nous à un exemple d’école, d’une limpidité pédagogique lumineuse, une Soleá d’Enrique el Mellizo interprétée par Pericón de Cádiz, accompagné par Melchor de Marchena (1968 - réédition CD : "Sabiduría", collection "Grabaciones históricas del flamenco. Volume 28", Universal, 1999). Sa structure harmonique peut être divisée en deux sections A et B, que nous réduirons à leur plus simple expression (mode flamenco sur Mi, capo 1 = mode "réel" : mode flamenco sur Fa) - passage des accords aux temps 3 et 10 ; ou 3, 6 (ou 8) et 10 pour l’harmonisation d’un compás sur 3 accords (variantes de A1 et de B1)

_ A1 : I7 (E7) - IVm (Am) - ou II (F) - I7 (E7) - IVm (Am) / A2 : II (F) - I (E)

_ un compás de guitare ("réponse")

_ reprise de A1 et A2

_ B1 : III7 (G7) - VI (C) - ou II (F) - III7 (G7) - VI (C) / B2 : II (F) - I (E)

_ reprise de B1 et B2

En d’autres termes la section A commence par une modulation secondaire vers la tonalité relative mineure du mode flamenco sur Mi, La mineur (1er compás), puis revient au mode flamenco par une cadence II - I (2ème compás). La partie B est similaire, mais la modulation secondaire du premier compás s’effectue cette fois vers la tonalité relative majeure, Do Majeur. La même structure harmonique, très courante, sous-tend par exemple l’une des Soleares de La Andonda présentée dans le chapitre consacré à Triana.

Or, si l’auteur délimite bien la première partie comme notre A1 / A2, il dissocie par contre ensuite B1 et B2, considérant notre B2 comme une troisième partie distincte (C), alors qu’elle est strictement analogue à A2 et assume la même fonction harmonique. Il précise d’ailleurs à juste titre qu’"il est toutefois très courant que la deuxième et la troisième ouverture, qui vont de pair, se répètent" (page 19 - les caractères gras sont de notre fait). Pourquoi, dans ce cas, compliquer inutilement l’analyse avec cette troisième partie ?

Cet avant-propos est complété par quelques exemples de réalisation de "modules", notés en solfège et tablature, pour les temps d’"ouverture harmonique" (1 à 3, prolongés par des silences sur les temps 4 à 6, avec "golpe" sur le temps 6), d’"amorce de la conclusion harmonique" (7 à 9) et de "conclusion harmonique" (10 à 12) - exemples à notre avis trop succincts et parcimonieux (pages 20 et 21). Nous savons par expérience que même les guitaristes bien préparés techniquement et grands dévoreurs de falsetas se trouvent souvent bien dépourvus quand ils sont confrontés à leurs premiers accompagnements. Des exemples de réalisation du compás en rasgueados (ne serait-ce qu’à cordes bloquées, sans les accords), des clichés traditionnels de "réponses" sur un compás et des traits mélodiques (temps 7 à 9) conduisant aux principaux accords de conclusion harmonique (trois exemples seulement, tous sur l’accord du premier degré) n’auraient pas été de trop. Ils pouvaient être enregistrés sur le CD et proposés à titre d’exercices préparatoires.

Les quelques pages nécessaires auraient pu être trouvées en réduisant un peu le nombre des cantes du corpus. Les 46 modèles mélodiques seront sans aucun doute précieux pour les chanteu(se)s, d’autant que le travail d’Alberto García (chant) et de José Sánchez (guitare) est en tout point remarquable, tant pour la documentation que pour la réalisation - le CD propose deux versions de chaque cante, l’une en duo chant - guitare, l’autre en chant a cappella (play-back pour les guitaristes), les palmas assurant la stabilité du tempo. L’ensemble couvre plus de la moitié des cantes por Soleá répertoriés, la plupart des autres étant au demeurant plutôt de simples variantes que des compositions à part entière. Mais même pour les compositions sélectionnées, de nombreuses structures harmoniques redondantes seront inutiles aux guitaristes, et la présentation par aires géographiques amène à passer constamment d’une structure à une autre. Nous sommes ainsi à mi-chemin entre l’outil pédagogique et l’anthologie. Il aurait sans doute été plus efficace de grouper les modèles mélodiques, quelque soit leur auteur, par types de séquence harmonique. Par exemple, pour la section A, des profils mélodiques reposant sur la séquence décrite ci-dessus ; puis d’autres à peu près stables sur les deux premiers degrés, qui peuvent être d’ailleurs harmonisés par une alternance II (F) / I (E) ou par le seul accord du premier degré plus ou moins "teinté" de deuxième degré (E(b9), Esus4(b9)...) ; puis d’autres encore concluant en suspension mélodique sur le quatrième degré (Am)... Quitte à garder pour un dernier chapitre les modèles atypiques (Carapiera, José Yllanda, Francisco Amaya...) , après que les plus courants aient été si correctement mémorisés qu’ils soient passés à l’état de réflexes.

Chaque aire géographique fait l’objet d’un courte présentation. On trouvera ensuite pour chaque cante une brève notice biographique de son compositeur, la letra et sa traduction en français, la structure globale selon les parties A, B et C définies par l’auteur, la position du capodastre et le mode "réel" en fonction de celle-ci, le tempo et la source discographique (le nom de l’interprète et la date de l’enregistrement, mais pas la référence du disque). La grille qui suit indique pour chacun des temps 3, 6, 8, 10 et 12, non seulement l’accord qui convient (sur fond blanc), mais aussi le degré correspondant et l’accord "réel" (sur fond rosé) : on a donc même pensé aux instrumentistes non guitaristes. Bref, un travail irréprochable, bénéficiant qui plus est d’une mise en page agréable et aérée dont nos photos ne rendent que très imparfaitement compte - nous prions les éditeurs de bien vouloir nous en excuser.

Ces quelques remarques ne nous sont dictées que par notre vif intérêt pour cet ouvrage, que nous recommandons chaudement, non seulement aux apprenti(e)s chanteu(se)rs et guitaristes, mais aussi plus généralement à tous les aficionados soucieux d’affûter leurs oreilles et d’aiguiser leur écoute. Le deuxième volume de la collection, "Voyage en Soleá - Du Romance à la Bulería", est annoncé pour la fin de cette année. Nous l’attendons avec impatience.

NB : vous trouverez des compléments à ce livre sur le site web de L’"œil de la letra", notamment les archives sonores à partir desquelles l’auteur a établi le corpus des cantes, avec les noms des interprètes et les dates d’enregistrement (rubrique "outils").

L’ œil de la letra

Claude Worms

Galerie sonore

"Soleares de La Andonda. Formes 1, 2 et 3" : Alberto García (chant) / José Sánchez (guitare)

"Soleares de La Andonda. Formes 1, 2 et 3" : Alberto García (chant)

Soleares de La Andonda - chant et guitare
Soleares de La Andonda - chant a cappella

Soleá del Mellizo - Pericón de Cádiz
Soleares de La Andonda - chant et guitare
Soleares de La Andonda - chant a cappella




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