L’école sévillane du baile

Dossier Séville

mardi 2 octobre 2007 par Manuela Papino

S’il est clair que le baile flamenco s’est constitué peu à peu à travers l’histoire,
modifié, enrichi des diverses influences, romaines, africaines, arabes, juives, cubaines, et bien d’autres, ce n’est que vers le milieu du 19e- après avoir traversé l’expérience des « academias », puis des « salons » (oú les danseuses, boleras et gitanes, se partageaient l’affiche, l’échange entre les deux styles donnant peu à peu naissance au flamenco), que le « flamenco » se commercialise dans les cafés de cante, créant non seulement la professionnalisation du flamenco, mais aussi une reconnaissance entre artistes et peu à peu,l’institution des « styles ».

En 1878, le célèbre « salon » de Séville, El Recreo de Silverio Franconetti, calle Tarifa, présente les débuts de La Macarrona, qui restera dans les mémoires pour sa grâce et ses « pellizcos », son jeu de mains et ses bras majestueux, mêlés à une grande maîtrise de la bata de cola. A la même époque, on peut admirer La Mejorana, dans les cafés de cante, danseuse qui donne le jour, en 1889, à Pastora Rojas Monje, Pastora Imperio, innovatrice sans aucun doute, et personnage fondamental de l’école sévillane. Héritage, selon elle, de sa propre mère, Pastora Imperio illumine le 20e avec sa grâce qui caractérise ce qu’on reconnaît aujourd’hui comme l’école sévillane : « de la ceinture jusqu’en haut ». Pastora Imperio élève les bras, instituant le port de bras sévillan, et prône fièrement une attitude arrogante, très expressive de visage, qui lui vaudra le nom de « Imperio », donné par Benavente. Elle généralise les accessoires féminins, le châle par exemple, et le port de la bata de cola. Sa danse est louée par des générations entières d’intellectuels et d’artistes comme Antonio Machado, les frères Álvarez Quintero, Ramón María del Valle-Inclán, Francisco Villaespesa, Jacinto Benavente, Ramón Pérez de Ayala, Julio Romero de Torres, Mariano Benlliure ou encore Eugenio Noel pourtant antiflamenquiste déclaré.

La danse masculine se forge parallèlement un « style », qu’on peut décrire comme le « pendant » du style féminin sévillan : sobre, très tenu, de la ceinture vers le bas. En partageant les scènes des cafés de cante, les hommes et les femmes développent une danse courte, personnelle et empreinte de caractère, ne disposant que de peu de temps pour démontrer

leur personnalité et convaincre un public parfois peu à l’écoute. Ainsi chacun rivalise de brio pour imposer sa présence. Parmi les hommes qui ont marqué cette époque, on doit nommer le trianero Faíco, qui révèle au début du 20e siècle le « baile por farruca et garrotín ». A cette même époque, les « palos » s’instituent et s’imposent comme des genres. Les danseurs voyagent et exportent leur savoir et leurs créations. Parallèlement, leurs danses s’enseignent dans les écoles.

Vient ensuite le fantôme de la guerre, et alors que le cinéma, international, continue à développer la carrière de ces artistes, on assiste à la décadence des cafés de cante à partir de 1910 : le chant survit dans des lieux plus intimes ou privés, mais la danse, qui nécessite plus d’espace, souffre. Manuel De Falla et Pastora Imperio, en 1915, ouvrent de nouveau les portes du théâtre, et présentent "Gitanerias , El amor brujo". Le succès fut tel que le spectacle prit de l’ampleur, le répertoire flamenco fusionne brillamment avec la musique de Manuel De Falla, et très vite, la presse acclame une fois de plus Pastora, et lui permet d’imposer un nouveau genre : le ballet flamenco.

Repris en 1925 par La Argentina, Vicente Escudero et Georges Wague, entre autres, "El amor brujo" commence à parcourir le monde, puis La Argentinita, accompagnée de La Macarrona et La Malena, entre autres, garantes du traditionnel flamenco sévillan, enfin en continuité jusqu’aux écrans de cinéma en 1949 avec Antonio Román qui dirige Pastora Imperio, Faíco et Carmen Amaya. Les danseurs sévillans présentent également "El amor brujo" en 1940, Matilde Corral, Manolo Marín, dirigés par Antonio de Triana, accompagnés de Merche Esmeralda, Rafael Aguilar, Ciro, María Rosa ou Juan Carlos Santamaría. Ces « compagnies » légitiment un exil en ces temps de guerre, c’est ainsi qu’ Argentinita, Rosario et Antonio, Carmen Amaya...s’expatrient. Les artistes se cotoient, se mélangent, voyagent et de nouvelles danses naissent à l’étranger... la Siguiriya que personne n’avait encore osé danser surgit aux Amériques avec Vicente Escudero, le Taranto, avec Carmen Amaya, également en exil, la Caña de La Argentinita à New-york et le Martinete d’Antonio.

Pendant ce temps, Fernando El de Triana écrivait ("Arte y artistas flamencos", Madrid 1935) : « L’art de danser, de la femme, n’est autre que grâce sur le visage, mouvements rythmés et un air particulier dans le placement des bras. Tout cela forme un ensemble harmonieux, encore plus frappant si la danseuse est de race pharaonique, parce que les femmes de cette race se prêtent plus aux contorsions étranges que nécessite la danse. »
En 1956 ouvrent les premiers tablaos à Séville, El Guajiro et La Trocha,

copiés des cafés de cante ; le public n’est plus celui des joueurs invétérés et des ivrognes, il est remplacé par un public essentiellement touristique plus attentif mais peu connaisseur. Cependant, de nombreux artistes commencent leur carrière, ou se perfectionnent dans les tablaos (ce qui est encore vrai aujourd’hui : on peut citer Matilde Corral, Farruco(1936-1997), Rafael El Negro (1932), Trini España (1937) Enrique El Cojo (1912-1985) Manuela Vargas (1941) Cristina Hoyos (1946) Merche Esmeralda (1950) Angelita Vargas(1949) Milagro Mengibar(1952) Ana Maria Bueno(1954) Pepa Montes(1954) El Mimbre(1948-2001) Manuela Carrasco, Jose Galvan, pardon pour ceux que j’oublie...

La situation économique désastreuse, ainsi que la censure et le contrôle franquistes créant un pays exsangue, ont certainement contribué à la propagation de ces tablaos (gains financiers touristiques et contrôle artistique facilité) perpétuant un flamenco « classique » répondant relativement aux critères conjoncturels. Les « centres de danse » se développent alors et l’ « école sévillane » s’enseigne à travers des figures comme Manolo Marín ou Matilde Corral, puis Milagro Mengibar. Matilde Corral, elle-même porteuse de l’ « école de Pastora Imperio », « une aquarelle avec beaucoup de lumière » dit-elle, parle ainsi de l’ « école sévillane » : « repensant à Triana, la danseuse place sa tête dans l’alignement des trapèzes, ce qui lui donne une façon singulière de bouger le visage qui se prolonge dans les yeux eux-mêmes. » « Les hanches vont et viennent avec douceur et sensualité sous l’épreuve des bombes, la femme doit placer son bassin, ouvrir les quadriceps et trouver leur place de façon à ce qu’ils se devinent à travers le vêtement, la bata de cola, et sculptent ainsi la silhouette sinueuse de la femme. » « Les mains, bien ouvertes, très expressives, tandis que la tête se place dans l’axe pour le marquage, synonyme de douceur, de pudeur, de timidité et de sagesse, l’art de savoir vendre une timidité. » " L’aspect de la danseuse est très soigné, bien peignée, ainsi la sévillane est prête à offrir une danse cadencée, sans grand « zapateado » sinon aux moments opportuns, respectant toujours « l’école ancienne » même si tu te modernises", dit Matilde. Les tangos et les alegrias sont les danses qui révèlent le mieux « l’école sévillane », celles qui se prêtent le plus aux ornements et à l’art de la séduction féminine. On peut souligner le travail de Matilde Corral à travers son étude de la bata de cola, ses « 57 mouvements utiles » pour que la bata de cola retombe au sol « bien repassée », assortie de ses chaussures, ses jupons, son châle et ses compléments, la bata de cola étant toujours bien amidonnée, les toiles d’organdi et tous les ornements bien cousus ! (Candela Olivo, "Escuela sevillana de baile andaluz, acuarela en movimiento")
En 1957, apparaît le premier festival à Utrera, suivi de quelques autres, presque tous avec un caractère caritatif. Construit autour de l’image emblématique du chanteur et de son guitariste, les festivals ne laissent pas une grande place à la danse et les danseurs acceptent des conditions médiocres de travail. (On y retrouve cependant les mêmes grands artistes que ceux qui dansent dans les tablaos.)

La dernière partie du 20e siècle consolide enfin le phénomène « baile flamenco » en créant les concours. En 1965 Matilde Corral reçoit le prix Pilar López catégorie Alegrias du Concours nacional de Córdoba, en 1968 elle partage le prix La Argentina avec Merche Esmeralda, en 1974 Pepa Montes, Manuela Carrasco et Milagro Mengibar sont primées, en 1995 Israel Galvan reçoit le prix Vicente Escudero, en 1998 Hiniesta Cortes reçoit le prix Juana La Macarrona et Rosario Toledo celui de La Malena et de La Argentinita, en 2001 Pastora Galvan reçoit le prix Matilde Corral et Hiniesta Cortes celui de El Güito par exemple. Le Festival del Cante de las Minas rend également hommage aux danseurs, en 1994 Javier Latorre, 1996 Israel Galvan, 1997 et 1998 personne n’est primé ! Les sévillans reviennent à l’honneur en 1999 avec Rafael Campallo.

En 1980, à Séville, José Luis Ortiz Nuevo crée La Biennale de Flamenco avec l’idée qu"elle devienne le premier et le plus grand concours de Flamenco. La Biennale de Séville accorde le prix Giraldillo qui prime l’artiste le plus complet ou le plus « jondo », cante, baile, toque confondus. Mario Maya est primé en 1982, Javier Baron en 1988, puis en 1996 le prix devient El Giraldillo de los jovenes, accordé à Israel Galvan en 1996, Rafael de Carmen en 1998, Andres Peña en 2000 et Mercedes Ruiz en 2002, en 2004 le prix disparaît. Cependant La Biennale devient un rendez-vous de la danse, principalement, et un moment de la plus haute qualité, attendu par tous.

Lorsqu’on parle de l’école sévillane aujourd’hui, on fait évidemment référence aux maîtres déjà cités, Pepa Montes (travail de mains), Milagros Mengibar (élégance particulièrement sévillane et bata de cola), Manuela Carrasco (tempérament) El Güito (majesté et tenue), Matilde Corral (pour son école), à tous ceux qui continuèrent l’enseignement de leurs pères, la marque de la tradition, enrichie de leur propre personnalité. On peut d’ores et déjà ajouter à la liste des grands artistes sévillans qui partagent aujourd’hui leur savoir à travers l’enseignement, Concha Vargas, Juana Amaya, Carmen Ledesma ou encore les artistes de ballet comme Cristina hoyos, Maria Pagés ou Rafaela Carrasco par exemple qui continuent la « danza-teatro ». Enfin, se distinguent des artistes de fortes personnalités, novateurs, bien que revendiquant l’héritage des anciens, Alejandro Granados, Andres Marín, Belen Maya ou encore Israel Galvan, pour ne citer qu’eux. Leur préoccupation première n’est plus l’ »esthétique », qui caractérisait l’ « école sévillane », mais une esthétique profonde, personnelle, consensuelle, qui semble plus chercher le fond que la forme, qui apprend des autres danses, des autres cultures et qui s’ouvre au monde.

Aux « puristes »de tous temps, conservateurs radicaux parfois, on ne peut s’empêcher de rappeler qu’un jour, le « flamenco » était sur le point de voir le jour et que les influences et les différences se nourrissaient les unes les autres, qu’un peu plus tard, leurs prédécesseurs crièrent au scandale en regardant les premiers « tangos », que Vicente Escudero, à une époque clé de l’art flamenco, présentait son "Decálogo del baile flamenco" s’inspirant du cubisme, du dadaïsme et du surréalisme, et publiait en 1959, dans "El Paso", un manifeste, proposant la célébration d’un évènement, affirmant que « tous ceux qui s’intéressent à la valorisation de l’art flamenco devraient organiser un congrès ayant pour objet d’en finir avec la confusion latente qui existent « en ces temps », pour que seules demeurent les valeurs rythmiques, esthétiques et plastiques, avec toute la grandeur que cet art renferme ». Il est notoire qu’accepter le changement est difficile... mais salutaire ! Fidèlement, l’histoire se répète. Ce qui est certain c’est que, même si la vie moderne, la nouvelle commercialisation du flamenco et les échanges ont un peu figé l’école sévillane, comme toute tradition qui se respecte, personne n’oublie La Macarrona et La Malena, La Mejorana et Pastora Imperio, Matilde Corral et El Güito, Farruco et Manuela Carrasco, Milagro Mengibar... Il n’en est pas moins certain que Séville, elle-même, reste une ville d’apparence, « de la ceinture vers le haut », le menton haut, l’air arrogant et le port de bras très travaillé, soyons rassurés, la tradition de "la escuela sevillana" perdure aujourd’hui avec, notamment, la jeune danseuse Luisa Palicio.

Manuela Papino

Illustrations :

Logo : Pastora Imperio et Manuel Cano

Dans l’ordre d’apparition dans l’article

Le cuadro du tablao "Kursaal" (Séville / années 1910)

Faíco et La Morita

Antonia Mercé "La Argentina"

Antonio (photo Torres Molina)

Manuela Carrasco (photo Carlos Arbelos)

Cristina Hoyos (photo Ana Medina García)

María Pagés (photo José Guerrero)

Merche Esmeralda (photo Francisco Fernández)





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