mardi 12 février 2008 par Louis-Julien Nicolaou
Quatre livres (CD inclus) aux éditions Acordes Concert
Distribution pour la France : éditions Combre
L’apport de Manolo Sanlúcar à la musique espagnole de ces quarante dernières années est d’une importance aussi considérable que celui de Paco de Lucía. Pourtant, sa notoriété internationale est restée moindre, et particulièrement en France où la plupart des guitaristes qui entendent parler de lui n’ont pas la possibilité de se familiariser avec son œuvre. Sur les vingt-cinq albums que comptent sa discographie, seuls deux sont en effet facilement trouvables ("Tauromagia", sorti en 1988 et "Locura de brisa y trino", sorti en 2000). Bien qu’ils s’agissent de chefs-d’œuvre, ils sont évidemment loin de refléter toute les richesses et les contrastes d’une musique en perpétuelle évolution.
Ce scandaleux oubli a longtemps privé les aficionados de la grande trilogie enregistrée par Sanlúcar au début des années 70, " Mundo y formas de la
Guitarra Flamenca". Les premier et troisième volumes n’étaient en effet accessibles qu’en Espagne et la plupart du temps sur des supports antérieurs à l’ère numérique. Seul le deuxième avait échappé à ce naufrage, et encore, puisque couplé au premier disque de Vicente Amigo, dont le son et la texture musicale ne pouvaient s’harmoniser avec lui. C’est dire l’importance de la réédition intégrale de l’œuvre par les Editions Acordes Concert, qui s’accompagne de sa transcription en partition et en tablature par Claude Worms.
"Mundo y formas de la Guitarra Flamenca" reflète le désir de Manolo Sanlúcar d’offrir un très large panorama de palos flamencos tout en respectant chacune de leurs particularités traditionnelles (cadences typiques, courtes falsetas fonctionnant comme clichés, ornementations spécifiques, humeur ou esprit propre au style ...). Le flamenco ainsi pensé et présenté forme un gigantesque ensemble constitué de multiples cellules indispensables à apprendre et à comprendre avant de les investir de sa propre inspiration. Il n’est donc pas loin des systèmes musicaux d’Orient, les ragas indiens, le maqâm arabe ou le radif de la musique persane (l’intégral du radif enregistré par Dariush Tala’i pour Al-Sur est d’ailleurs une entreprise comparable à celle de Sanlúcar). Cette démarche, didactique et créatrice en même temps, a ainsi abouti à une forme de synthèse que, probablement pour des raisons commerciales, même Sabicas n’avait pu accomplir avec autant de rigueur.
Une vingtaine de formes constitue le répertoire de la trilogie : Zapateado, Fandangos de Huelva, Colombianas, Taranto, Bulerías, Zambra, Sevillanas et Alegrías pour le premier volume ; Taranta, Bulería, Farruca, Guajira, Siguiriya, Soleá, Caracoles et Granaína pour le deuxième ; Malagueña, Soleá por medio, Rondeña, Alegrías, Minera, Garrotín, Serrana et Tientos pour le troisième. Un certain nombre de compositions du deuxième volume avaient déjà été enregistrées auparavant pour le disque "Recital de flamenco". Ainsi, "Mi Farruca" est une nouvelle interprétation de "Recuerdos a Javier Molina" et, de même, "Guajira merchelera" correspond à "El Cañaveral", "Viva Jerez" à "Patio jerezano", et "Pasito a paso" à "Caminito de Alcalá". Cependant, la suppression d’anciennes falsetas, l’introduction de nouveaux développements et de nombreux changements de tempo – la plupart du temps ralentis, ce qui prouve que la virtuosité n’est pas pour Sanlúcar une fin en soi – rendent indispensables l’étude de ces pièces même aux guitaristes qui maîtriseraient déjà le répertoire de Recital de flamenco.
A ceux qui, plutôt que de se jeter sur les trois recueils, souhaiteraient d’abord en acquérir un seul, nous conseillerons d’ailleurs, et en n’engageant que
nous-mêmes, de commencer par le deuxième volume, à nos yeux le plus beau et le plus enlevé. La Bulería "Viva Jerez", la Granaína "Brindis para Alberto Vélez" ou les Alegrías "Farolillos caracoles" sont un vrai régal à jouer, le plaisir des doigts s’ajoutant à celui des oreilles. Véritable mine d’or, la trilogie entière semblera cependant indispensable à tout amateur de la musique de Sanlúcar. Les principes esthétiques du maître y sont en effet illustrés de la façon la plus brillante. Ainsi, la Minera "Barrenero" offre un trémolo "continu", libéré de la mécanique des quintolets, technique qui trouvera son plein épanouissement dans "Oracion", somptueuse Rondeña enregistrée pour "Tauromagia". De même, l’époustouflante technique du pouce qui a permis à Sanlúcar de développer un jeu modal proche de celui du oud est largement utilisée, par exemple dans la Soleá "Pasito a paso". Quant aux trilles extrêmement rapides du guitariste, elles sont également à l’honneur, notamment dans la Rondeña dédiée à Ramón Montoya.
Cependant, la technique est toujours mise au service de la mélodie, ce qui fait de chaque morceau un sommet d’élégance et de musicalité. Nul mieux que Sanlúcar ne sait tirer de merveilleux développements à partir de tout petits motifs populaires. En témoigne tout le troisième disque, avec "Amanecer malagueño" qui semble épuiser le potentiel musical de la forme Malagueña, le "Garrotín del Galzonzillo" (ici dans sa version solo, mais qui fut également jouée dans un incroyable duo avec Isidro Muñoz), qui développe au maximum un simple petit refrain formé de deux accords, ou encore la Minera "Barrenero" qui se développe essentiellement autour de trois accords et d’un petit motif joué à la basse. C’est peut-être dans cette volonté de fouiller au maximum la tradition, de coller à elle pour en explorer des richesses insoupçonnées que la démarche de Sanlúcar se distingue le mieux de celle de Paco de Lucía. Alors que, dès les années 70, le guitariste d’ Algeciras va introduire de nouveaux développements harmoniques, et par conséquent modifier certains aspects de l’esthétique flamenca, Sanlúcar restera toujours soucieux de préserver une certaine orthodoxie harmonique, pour lui indissociable de l’esprit et du cante flamenco, qu’il saura cependant utiliser pour composer des développements mélodiques très originaux. Pour schématiser, on pourrait dire que la musique de Paco est d’abord verticale (et fondamentalement déterminée par le rythme), quand celle de Manolo suit une ligne horizontale.
Même dans ses jeux rythmiques et ses fulgurances virtuoses, la musique de "Mundo y formas de la Guitarra Flamenca" reste donc éminemment mélodieuse. Cette intention étant constante jusque dans les styles réputés pour leur difficulté rythmique, les guitaristes qui aborderont des pièces comme les Alegrías "Noches de la Ribera", les "Colombianas de Bajo Guía", ou le Zapateado "Andares gaditanos", trouveront non seulement matière à enrichir leur propre technique mais encore la possibilité d’affiner leur sens de l’interprétation et leur musicalité, les exigences de Sanlúcar étant en ce domaine parfaitement rigoureuses et cohérentes.
Ajoutons pour finir que la présentation des tablatures est très claire et met en valeur l’habileté de Claude Worms à déchiffrer ce qui aurait pu nous paraître aussi indémêlable qu’une bobine de laine tombée entre les mains d’un poupon ! Il faut ici le redire : avec ses transcriptions, Claude Worms offre aux guitaristes épris de flamenco la possibilité de gagner un temps précieux, voire de ne pas se décourager dans leurs propres efforts de déchiffrage. Par ailleurs, son expérience d’enseignant vient de l’amener à concourir au vaste effort mené par les Editions Acordes Concert pour une théorie globale de la musique flamenca. Une nouvelle publication intitulée "Desde la guitarra… Armonía del Flamenco" propose en effet, comme son titre l’indique, d’aborder le flamenco non par le biais de la technique ou du rythme, mais par celui de l’harmonie. Cette intention, qui en déroutera peut-être certains, se révèle dans la pratique très intéressante. Bien souvent, le recours à l’harmonie simplifie et favorise la mémorisation et la compréhension des palos. Grâce à ce manuel, les principales notions et fonctions de l’harmonie propre au flamenco deviendront sûrement accessibles à tous les guitaristes, qu’ils viennent du jazz, du classique ou qu’ils soient déjà spécialisés dans le flamenco.
Afin de rester dans l’esprit de cette musique, la pratique n’a pas été dissociée de la théorie. Pas moins de 166 falsetas provenant de 35 guitaristes différents servent ainsi à illustrer les propositions formulées dans l’introduction. Il ne faut pourtant pas s’y tromper : ces falsetas, pour la plupart très courtes, servent d’abord à l’étude de l’harmonie et ne combleraient probablement pas les guitaristes désireux de se créer un répertoire. "Armonía del Flamenco" n’a pas vocation à concurrencer la collection "Duende flamenco" publiée par les Editions Combre. Elle est plutôt son indispensable pendant théorique.
Bien sûr, nul n’est au-dessus des critiques et on trouvera toujours par chez nous certaines fines bouches plus andalouses que les Andalous et plus gitanes que les Gitans pour disserter sur la transmission orale, la nécessité de s’imprégner dans le milieu même, de rechercher l’authenticité la plus authentique, de courir dans tel coin obscur d’un village proche de Séville où devrait se nicher tel vieil édenté qui, à ce que l’on raconte, chante certains soirs de pleine lune la Soleá comme personne… Ceux-là ont sûrement raison – ils ont toujours raison. Mais, dans l’attente de ce fameux soir, de ce fameux coin et de ce fameux chanteur, il n’est de meilleure compagnie aux guitaristes flamencos que les cahiers de Claude Worms !
Louis-Julien Nicolaou
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