mercredi 7 juin 2023 par Claude Worms
Boris Le Mat : "Buscando colores" — un CD, autoproduction, 2022.
Avant d’"entrer en flamenco", beaucoup de guitaristes français ont longuement étudié et pratiqué d’autres styles musicaux ; d’où, sans doute, l’originalité de leurs compositions, surtout sur le plan harmonique. En témoignent, entre autres, les deux albums de Mathias Berchadsky ( Cantos del Posible, Manifiesta), le deuxième d’Anatole Élichégaray (Sabor a oloroso) ou les premiers de Lydie Fuerte (Carillón del viento) et Maël Goldwaser (De profundis).
C’est le cas également de Boris Le Mat, qui, après avoir découvert la guitare en écoutant du hard-rock et joué avec des groupes de rock-métal et de punk-hardcore, a étudié simultanément le jazz et le flamenco, avec une liste impressionnante de professeurs pour la guitare flamenca : Manolo Sanlúcar, José Antonio Rodríguez, Paco Serrano, Manolo Franco, Niño de Pura, Gerardo Nuñez, José Luis Balao, Fernando Moreno, Pilar Alonso, Miguel Ochando, Gabriel Expósito, Diego del Morao et José Ignacio Franco. Ajoutons à cette carte de visite un diplôme supérieur de guitare flamenca du Conservatoire Rafael Orozco de Cordoue et un master de recherche et d’analyse du flamenco à Jerez de la Frontera (Université de Cádiz).
Le copieux programme de son premier opus, "Buscando colores", est divisé en deux parties de durées inégales, articulées par une courte pièce, "Transición" : d’abord une série de palos à valeur de presque-anthologie (minera, tangos, alegría, rondeña, bulería por soleá, rumba, soleá, bulería, taranta), puis quatre vignettes non assignables à des palos, en hommage aux villes andalouses où il a vécu et étudié, et donc à ses maîtres : Jerez, Cádiz, Granada et Córdoba, conçues comme bande-son de quatre vidéos réalisées par Boris Le Mat, disponibles sur Youtube. Commençons par ces dernières, qui nous semblent condenser quelques traits stylistiques du compositeur. Trois d’entre elles ("Jerez“, "Cádiz" et "Córdoba") sont basées, en tout ou partie, sur des ostinatos rythmico-harmoniques (cf. ci-dessous, transcriptions et audios) à forte ambigüité tonale. La première est construite sur un arpège avec seconde mineure (Sol/Lab/Si) dont seule l’alternance de la basse (Do et Lab) suggère un balancement Cm/Ab. La deuxième revient sur une structure analogue (C/Ab). La troisième est encore plus surprenante (sonorité de kora : arpèges dans l’extrême aigu), avec une mesure à 5/4 soigneusement dissimulée par un arpège de cinq notes avec basse simultanée sur la première attaque du majeur engendrant un décalage périodique de la basse à l’intérieur de chaque noire, alternant les accords de C#7 et A7 — le développement est en mode flamenco sur Do#, non sans une moirure de la texture apportée par les cordes de Mi et de Si à vide . Sur ces premiers fonds, Boris Le Mat, qui signe également les arrangements, superpose des couches successives de couleurs harmoniques, mélodiques et instrumentales, avec la complicité de Carlos Merino (percussions) et de Ricardo Piñeiro (basse) qui œuvrent en parfaite adéquation avec le langage musical du compositeur tout au long du disque — la même observation valant aussi pour les palmas de Javier Peña et Dani Carrión, le baile d’Almudena Navarro (bulería por soleá), les parties de violon de Sophia Quarenghi (tango et alegría) et les cantes de Sara Holgado (alegría) et de Sandra Zarzana (rumba et "Transición" — vocalises sur un ostinato Dm/F pour cette pièce). Boris Le Mat est l’auteur des textes de l’alegría ("Idas y vueltas") et de la rumba ("Los hombres miran hacia otro lado"), un manifeste écologiste qui contraste avec l’humeur festive du palo.
Comme le titre du disque nous y invite, filons la métaphore picturale. Boris Le Mat est, nous semble-t-il, un adepte du sfumato harmonique, qu’il réalise avec un usage abondant des arpèges, suivis ou non de brefs traits en picado, et toujours ponctués d’accords suspensifs souvent harmoniquement non directionnels. Nous prendrons cette fois quatre introductions pour exemples, applicables également à la rondeña "Buscando colores" : "Intro" (minera), "Grazalema" (soleá), "En la sombra" (taranta) et "Granada"(cf. ci-dessous, transcriptions et audios). Soulignons d’abord l’insistance sur le deuxième degré du mode, repoussant indéfiniment la résolution sur le premier degré : basse de La pour la minera, Sol à vide en filigrane obsédant pour la taranta, auquel s’ajoute un percée fulgurante de l’accord relatif mineur (Em) dans l’extrême aigu. On s’attend évidemment à une granaína pour "Granada" : si la dissonance caractéristique de seconde mineure Si/Do est bien maintenue dans les voix médianes de presque tous les accords, la résolution sur le premier degré n’apparaît jamais, remplacée par un accord de C(b6/#11). L’adjonction du Lab, anticipée dès la première note de l’introduction, ajoute à cet accord une autre dissonance de seconde mineure sur la quinte et achève de brouiller les pistes harmoniques. On retrouvera le même usage de notes étrangères au mode de référence dans la plupart des compositions — pour nos exemples, le Sol à vide qui apparaît à plusieurs reprises dans la minera, d’abord dans l’accord du troisième degré (B7), puis dans l’agrégat La#/Ré#/Sol/Ré#/Mi (mieux vaut ne pas le chiffrer...) et l’accord de EM (barré XII) transformé ainsi en premier renversement de Em ; puis le Do bécarre dans la cadence conclusive. Les dissonances plus traditionnellement attachées chaque palo (Ré#/Mi pour la minera, Fa#/Sol pour la taranta, etc.) sont souvent utilisées pour créer des effets de miroitement ou de clair-obscur par l’introduction de cordes à vide dans des positions sollicitant les aigus du manche. L’introduction de la soleá est plus canonique, avec un motif d’arpèges répétitif sur les notes Fa/Sol#/Mi (+ ligado La/Sol#) superposant les deux premiers degrés du mode (F/E), suivi d’une variante de la cadence "classique" VIIm - VI - II - I : basse chromatique descendante et accord majeur du sixième degré remplacé par un accord mineur (Dm - Dm/Db - Cm - Cm/B - F - E. Finalement, après bien des détours inattendus, nous sommes de même confortablement installés dans la taranta par une cadence conclusive traditionnelle A - G - F#(b9).
Des réminiscences de ces introductions parcourent plus ou moins explicitement la suite des compositions, alternant subtils dégradés et vigoureux à-plats. Chacune comporte quelques références distanciées à l’histoire du palo correspondant, traitées en général de manière fort allusive. C’est ainsi qu’on trouvera dans la rondeña, dédiée à son père (le peintre Gaby Le Mat), un lointain et très original écho du paseo binaire de Ramón Montoya (4’35-4’50), puis, après la longue répétition méditative d’un ligado à nu Ré-Mi (5’14-5’32), une allusion à la cadence D7/C#, par un battement La/Do bécarre suivi de trois traits mélodiques, les deux premiers concluant sur Sol#, le troisième sur Do bécarre ( 5’32-5’47). Les trémolos sont remarquables par leurs lignes mélodiques trouées de larges sauts d’intervalles et par le travail polyphonique sur les basses, qui ne se limitent par à marquer l’harmonie (rondeña, 3’49-4’27 ; taranta, 1’38-2’37). Pour celui de la taranta, le passage de 2’02 à 2’20 est particulièrement original : la mélodie y est dévolue à la basse et par instants dissonante par rapport à des traits de notes répétées sur plusieurs mécanismes — à notre connaissance, seul Óscar Herrero avait déjà conçu un trémolo de cette manière dans sa soleá "Esencia" (album "Abantos", Acordes Concert, 2005).
Les autres compositions parcourent des territoires musicaux plus familiers, à commencer par le tango "Callecitas floridas" ("por minera", ce qui justifie le titre de la minera précédente, "Intro"), avec estribillos en duo avec le violon et mélodies clairement dessinées, même si notre quiétude est perturbée par une modulation inopinée vers le mode flamenco sur Mi, "por arriba", amenée par une basse ascendante conclue par un chromatisme Fa#/Fa bécarre (4’03). Une suspension sur l’accord de B7, dominante de E (4’14), nous ramène au mode de référence via une variante de l’estribillo. La première partie de l’alegria (Mi majeur, capodastre à la première case) est entièrement occupée par une mélodie orientalisante sinueuse, a cuerda pelá puis ornée d’un contrechant de violon — Boris le Mat nous informe qu’il utilise une gamme Mi/Sol#/La/Si/Ré, à laquelle est ajoutée la tierce mineur (Sol), "petit clin d’œil à la musique indienne". A partir de 1’36, une falseta en arpèges amorce une alegría plus traditionnelle, avec un cante original por cantiña issu de la première partie (2’49) et une conclusion en boucle façon estribillo en trio voix/violon/guitare. La bulería por soleá (mode flamenco sur Ré, sixième corde en Ré, capodastre à la première case) commence par une séquence rythmique dénudée associant baile et cordes étouffées — dessin préparatoire au tableau. La guitare fait irruption par deux accords, à contretemps à l’intérieur de "cierre" (espace des temps 10 à 12, 0’48) et enchaîne avec une longue falseta a cuerda pelá, façon jérézane, sur le bourdon de Ré sixième corde, puis avec une séquence arpèges/picado. C’est sans doute l’une des compositions les plus traditionnelles de l’album, transposant certains traits caractéristiques du toque "por medio" (mode flamenco sur La) au mode flamenco sur Ré, certes inusuel : "cambio" à la tonalité majeure homonyme par sa dominante, A(7) (1’49), remate en alzapúa (2’40-2’51) et falseta en arpèges sur une pédale d’harmonie du deuxième degré (3’02 à 3’12). Après une nouvelle longue falseta a cuerda pelá, un épisode baile/percussions amorce un dernier crescendo d’énergie rythmique pouce/rasgueados. Enfin, entre Cádiz et Jerez, la bulería ("Bulerisa") est un labyrinthe vertigineux de modes et tonalités ("por arriba", "por medio", La majeur...) sur des entrelacs resserrés d’arpèges, picados, pulgar et rasgueados.
Comme toujours, parvenu à la fin de ce compte-rendu, nous nous surprenons en flagrant délit de sècheresse analytique. Mais la complexité de sa conception n’altère en rien la limpidité de la musique de Boris Le Mat et le plaisir d’écoute immédiat de ce disque, semé de délicieuses surprises. "Buscando colores"... effectivement, le compositeur-guitariste les a trouvées et nous en offre des nuanciers à la fois personnels et en totale adéquation avec les tonalités affectives des palos du programme, ou des villes andalouses qu’il affectionne.
PS : nous remercions Boris Le Mat pour les informations dont il a eu la courtoisie de nous faire part.
Claude Worms
Galerie sonore :
"Buscando colores" (rondeña) — composition et guitare : Boris Le Mat.
"El buen camino" (bulería por soleá) — composition et guitare : Boris le Mat / baile : Almudena Navarro / cajón, percussions et palmas : Carlos Merino / palmas : Javier Peña / jaleos : Dani Carrión.
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