Ángeles Toledano : "Sangre sucia"

jeudi 28 novembre 2024 par Claude Worms

Ángeles Toledano : "Sangre sucia" — un CD Universal Music, 2024.

Depuis une bonne décennie, les jeunes (et moins jeunes) cantaore(a)s sont de plus en plus nombreux à renouer avec la veine du "cante de protesta" des années 1960-80, dont les thèmes socio-politiques et même celui de la récupération de la mémoire historique de la Guerre Civile et du franquisme (cf. David Lagos) restent malheureusement toujours d’actualité. Comme les groupes "para-flamencos" qui les ont devancés en la matière (Estopa, Ojos de Brujo, Chambao, etc.), ils y ajoutent d’autres combats d’actualité tels les problèmes liés à la drogue, les expulsions de propriétaires et de locataires insolvables, la condition des travailleurs émigrés et le féminisme — ou les violences et inégalités de genre, comme on voudra les nommer. Les cantaoras sont évidemment particulièrement sensibles à cette question : entre autres Alicia Carrasco et l’ensemble "Mujer Klórica", La Tremendita, Rocío Márquez et, d’une manière différente, Laura Vital — si cette dernière chante essentiellement des letras traditionnelles, les titres de ses deux derniers programmes de concert, "Flamenco con nombre de mujer" et "Flamenco por la igualdad" sont sans ambigüité.

Jusqu’à présent, Rosalía était sans doute la plus virulente et disruptive. Elle est clairement l’une des principales références d’Ángeles Toledano, ce que soulignent la photo de la jaquette et le titre provocateur de son premier disque, "Sangre sucia". Toutes deux sont des musiciennes expertes et des parolières de talent. Leur approche vocale est ponctuellement similaire, quelque chose comme un cocktail de vocalité flamenca avec un zeste d’Amy Winehouse. Là s’arrête cependant le parallèle : Ángeles Toledano possède une connaissance approfondie du répertoire du cante traditionnel qui fait partiellement défaut à Rosalía — ce à quoi elle ne prétend d’ailleurs pas.

Nous avons découvert Ángeles Toledano en juillet dernier, lors d’un concert dirigé par Árcangel au festival "Arte Flamenco" de Mont-de-Marsan : significativement, elle y chantait des textes de Francisco Moreno Galván enregistrés par José Menese, avec Rocío Luna et Andrés Armero. L’excellent guitariste Benito Bernal, qui l’accompagne sur cet album, était déjà de la partie.

Le programme commence par une ode allégorique à la terre nourricière ("Araora"), un chant de labours de son village natal, Villanueva de la Reina, et une première dans la discographie flamenca. Il s’achève par un romance- célébration des menstruations ("La misma sangre del cuerpo"), avec quelques citations/détournements de letras traditionnelles des alboreás insérées dans un texte original :

"Restos de piel y alas, jaulas partías, mientras la tierra ara besa su herida. / Esa fuente de plata guarda un secreto, el veneno en sus aguas, el mar y el cielo." ("Araora" — Ángeles Toledano).

"El puñal deja caer, en el filo de la luna ya se ven las dos orillas y en su cielo la dulzura. / En un verde prado, tiende el pañuelo. Las rosas que salgan serán tres luceros. / Quitaremos los cerrojos, enterrando nuestros miedos, abandonando las murallas que une día nos protegieron. / Dame tu pañuelo, hermana, el rojo o el color olivo. Dame un pañuelo dorado que tenga en sus cuatro picos tu corazón dibujado. / El abrazo con la aurora, este es el mejor momento porque tu nunca estarás sola, amiga, y porque te quiero. / Un cuerpo, una fortuna alumbra lo que más quiero. Un cuerpo interrogante, respuestas de mi reflejo. / Lamento que no me miras, oscura pena por dentro, de noche cuando me brota la sangre misma del cuerpo." ("La misma sangre del cuerpo" — Ángeles Toledano, Leire Villanueva "Iseo", populaire et vers récités de Rafael Alberti).

Les autres textes d’Ángeles Toledano, avec quelques emprunts à Federico García Lorca et au concionero flamenco populaire et deux contributions de Benito Bernal, sont autant de variations sur la rébellion libératrice et les amours dissimulés, euphoriques ou douloureux ("el mal querer" chanté par Rosalía). Morceaux choisis :

"En el sussuro del viento caracolea una amapola fundiéndose en uno solo, como yo en tu persona." ("Soleá").

"Quisiste jugar conmigo y no te sirvio de na. No sé quien te dio el consejo de ir a la cárcel a robar en las venas esclavitud. Cuando quieras te lo explico. / Ya no me vale cara o cruz, solo nos queda gritar. Donde hay una mente sorda es muy difícil escuchar. Siempre una competicíon, muchas medallas en el cuello, pocas en el corazón." ("Mama, tenías razón", jaleos).

"Solo pido que esta noche la luna lunita nos ilumine y que si no fuera la luna, tampoco fueran los civiles. / Con el ruido de las llaves y el agua de las canales, con cuidado abro la puerta, no se despierte mi madre." ("X Las niñas", cantiñas).

"De chiquitas saltando en los charcos de la calle, dejé el vaso rebosar y cambié lo que más quería pa derramarme en el mar." ("Nada ha pasado pero todo ha sucedido", bulerías).

"Los recuerdos escondíos debajito del colchón juegan de noche en mis sueños, alimento pal dolor." ("La palabra en la boca").

"Se apagaron los faroles y se encendieron los grillos. Con la luz de plata en sus copas, los arbolitos han crecío y un horizonte de perros ladraban muy cerquita del río. Aquella noche corrí el mejor de los caminos." ("Nocturna manzana", bulerías).

Et la musique ? demanderez-vous. L’audition de "Araora" et de "La misma sangre del cuerpo" suffit à prendre la mesure du talent de compositeur et d’arrangeur de Harto Rodríguez : imaginez le meilleur d’une certaine musique contemporaine anglo-saxonne (Gavin Bryars, l’école de Canterbury, King Crimson...) sertissant, enluminant, submergeant tour à tour un cante traditionnel (ou presque) dans les règles de l’art. Mais les couleurs sonores qui le baignent sont ailleurs kaléidoscopique grâce à un mixage minutieux alternant ou superposant sans cesse, souvent en vastes crescendos, des chœurs, des voix parlées en arrière-fonds perçant brusquement en surface, des bruits et des sons signifiants (outils, cloches), des "bases" de musique électro, des bourdons abyssaux, des touches de synthétiseur, de piano et de percussions, des palmas, des jaleos... et, bien sûr, la guitare de Benito Bernal, l’autre principal artisan de cette musique somptueuse. Nous vous conseillons d’écouter ce disque en continuité et dans l’ordre des plages, vous y découvrirez une œuvre d’une variété et d’une unité impressionnantes — concilier les deux est le propre des grands musiciens. Sans revenir sur les première et dernière pièces du programme, nous vous proposons un bref guide d’écoute :

• "Soleá" — cantes : Juan Talega ("Al infierno que te vayas..." — profitez-en pour écouter les versions mémorables de Bernardo "el de los Lobitos", El Perrate, El Chaqueta et Camarón de La Isla) ; La Andonda (pour le modèle mélodique, texte original) ; Joaquín "el de La Paula" (lié au précédent sur le souffle — "Quisiera ser como el aire...") ; deux cantes originaux. Pour les trois premiers cantes, introduction minimaliste et harmonisation innovante de Benito Bernal, qui renoue progressivement avec un toque plus traditionnel. Un long trio guitare, / synthétiseur (apparu discrètement sur le deuxième cante) / percussions (Manu Masaedo) sépare ce premier bloc des deux cantes conclusifs.

• "Mama, tenías razón" — jaleos métamorphosés en chants de combat (cf. le texte ci-dessus) par la virulence d’une "base" permanente quasi techno et le martèlement obsessionnel des percussions de Juan R. Berbín. Les choristes jérézanes enfoncent le clou, à grand renfort de " ¡ Ay, Ay, Ay, Ay !" et "¡ Mamaíta de mi alma !" bien campés sur les temps forts d’une rythmique binaire (Ana de los Reyes, Mila Méndez, María García Romero et Malena de Mateo).

• "X Las niñas" — cantes : textes originaux sur trois modèles mélodiques de cantiñas du répertoire de Pastora Pavón "Niña de los Peines", souvent associées aux letras suivantes : "Las cautivaba el mes de enero...", "Que por tu ventana sale..." et le juguetillo "¡ Olé, olé, olé, viva Zaragoza !...". Benito Bernal les accompagne à l’ancienne sur le savoureux balancement des jotillas de Cádiz, ses falsetas étant également référencées (certains passages en pouce / index alternés nous ont rappelé le style d’Antonio Moreno). Ambiance de fête turbulente entre amies ("sororité" ?), ou de flash mob façon FLO6/8 à l’occasion d’une huelga feminista, avec les palmas de Los Mellis et surtout des chœurs et des jaleos apparemment improvisés dans le feu de l’action (ils remplacent avantageusement les " ¡ Olé !" et autres "¡ Arsa y toma !" habituels) par Paula Cantero, Alba Morena, Ana Escudero, María Bolín, Inma Mariscal, Belén Vega, Leire Villanueva "Iseo", Luli Bono, Marina Copado et Ana Peinado. ¡ Vaya fiesta !

• "Nada ha pasado pero todo ha sucedido" — cantes : bulerías cortas de Jerez, cambio del Gloria et bulería composée par Juan Carlos Romero, dérivée d’un modèle mélodique de La Perla de Cádiz. Si l’on excepte un prélude en chœur a cappella, retour à une réalisation traditionnelle avec les palmas de Los Mellis et le duo Yerai Cortés / Benito Bernal dont les falsetas fleurent bon les années 1970, quand les producteurs de disques flamencos découvraient avec délice la stéréo.

• " La palabra en la boca" — sans le moindre instrument, un dialogue parlé entre la romancière et poétesse Sara Torres et Ángeles Toledano. Les deux voix se répondent et parfois se superposent, entre échanges complices et essais de diction et de phrasé d’un nouveau texte qui finit par une adaptation en soleá apolá sur un modèle mélodique enregistré par El Tenazas de Morón en 1923 avec le guitariste Hijo de Salvador.

• "Eres guapa" — cante : taranta de Fernando "el de Triana" ("Eres guapa, Dios te guarde..."). Un petit bijou de délicatesse par la grâce de la voix d’Ángeles Toledano et de la guitare de Benito Bernal. Les deux sont traitées en irisations oniriques, échos et harmoniques ascensionnels, par Harto Rodríguez.

• "Seguiriya" — cantes : deux siguiriyas de Manuel Molina ("A clavo y canela...") et El Tuerto la Peña ("Soltaron los cabos..."). Introduction par des tintements de cloches prolongés sur le "temple". Dès lors, les deux cantes sont accompagnés par une "base" rythmique permanente jouant sur un contraste grave/aigu entre le bourdon et des ponctuations cristallines, dynamisée par la batterie de Juan R. Berbín. La guitare de Benito Bernal s’immisce ponctuellement dans ce gouffre sonore. Entre les deux cantes, la falseta est remplacée par un chœur parlé de voix d’hommes (un procédé fréquent de la musique vocale contemporaine).

• "Nocturna manzana" — le début de cette pièce, un lancinant choral psychédélique pour chœur, voix soliste et stridences de synthétiseur, ne laisse rien présager de la suite, des bulerías qui sonnent comme un hommage à Lole y Manuel — accompagnement plus "classique" en duo guitare (Benito Bernal) / cajón (Manu Masaedo). Des réminiscences du choral initial et des inserts récités par Ángeles Toledano soulignent la structure de la composition.

Coup d’essai, coup de maître : "Sangre sucia" est l’un des grands disques de musique flamenca de ces dernières années.

Claude Worms

Galerie sonore :

"Araora"
Ángeles Toledano

"Araora" — composition : Ángeles Toledano, Harto Rodrígez et Sasha Pantchenko / textes : Ángeles Toledano / chant et voix additionnelles : Ángeles Toledano / arrangement, synthétiseur et programmations : Harto Rodríguez.

"La misma sangre del cuerpo"
Ángeles Toledano

"La misma sangre del cuerpo" — composition : Ángeles Toledano et Harto Rodríguez / textes : Ángeles Toledano, Leire Villanueva "Iseo", populaire et vers récités de Rafael Alberti / chant : Ángeles Toledano / piano, synthétiseur et programmations : Harto Rodríguez / chœurs : Leire Villanueva "Iseo", Belén Vega et Ángeles Toledano.

"Soleá"
Ángeles Toledano

"Soleá — composition : Ángeles toledano et Benito Bernal / textes : Ángeles Toledano et populaire / chant : Ángeles Toledano / synthétiseur et programmations : Harto Rodríguez / guitare : Benito Bernal / percussions : Manu Masaedo.

"X Las niñas"
Ángeles Toledano

"X Las niñas" —composition : Ángeles Toledano et Benito Bernal / textes : Ángeles Toledano et Benito Bernal / chant : Ángeles Toledano / synthétiseur et programmations : Harto Rodríguez / guitare : Benito Bernal / palmas : Antonio et Manuel Montes Saavedra "Los Mellis" / chœurs et jaleos : Paula Cantero, Alba Morena, Ana Escudero, María Bolín, Inma Mariscal, Belén Vega, Leire Villanueva "Iseo", Luli Bono, Marina Copado et Ana Peinado.


"Araora"
"La misma sangre del cuerpo"
"Soleá"
"X Las niñas"




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