vendredi 1er septembre 2023 par Claude Worms
Manolo Simón : "Candelita que enciendo" — un CD, El Flamenco Vive, 2021.
Manolo Simón : "Plaza de los Herradores. Antología del Fandango" — un CD, La Bodega, 2015.
On nous permettra de commencer cette chronique par un souvenir personnel, vieux d’une trentaine d’années. Maguy Naïmi, mon maître José Peña et moi-même avions été invités à participer au jury d’un concours de cante dont la finale se tenait au Palais des Congrès de Grenade, qui venait d’être inauguré. Nos collègues n’étant apparemment là que pour assurer quelques deniers sonnants et trébuchants à des candidats qui n’avaient d’autre qualité que d’appartenir à la même peña qu’eux, nous avions dû batailler ferme pour que Paqui Lara, Mercedes Hidalgo et Manolo Simón, tou(te)s trois excellent(e)s, figurent au palmarès — nous avions par contre échoué pour Julián Estrada, qui depuis a fait la carrière que l’on sait. A l’issue de la finale, Manolo Simón nous avait confié que sa seule ambition professionnelle était de gagner de quoi faire vivre dignement sa famille et, surtout, de quoi financer les études de ses enfants pour qu’ils aient un avenir meilleur que le sien — ce pour quoi il s’inscrivait sans plus d’illusion à autant de concours que possible.
Manuel Muñoz Marín "Manolo Simón" (Jerez, 1953) est l’un des grands cantaores les plus méconnus de sa génération, peut-être par excès de modestie, plus sûrement par l’effet de la négligence ou du manque de curiosité dont restent trop souvent coutumiers la critique flamenca et, en conséquence, le public. Nous le déplorions déjà à propos de deux disques antérieurs — "Háblame" (2006) et "Entre los juncos del río" (2010). La situation n’a guère changé depuis, malgré une discographie initiée en 1985, qui compte actuellement seize albums, tous très recommandables, enregistrés avec rien moins qu’Enrique de Melchor, José Luis Postigo, Manolo Franco ou Pascual de Lorca (par ordre chronologique). Le dernier en date, "Candelita que enciendo", ne déroge pas aux standards de qualité et de probité des précédents, mais il a bénéficié de conditions de production pour une fois dignes de l’artiste, grâce à la générosité et à l’afición d’Alberto et David Martínez (El Flamenco Vive — merci à eux, une fois de plus) : photos de Claudia Ruiz ; prise de son et production de David Lagos, dans son propre studio. Selon les propos de David, rien de plus simple d’ailleurs : enregistrement "à l’ancienne", avec très peu de prises et de montages, en quatre séances matinales.
Il faut dire que Manolo Simón est sûr de son métier et de sa vaste connaissance du répertoire du cante traditionnel, ce qui nous vaut comme de coutume un programme varié et copieux de seize séries de cantes, entre classiques de tel ou tel palo et raretés. Sa voix n’a rien perdu de sa justesse ni de sa puissance, sa mise en place est toujours aussi précise et les inconditionnels du "cante gitano" (ou de Howlin’ Wolf, selon les goûts...) apprécieront comme il se doit un timbre qui rappelle celui de Manuel Agujetas ("desgarro" y "rajo" incluídos)... même si le cantaor est payo (comme quoi...). Comme Eduardo Rebollar ou Antonio Carrión entre autres, Pascual de Lorca est l’un des meilleurs accompagnateurs actuels du cante traditionnel, et le guitariste attitré de Manolo Simón depuis de longues années. C’est dire si la réplique qu’il donne au cantaor est toujours impeccable.
L’album commence par des verdiales agrémentés d’inflexions tirées des malagueñas "abandoladas" de Juan Breva et des fandangos de Lucena. Trois autres séries de fandangos sont au programme : de Cabezas Rubias, de Huelva et de Alosno (ces derniers sur des textes en portugais). Trois autres groupes sont constitués de plusieurs suites de cantes :
• alegrías et cantiñas — Manolo Simón se garde de les associer au sein d’une même pièce. Nous aurons donc d’une part des alegrías, dans leur triptyque classique avec les juguetillos de rigueur, d’autre part deux cantiñas : des rosas, dont il est avec Laura Vital l’un des rares spécialistes (letra intéressante sur l’émigration : "Se van mis niños") ; des mirabrás présentés dans la succession intégrale des cantes qui les constituent et non fragmentés en extraits mêlés à d’autres cantiñas, comme c’est l’usage actuellement.
• siguiriyas — les deux suites, chacune en trois cantes, sont résolument jérézanes. Pour la première, inspirée d’Antonio Mairena : Paco la Luz (Manolo Simón lui applique curieusement une letra — "Por aquella ventana que al campo salía..." — associée a une siguiriya de Tomás "el Nitri" par Mairena) / Joaquín La Cherna ("Si algún día yo a tí te llamaría...") / cambio de Manuel Torres ("Eran dos días señalaítos de Santiago y Santa Ana..."). Pour la seconde, accompagnée "por arriba" et non "por medio" (c’était déjà le cas pour les enregistrements des deux premières par Juan Talega, dont les versions sont ici reprises par Manolo Simón) : Loco Mateo ("El corazón duro como la piedra...") / Loco Mateo ("Oleaítas, madre, de la mar...") / Juan Junquera ("Se lo pido a las estrellas...").
• bulerías — tout aussi jerezanas que les siguiriyas, d’abord avec des créations d’El Chozas, que l’on n’entend pas si souvent dans des versions aussi fidèles aux originaux, puis avec des standards du genre, dont Manolo Simón attribue les letras, sinon les modèles mélodiques, à Alfonso Carpio "el Berenjero", le père d’El Garbanzo.
Si les tangos ne font l’objet que d’une seule plage, les cinq cantes enregistrés valent pour une mini anthologie du répertoire extremeño ; la même remarque s’applique également aux soleares de Cádiz (Enrique "el Mellizo" et Paquirri). Enfin, on se délectera de deux chants a cappella (nana et tonás), et plus encore de peteneras sous-titrées "primitivas" — de fait, des exhumations de trois enregistrements sur cylindre d’El Mochuelo, du temps où les peteneras étaient allègres, "de baile" ("De noche me salgo al campo y hago a las piedras llorar..." / "Tienes el corazón más negro que el cuervo tiene la pluma..." / "Señor Alcalde Mayor, no prenda a los ladrones..."). Pour l’occasion, Pascual de Lorca se livre à une réjouissante relecture du jeu "clásico/por lo flamenco" de la fin du XIXe siècle.
A soixante-dix ans, Manolo Simón est un Maestro en pleine possession de ses moyens et un puit de "sabiduría" qu’il serait grand temps de reconnaître à sa juste valeur. S’il chante régulièrement dans les peñas andalouses, on attend encore de le voir figurer à l’affiche de quelque grand festival international. Merci d’avance aux programmateurs des festivals hexagonaux qui seraient bien inspirés de servir d’exemple à leurs collègues d’outre-Pyrénées.
Claude Worms
Galerie sonore :
"Oleaítas de la mar" (siguiriyas) / "Candelas que enciendo" (tangos extremeños) / "Mi niña Victoria" (nana) — chant : Manolo Simón / guitare : Pascual de Lorca.
Au fil de ses enregistrements, sans dessein prémédité, Manolo Simón aura finalement réalisé l’une des anthologies de cantes parmi les plus complètes et abouties de ces dernières années — de mémoire, il n’y manque que les caracoles et des gammes plus diversifiées de malagueñas et de cantes de minas. Il n’a pourtant produit que deux albums thématiques, l’un sur les villancicos (1985), l’autre sur les fandangos ("Plaza de los Herradores", 2015). Nous saisissons l’occasion pour vous entretenir brièvement de ce dernier, que nous vous recommandons sans réserves. Contrairement à l’entreprise titanesque de Diego Clavel ("Por los rincones de Huelva (sueño cumplío)" — deux CDs Big Bang/Cambayá Records, 2003), qui ne portait "que" sur le répertoire de Huelva, l’anthologie de Manolo Simón est une sélection fort avisée de cantes appartenant aux trois grands groupes de fandangos : "abandolaos", de Huelva, et "libres" :
• fandangos "abandolaos" — fandangos de Frasquito Yerbabuena ; fandango de Lucena et verdial de Córdoba ; jabegotes.
• fandangos de Huelva — fandangos de Cabezas Rubias et Alosno ; fandangos de Calaña ; fandangos de Huelva
• fandangos libres — avec douze variétés différentes, cette section est de loin la plus développée. Manolo Simón prend soin de présenter les compositions de créateurs historique du genre, mais aussi quelques autres nettement moins fréquentées : d’une part, Pepe Aznalcollar, Manuel Soto "Sordera", Antonio Nuñez "Chocolate", El Carbonerillo, José Cepero, Antonio de la Calzá et El Gloria ; d’autre part, Macandé, El Bizco Amate, El Rubio de La Línea, El Niño de Barbate et Manolo Herrero (ces deux derniers con sabor a malagueña).
Nous ne reviendrons pas sur la qualité des interprétations, d’autant plus intéressantes qu’on a l’habitude d’entendre ces répertoires servis par de tout autres types de voix, ni sur celle des accompagnements de Pascual de Lorca (cf. ci-dessus). Soulignons par contre l’adéquation des "temples" aux modèles mélodiques dont ils sont les introductions. Cet album est aussi une belle collection de letras.
Claude Worms
Galerie sonore :
"En misterio" (fandango de Lucena et verdial de Córdoba) / "Me está llegando" (fandangos de Calaña) / "Popá recobra el talento" (fandangos del Chocolate) / "Que me enseñara" (fandangos de Manolo Herrero) — chant : Manolo Simón / guitare : Pascual de Lorca.
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