mardi 19 novembre 2024 par Claude Worms
Niño de Elche : "Cante a lo gitano" — un CD Sony Music, 2024.
"A mí Manuel Torre, que es uno de mis cantaores favoritos, me sirve para seguir desmitificando ciertas ideas románticas en relación al flamenco, a lo gitano, a lo andaluz y a todas las estéticas que se han ido retroalimentando de ideas míticas. [...] Me interesa el primer flamenco porque está aún en construcción, no canonizado ni ontologizado." (Niño de Elche)
Le propos de Niño de Elche n’est donc pas de "démythifier" l’œuvre ou la personnalité de Manuel Torres mais plus généralement la doxa d’une certaine "flamencologie" (essentiellement mairéniste) qui eut longtemps pignon sur rue, à tel point que ses postulats étaient devenues des clichés que nul ne mettait en doute. Nous écrivons au passé parce que de nombreux travaux solidement documentés ont conduit depuis les années 1980 à une critique systématique de ces théories (mythes ?). On peut donc douter qu’il soit encore nécessaire d’y revenir, d’autant que les méthodes de la musicologie, de l’histoire, de la sociologie, etc. nous semblent plus adéquates que le disque à une telle entreprise. Quoi qu’il en soit "Cante a lo gitano" n’est en rien iconoclaste. Il s’agit en fait d’un hommage des plus respectueux comparable par sa démarche et par sa qualité, sinon par sa réalisation musicale, à l’"Homenaje a Don Antonio Chacón" d’Enrique Morente et Pepe Habichuela (Hispavox, 1977) : les deux sont fondés sur une intériorisation (avec sans doute une analyse musicale préalable) du style d’un cantaor qui a fait école, non dans le but de le reproduire plus ou moins fidèlement mais dans celui de construire un langage musical-vocal original dont il serait le fondement.
C’est dire qu’il s’agit ici de musique, et en l’espèce de compositions vocales maîtrisées et rigoureusement élaborées, ce qui bat effectivement en brèche la légende des cantaores "instinctifs" totalement dépendants de l’inspiration du moment, particulièrement attachée aux cantaores gitans, dont Manuel Torres reste encore le prototype fantasmé. Alors même que l’écoute de ses enregistrements démontre l’absurdité de cette thèse, ce serait précisément parce qu’il était excentrique, voire "fou" (!!) ("marajeta" !!!), qu’il aurait été "involontairement" porteur de "duende" — écrivons plutôt d’"émotions" et n’oublions pas qu’elles ne sauraient être transmises sans discours musical faisant sens, c’est-à-dire cohérent. D’où sans doute le choix de son legs discographiques et du titre de l’album.
L’expression "a lo gitano" a surtout été usitée pendant la période de création de ce que nous entendons actuellement comme étant le flamenco, pour l’essentiel le dernier tiers du dix-neuvième siècle et le premier tiers du vingtième. Notons que dans les articles de journaux et les affiches de l’époque, elle est synonyme de "por lo flamenco" et désigne un style vocal particulier et identifiable, quel que soit le répertoire auquel il est appliqué — ce que nous nommons actuellement des cantes, mais aussi des chants folkloriques, des airs de zarzuelas ou d’opéras, de tonadillas, etc. (les interprètes, "tenores" ou "tiples flamenco(a)s" sont donc éclectiques). L’expression n’a pas de connotations ethniques, comme ce sera le cas pour l’étiquette "cante gitano" chère à Antonio Mairena : tout comme Manuel Torres, les payos Antonio Chacón et Pepe Marchena (qui finança les obsèques de Manuel Torres, qu’il admirait) chantaient "a lo gitano", bien que de manière différente. On peut induire une autre signification, partiellement concomitante, de la désignation ancienne de certains cantes, par exemple des tangos. On les nommaient couramment "americanos" quand ils étaient en modes majeur ou mineur, "gitanos" quand ils étaient en mode flamenco. Quelle qu’en soit l’origine que nous ne discuterons pas ici, ce dernier (mode de Mi à tierce instable, mineure/majeure, avec harmonisation du premier degré par un accord majeur, contrairement au mode phrygien) était (et reste) rarement utilisé de manière exclusive pour les cantes, soit qu’ils modulent pour leur coda à la tonalité majeure homonyme ("cambio"), soit qu’ils modulent ponctuellement aux tonalités relatives mineure et/ou majeure. Dans une culture musicale marquée depuis le XVIII siècle par l’usage quasi exclusif des modes majeur et mineur (celle de l’Europe occidentale, Andalousie comprise), l’irruption du mode flamenco possédait pour les auditeurs un fort potentiel de surprise et donc d’émotion. Il semble que Manuel Torres y ait été particulièrement sensible, consciemment ou non. Écoutant les Noches en los jardines de España de Manuel de Falla, dont certains passages comportent des cadences andalouses tellement développées qu’on peut les entendre comme des cadences flamencas, il aurait déclaré : "Todo lo que tiene sonidos negros tiene duende". La remarque est sans ambiguïté, même si l’on peut douter qu’il ait employé le terme "duende", popularisé postérieurement par Federico García Lorca. En tout cas, l’analyse de ses versions des siguiriyas crées par ses prédécesseurs (El Viejo de La Isla, Francisco La Perla, Manuel Molina, Loco Mateo, Joaquín La Cherna et Curro Dulce) montre le clair dessein d’en resserrer les modèles mélodiques autour du noyau dur du mode flamenco, les accords des deux premiers degrés (Bb et A, s’agissant du mode flamenco sur La) — à tel point qu’on pourrait désigner les 21 siguiriyas de sa discographie comme autant de cantes de Manuel Torres.
Manuel Torres fut avant tout un maître du phrasé. Pour mettre en valeur l’impact émotif des letras, il use fréquemment de violents contrastes entre chant syllabique quasi parlando, souvent staccato, et longues séquences mélismatiques sur des ayeos insérées dans les tercios — le jipío est toujours signifiant, jamais démonstratif (cf. sa création por siguiriya "Era un día señalao de Santiago y Santa Ana...", aisément accessible sur Youtube). Les micro-césures et les silences prolongés, les oppositions entre syllabes brèves et longues, soulignées par une alternance entre quiebros et messa di voce, tendent au même objectif. Les lignes mélodiques sont très clairement dessinées, avec la sobriété ornementale caractéristique du "decir el cante". Niño de Elche travaille sur ces traits stylistiques qu’il accentue souvent de manière originale, sans tomber dans le "à la manière de" et encore moins dans la caricature.
En ce sens, la première pièce du programme, les tangos-tientos (“Bedroom", a valeur de déclaration d’intentions : une démonstration de parlando/arioso ponctuée de bruits de souffle d’un extrême dénuement, par instant à la limite du murmure. Niño de Elche puise dans deux des sept séries de tangos-tientos enregistrées en 1908 par Manuel Torres avec le guitariste Juan Gandulla "Habichuela". Le choix des textes des deux cantes cortos, légèrement modifiés, soulignent la cohérence du propos : "Dejarme llorar / porque en mi pena fatiguitas tengo, / se está muriendo mi niño Enrique / de fatiguitas se está muriendo", puis "Madre de mi alma / ¡ qué fatigas tengo ! / Llamarme a mí a otro doctor, / se muere mi niño Enrique, / hijo de mi corazón." — une prière-déploration qui s’achève sur la répétition du vers initial : "Yo hablo con mi Dios y le digo". Yerai Cortés accompagne le cantaor... en presque silence religieux : quelques ébauches de ponctuations à peine esquissées sur le chant et des falsetas traditionnelles réduites à leur quintessence, si bien placées et calibrées qu’elles suffisent à nous faire entendre mentalement ce qui n’est pas joué et surtout à mettre en relief la structure et les nervures de chaque cante, à la fois de sa version originale et de celle de Niño de Elche. Tout au long du disque, le guitariste alterne cette subtile performance de guitare fantôme avec des exercices de guitare "historiquement informée" (cf. ci-dessous). On pourra rattacher la guajira ("Guajirillas"), seul palo du programme qui à notre connaissance ne figure pas dans la discographie de Manuel Torres, à cette entrée en matière : sur un ostinato caribéen, une démonstration de parlé/chanté, en somme ce qu’aurait pu faire Manuel Torres des guajiras s’ils les avaient enregistrées.
Avec les siguiriyas, la farruca ("Farruca asturgalaica") et les campanilleros ("Los Campanilleros de Manué") sont les deux cantes qui avaient assuré la renommée de Manuel Torres. Les lignes mélodiques en étant fort contraignantes, Niño de Elche les cisèle de l’intérieur par le phrasé, essentiellement par la variété des durées des notes portant les syllabes du texte. La première était à la mode à l’époque et le cantaor en était un interprète si fameux qu’il fut souvent présenté dans les cafés cantantes comme Manolito "el Trantreiro" (onomatopée caractéristique du "temple" de la farruca). Comme l’on pouvait s’y attendre, l’accompagnement est ici dévolu à la gaita d’Andrés Rodríguez. Contrairement à l’usage, mais comme Manuel Torres, Niño de Elche ne reprend pas le trantreiro... initial pour la coda. La recréation des campanilleros folkloriques par Manuel Torres était une première dans la discographie flamenca. Il semble qu’il les ait enregistrés impromptu, prenant Miguel Borrull "Hijo" au dépourvu : ce qui expliquerait qu’après une introduction plus ou moins por soleá (por medio), le guitariste se soit limité à scander lourdement une mesure à 3/4... en s’obstinant sur la tonalité de La majeur alors que le chant était de toute évidence en La mineur. Yerai Cortés reprend la pesanteur rythmique de l’original, mais y ajoute subrepticement un bref cierre por siguiriya avant le dernier cante et surtout une sorte de riff glissando bluesy sur une mesure (peut-être un clin d’œil au frottement chant/guitare, mineur/majeur, de la version de 1929). Un silence retentissant annonce la morale de l’histoire : "Quiso demostrar...". De procédé similaire, avec ses notes tenues rectilignes de plus en plus expansives (dont un ¡ Ay ! saisissant de 2’08 à 2’22), à peu près sans ornementation à l’exception du dernier tercio, la ("Saeta de los golpes") est particulièrement glaçante : comme il se doit, chant a cappella, rythme processionnel de batterie (Eric Jiménez), prélude, postlude et commentaires doloristes de clairon (Antonio Jesús Tienda "el Trianita")
Yerai Cortés restitue savoureusement le toque de l’époque pour d’autres pièces, "toque corrido" (pas de silences, rasgueados permanents) et falsetas vintage : soleares ("Soleares y Soleá" : série de trois cantes de saveur jérézane de Teresa Mazzantini et La Serneta conclue par une soleá del Mellizo contrastant fortement par son style et sa tessiture avec les trois précédentes — d’où le titre) ; bulerías por soleá ("Bulerías cortas", selon la terminologie de l’époque) ; "Cantiñas de los Reinos", du répertoire de Pastora Pavón "Niña de los Peines", reprises par Manuel Torres, alternant tempo modéré pour les cantes et accelerandos pour les juguetillos (dès l’introduction, Yerai Cortés évoque le motif d’accompagnement de l’escobilla en notes répétées — quelque chose comme un "trémolo a cuerda pelá" — et le reprend ensuite en contrechants) ; "Malagueña del Canario apuñalado", avec vigoureuses réponses "punteadas" et rythme abandolao rubato à l’ancienne (le titre fait allusion à l’assassinat du cantaor El Canario, compositeur de cette malagueña, poignardé en 1885 par le père de la Rubia de Málaga) ; "Tarantos gitanos", en fait cartagenera de Antonio Chacón enregistrée par Manuel Torres sous le titre de taranta en 1908, et taranto original de Manuel Torres, qu’il a enregistré deux fois sous les titres de taranta puis de rondeña en 1928 et 1929 avec plusieurs letras — cette fois, l’accompagnement por rumba n’est pas d’époque, mais plutôt dans la lignée du "Levante" de Pata Negra (album Rock gitano, 1983).
La durée de toutes les pièces du programme est conforme à celle d’une face de 78 tours, à l’exception des bulerías ("Fiesta gitana", titre également de la version de 1928). L’original est composés de cinq bulerías cortas de Jerez. Sur fond de palmas et jaleo (Tacha et Ana Romero), Niño de Elche le développe a cappella en reprises symétriques : quatre premiers cantes x 2 / cinquième cante / quatre premiers cantes x 2 / cinquième cante / coda : répétition du premier tercio du quatrième cante, "Piló, piló, piló, piló, piló". Les reprises étant systématiquement variées, cette structure est propice à une brillante démonstration de virtuosité rythmique et de paraphrase vocale confinant au rap pour la coda. Comme son titre le suggère ("Ppppppppetenera"), nous retrouvons un débit vocal rappé pour la dernière plage de l’album, une pochade certes amusante mais nettement moins substantielle quant à son contenu musical, malgré un stimulant arrangement binaire électro de D.J. Ylia, qui culmine en une sorte de "danse tribale". Niño de Elche s’y contente de jouer sur les syllabes de "petenera", puis sur celles des deux premiers tercios ("Ni aun durmiendo puedo tener / tranquilo mi pensamiento") dont il conserve cependant le profil mélodique ; sur un quintuple ¡ Ay ! scandé, entrée d’une deuxième voix et coda répétitive originale crescendo.
Enfin, deux mano a mano nous resterons mémorables. Le premier, avec Rocío Márquez, ("Fandangos abandolaos"), commence par la version de Manuel Torres d’un cante popularisé par Dolores "la Parralla" ("Desde el nido la cogí...") chanté a cappella, alternativement, par Niño de Elche et Rocío Márquez (contraste vocal garanti). Après une falseta d’époque, le cantaor enchaîne sur un fandango alosnero attribué à El Comía. Après cette sobre interprétation, la cantaora se lance dans une version nettement plus extravertie du fandango d’Antonio Rengel, dont le dernier tercio ("Maria de los Dolores") est enfin repris en boucle à deux voix sur un inlassable tapis de rasgueados idiomatiques du toque de Huelva, façon El Pinche. Les siguiriyas ne pouvaient naturellement manquer dans un programme dédié à Manuel Torres — "Siguiriyas de la casa", Tomás de Perrate étant son petit-fils. Les interprétations des quatre siguiriyas s’avèrent miraculeusement complémentaires, tant les deux cantaores partagent une même approche du style de Manuel Torres : deux siguiriyas cortas (ce qui ne signifie pas faciles) par Tomás de Perrate : de Manuel Torres d’abord, puis de Tío José de Paula ("Con quien me vine a dar..." — cette dernière n’a pas été enregistrée par Manuel Torres, mais participe d’un même esprit) ; siguiriya de Joaquín La Cherna puis, logiquement, la composition emblématique de Manuel Torres (“Era el día señalado de Santiago y Santa Ana...") par Niño de Elche. Le magnifique accompagnement elliptique des percussions (Antonio Moreno) et de la guitare fait le reste.
Comme tous les albums de Niño de Elche, "Cante a lo gitano" est éminemment singulier. Il est surtout d’une grande beauté.
Claude Worms
Galerie sonore :
"Los Campanilleros de Manué" — chant : Niño de Elche / guitare : Yerai Cortés.
"Fiesta gitana" (bulerías) — chant : Niño de Elche / palmas et jaleo : Tacha et Ana Romero.
"Fandangos abandolaos" — chant : Rocío Márquez et Niño de Elche / guitare : Yerai Cortés.
"Saeta de los golpes" — chant : Niño de Elche / clairon : Antonio Jesús Tienda "el Trianita" / batterie : Eric Jiménez.
"Seguiriyas de la casa" — chant : Tomás de Perrate et Niño de Elche / guitare : Yerai Cortés / percussions : Antonio Moreno
PS : si vous ne les connaissez pas déjà, nous ne saurions trop vous conseiller d’écouter les versions originales de Manuel Torres, de préférence dans les reconstructions sonores réalisées par Carlos Martín Ballester : "Manuel Torres" (livre + 2 CDs), colección Carlos Martín Ballester n°2, auto-édition, 2018. L’index de l’ouvrage présente les enregistrements par ordre chronologique, avec le premier vers de chaque cante de chaque série. Moins conseillé, vous pouvez les trouver sur Youtube, en entrant le nom du palo et le premier vers du premier cante. Si nécessaire, nous indiquons les cantaore(a)s auxquel(le)s sont attribués les cantes. Pour les guitaristes : 1908, Juan Gandulla "Habichuela" / 1922 : Hijo de Salvador / 1928 et 1929 : Miguel Borrull "hijo".
1] Tientos ( "Hablo con mi Dios..." ; "Dejarme llorar..." ; "Madre de mi alma ¡ Qué fatigas tengo...") : 1908.
2] Soleares : Teresa Mazzantini, 1908 ("Primita de mi alma qué juntito estamos...") ; La Serneta, 1922 ("Tan solamente a la tierra..." ; "A ti te den los sacramentos...") ; Enrique "el Mellizo" ("Que no lo aguanto más..."), 1922.
3] Bulerías por soleá ("Bulerías cortas") : Antonio La Peña ("Cuando me eches de menos..." ; "De taratana era el vestido..."), 1928 ; Antonio Frijones ("No pegarle a mi padre..."), 1908 et 1928.
4] Farruca : 1908.
5] Campanilleros : 1929.
6] Cantiñas : 1928.
7] Fandangos : Dolores "la Parralla" ("Desde el nido la cogí..."), 1928 ; El Comía ("Corriendo se me parió..."), 1928 ; Antonio Rengel ("Olas de la mar en calma..."), 1928.
8] Bulerías ("Fiesta gitana") : 1928.
9] Siguiriyas : Manuel Torres ("Qué grandes son mis penas..."), 1928 ; Joaquín La Cherna ("Contemplarme a mi mare..."), 1929 ; Manuel Torres ("Era un día señalado de Santiago y Santa Ana..."), 1929.
10] Malagueña del Canario ("Baje del Cielo el castigo...") : 1908.
11] Saeta ("Se oscurecieron los cielos...") : 1929.
12] Cartagenera : Antonio Chacón ("Son desabríos..."), 1908 ; tarant(a)o : Manuel Torres ("Darme la espuela..."),1928.
13] Petenera ("Ni aun durmiendo...") : 1908.
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