mardi 28 juillet 2020 par Claude Worms
Camille Delaforge (clavecin) et Guilhem Worms (baryton-basse), avec la participation d’Annie Couture (vielle à roue) : "La Dame de mes songes" - Festival Rosa Bonheur (Musée Rosa Bonheur, Thomery), 26 juillet 2020.
Nous avons eu plusieurs fois l’occasion d’évoquer les échanges féconds entre compositeurs espagnols et français entre le dernier tiers du XIXe siècle et le premier du XXe siècle (cf. cette même rubrique) [1]. Le processus a connu deux phases successives d’inspirations distinctes :
— D’abord la recherche de la "couleur locale", à rattacher à la fureur romantique du "voyage en Orient", dont les destinations les plus proches étaient l’Espagne et singulièrement l’Andalousie - de part et d’autre des Pyrénées, le courant "alhambriste" et ses surgeons dans le répertoire de la zarzuela du XIXe siècle finissant, et des compositeurs tels Georges Bizet ou Edouard Lalo.
— Ensuite, l’utilisation de la modalité (en l’occurrence, le mode andalou) pour pallier à l’épuisement supposé de l’harmonie tonale tout en échappant au post-romantisme puis au dodécaphonisme réputés trop "germains" par les tenants de la musique française (Claude Debussy ou Maurice Ravel, entre autres). La plupart des œuvres d’Isaac Albéniz, Joaquín Turina ou Manuel de Falla relèvent du même projet.
A l’exception des sept Canciones populares españolas de Manuel de Falla, le point commun à ces composition est qu’elles se proposent de "sublimer" les sources vernaculaires en folklore imaginaire. Or, pendant la même période, d’autres musiciens entendent au contraire rester au plus près des répertoires folkloriques espagnols, qu’ils recueillent méticuleusement et harmonisent sobrement, en général pour voix et piano : Modesto et Vicente Romero, Isidoro Hernández, Eduardo Ocón, Federico Olmeda, Felipe Pedrell, Federico García Lorca etc. en Espagne ; Raoul Laparra et Henri Collet en France. Si leurs recueils sont bien connus des musicologues, ils restent par contre totalement ignorés des chanteurs et instrumentistes. Seules les treize Canciones españolas antiguas de Federico García Lorca (sans doute du fait de son œuvre poétique) et, plus récemment, les compositions pour guitare de Julián Arcas, Juan Parga et Tomás Damas, ont échappé à ce purgatoire qui en dit long sur le mépris teinté d’ignorance dans lequel restent tenues les musiques populaires dans certains milieux académiques.
Camille Delaforge
Le programme présenté par Camille Delaforge (clavecin) et Guilhem Worms (baryton-basse), avec la participation d’Annie Couture (vielle à roue), sous le titre "La Dame de mes songes" et dans le cadre de la première édition du Festival Rosa Bonheur [2], rompt fort heureusement et talentueusement avec cet ostracisme. Il était symétriquement divisé en trois parties, consacrées à trois compositrices ou compositeurs, systématiquement conclues par une pièce de Jacques Ibert : Beatriz de Dia, Federico García Lorca, Jacques Ibert (Bajo la mesa, n°7 des Histoires pour piano - 1922) / Henri Collet, Emiliana de Zubeldia, Jacques Ibert (Berceuse aux étoiles, n°4 de la Petite suite en quinze images pour piano - 1944) / Cécile Chaminade, Donna lombarda (anonyme), Jacques Ibert (Chanson de la mort, dernière des Quatre chansons de Don Quichotte pour baryton, composées pour la musique du film éponyme de Georg Wilhelm Pabst - 1932).
On remarquera donc trois intrus par rapport au répertoire dominant du concert : l’un stylistique, "Mots d’amour" (Cécile Chaminade), charmant spécimen de la mélodie française ; les deux autres spatio-temporels, A chantar m’er de so qu’ieu non volria (l’une des quatre chansons qui nous sont parvenues de la trobairitz occitane Beatriz de Dia - XIIe siècle) et Donna lombarda, l’un des grands classiques de la balade populaire de l’Italie du nord et du centre. Les deux dernières compositions nous ont valu le plaisir d’écouter la vielle à roue d’Annie Couture. En l’absence de notation musicale précise, on sait à quel point ce type de répertoire, entre musique médiévale et tradition orale, ne vaut que par la qualité de sa réalisation - vous en serez aisément convaincu par la comparaison des innombrables versions de Donna lombarda (Giovanna Daffini, Caterina Bueno, Giovanna Marini, Mia Martini, Angelo Branduardi, Ricardo Tesi, Fabrizio Poggi, Davide Bortolai, Franco Pacini, les groupe La Lionetta et Barabàn etc.) Annie Couture en est une spécialiste reconnue (cf. l’album Chants du XIIe / XIIIe siècle en pays d’Oc de l’ensemble Guilhem Ademar - auto-production, 1995), ce qu’elle a démontré une fois de plus. Nous ne prenons aucun risque à la soupçonner d’être en grande partie responsable des deux arrangements, développés par des intermèdes instrumentaux, dont l’Imperayitz extraite du Llibre Vermell de Montserrat et l’estampie italienne La Manfredina pour la chanson de Beatriz de Dia. Outre la séduction sonore de l’association vielle à roue / clavecin, ils offraient à la voix de Guilhem Worms un écrin modal et rythmique idéal : bourdons, ostinatos mélodiques ponctués d’accords ou repris par le clavecin, hémioles à tous les étages (ce qui tendrait à démontrer que les fameux compases compuestos sont bien antérieurs au flamenco et n’ont pas attendu les bulerías pour démontrer leur efficacité) et changements de tempo et/ou de mesure d’une précision chirurgicale, via la totale indépendance de la mélodie (main gauche) et du rythme (main droite, les "coups" associant la corde nommée "trompette" et le "chien").
Guilhem Worms
Nous sommes allés de découverte en découverte durant tout le reste du concert, non seulement pour l’œuvre d’une compositrice que nous ignorions totalement (Emiliana de Zubeldia : Berceuse, Guajira et Coplas gitanas) ou pour des compositions relativement peu fréquentées - celles d’Henri Collet (Mariana, Religiosa et Seguedilla - les deux premières issues de Cinco canciones populares castellanas, 1923 ; la dernière de Poema de un día, 1920), de Cécile Chaminade et de Jacques Ibert - mais même pour les canciones de Federico García Lorca que nous pensions connaître par cœur et que nous avons redécouvertes grâce à l’une des versions les plus abouties et originales que nous ayons entendue. Naturellement, c’est la composition du duo qui charme d’emblée : le clavecin, dont l’usage est à notre connaissance une première dans ce type de répertoire, associé à un registre de baryton-basse pour des mélodies habituellement plutôt dévolues à des sopranos. Mais, passé ce premier effet de surprise, la qualité des interprétations (écrire "des recréations" serait plus exact) nous a tenu en haleine durant tout le récital.
Sur fond d’une impeccable technique de chant lyrique qui semble pour lui couler de source (cf. Chanson de la mort), la versatilité stylistique de Guilhem Worms caractérise avec justesse chaque pièce d’un programme d’une grande diversité d’affects et d’inspiration : récitatifs dignes d’un acteur de théâtre (prologue de la chanson de Beatriz de Dia), vocalité médiévale (Beatriz de Dia et Donna lombarda), "école française" du chant (Cécile Chaminade) ou légère rugosité restituant la saveur des sources populaires de Federico García Lorca, Henri Collet et Emiliana de Zubeldia, sont autant de rôles vocaux qu’il semble habiter spontanément. Il fait usage avec une égale aisance, sans effort apparent, de techniques qui ne sont pas étrangères aux amateurs de cante : longueur de souffle ; vaste palette dynamique, du pianissimo le plus ténu au forte le plus ravageur, aisément soutenue jusqu’aux extrêmes d’un ambitus qu’il possède fort étendu ; fluidité des mélismes rare chez un baryton-basse (la rapidez de voz chère aux cantaores, particulièrement bienvenue dans les chansons de Federico García Lorca et d’Emiliana de Zubeldia). Le tout servi avec un remarquable sens du phrasé, à base d’attaques légèrement syncopées (non prévues dans les textes...), qui donne aux Sevillanas del siglo XVIII, à la Guajira, ou aux Coplas gitanas, (refrain "por jaleo") le swing qui leur est indispensable - nous avons parfois pensé aux vénérables cylindres enregistrés dans les années 1890 par des cantaores "éclectiques" tels que Manuel "el Sevillano", Antonio Pozo "el Mochuelo" ou "El Señor Reina", dont il ignore pourtant probablement l’existence...
Le clavecin s’avère ici un instrument d’accompagnement idéal, en ce qu’il allie l’acuité rythmique de la guitare (par delà la proximité de timbre et d’attaque des deux instruments, le jeu staccato et les accords brisés remplacent fort bien les rasgueados) à la densité harmonique du piano. On aura pu le vérifier par la transcription de Bajo la mesa, notamment de sa section centrale dont la partition originale comporte des figurations des techniques de guitare (notes répétées, accords martelés) - par ailleurs, cette pièces était parfaitement adéquate au reste du programme (mesure à 5/4, ostinato à la basse, accords très secs de la main droite avec accacciaturas etc.). On notera la même justesse de choix pour la Berceuse aux étoiles, que l’on jurerait sortie d’une suite de François Couperin, jouée en prélude aux Mots d’amour de Cécile Chaminade.
A l’exception des pièces d’Henri Collet dont les versions étaient proches des partitions originales qui, effectivement, se suffisent à elles-mêmes, les accompagnements et les intermèdes des chants d’inspiration populaire ont été totalement composés (et/ou improvisés) par Camille Delaforge, qui allie à sa maîtrise du clavecin le talent d’une grande musicienne. Ses réalisations furent en tout point remarquables pour les cinq chansons de Federico García Lorca (Las morillas de Jaén, Sevillanas del siglo XVIII, El Café de Chinitas, Nana de Sevilla et Romance de Don Boyso) et celles d’Emiliana de Zubeldia. Imaginez un savant cocktail, aussi savamment dosé que goûteux, de cadences façon clavecin français de d’Anglebert à Balbastre, de durezze de la Renaissance italienne, et, surtout à la basse, de dissonances de seconde mineure issue de la guitare flamenca - à tel point qu’on pouvait par instants y entendre des réminiscences de la rondeña ou de la minera (qu’elle aussi ignore pourtant probablement...). Sur ce fond plus ou moins prémédité, son art consommé de la réalisation de la basse continue (cf. l’excellent ensemble Il Caravaggio, qu’elle dirige) lui permet de "répondre" - là encore, un terme cher aux guitaristes de flamenco - instantanément à la moindre intention du chanteur, par les traits mélodiques ou les harmonisations improvisés les plus imprévisibles. Enfin, son intuition rythmique (et de subtils décalages des deux mains), lui permet de restituer spontanément les compases flamencos sous-jacents à certaines pièces : outre les sevillanas et la guajira expressément mentionnées dans les titres, la petenera (El Café de Chinitas),le tiento (Mariana) et le jaleo (Coplas gitanas).
Ce concert était la première présentation sur scène d’un projet de disque qui devrait être mis en chantier en novembre prochain. Nous l’attendons avec impatience, et espérons y trouver également La Dona d’Aragó, une chanson populaire catalane donnée en bis.
Claude Worms
[1] Pour approfondir ce sujet, on pourra consulter :
VILA, Marie Christine. Rêve d’Espagne. Musique espagnole en France. Paris, Fayard, 2018.
JAMBOU, Louis (textes réunis par). La musique entre France et Espagne. Interactions stylistiques 1870-1939. Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003.
[2] Nous ne saurions trop vous recommander ce festival, à la fois pour son cadre (un accueillant parc fleuri et une salle de concert intime fleurant bon le salon de musique romantique) et pour sa programmation : pour cette première édition, en dix-huit concerts du 24 juillet au 20 septembre 2020, un hommage bien dans l’air du temps (il n’était d’ailleurs que temps) aux femmes compositeurs (ou compositrices ?). Dans l’ordre des festivités : Henriëtte Bosman, Marie Jaëll, Elisabeth Jacquet de La Guerre, Barbara Strozzi, Lili Boulanger, Germaine Tailleferre, Augusta Holmès, Mel Bonis, Clémence de Grandval, Cécile Chaminade, Fanny Mendelssohn, Hélène de Mongeroult, Kaija Saariaho, Elfrida Andrée, Camille Pépin, Ethel Smith et Louise Farrenc (cette dernière pour un week-end de clôture particulièrement prometteur).
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