mardi 7 mars 2023 par Claude Worms
Marco Flores : "Sota, caballo y reina. Jondismo actual" / Rafaela Carrasco : "Nocturna, arquitectura del insomnio" / Marco Vargas & Chloé Brûlé : "Origen" / Ballet Nacional de España : "El Loco"
Marco Flores : "Sota, caballo y reina. Jondismo actual"
Jerez, Théâtre Villamarta, 27 février 2023
Direction, production et chorégraphie : Marco Flores.
Collaboration chorégraphique : Claudia Cruz et Marina Valiente.
Artiste invité (chant) : José Valencia.
Musique : Manuel de Falla et Federico García Lorca.
Musiques originales et adaptations : José Tomás Jiménez et Francis Gómez.
Danse : Marina Valiente, Claudia Cruz et Marco Flores.
Chant : El Quini de Jerez, Manuel de La Nina et Enrique “Remache”.
Guitare : José Tomás Jiménez et Francis Gómez.
Lumières : Gloria Montesinos (A.A.I.).
Créations vidéo et illustrations : Patricio Hidalgo.
Costumes : Olga Pericet.
Son : Jorge Cacheda “Chipi”.
En forme de collage, la nouvelle création de Marco Flores est si foisonnante que, pour commencer, une tentative d’exégèse de son titre permettra peut-être d’en mieux comprendre les intentions et la réalisation. "Sota, caballo y rey" fait allusion à un jeu de cartes espagnol, si populaire qu’il a donné lieu à une expression désignant une situation ou une personne "qui ne change pas". En argot flamenco, elle désigne la Sainte Trinité chant/guitare/danse. Cette première partie du titre peut aussi être liée à un célèbre poème vernaculaire recueilli par Federico García Lorca, "Los reyes de la baraja", mis en musique par Emlio de Torre. Joint à García Lorca, le "jondismo" renvoie évidemment au Concurso de Cante Jondo" de 1922. Dès lors, on pourrait penser que l’œuvre explore les conditions selon lesquelles la catégorie esthétique du "jondo", telle qu’appliquée au flamenco (ou plutôt, dans l’esprit de leurs créateurs, Manuel de Falla et Federico García Lorca, "telle que substituée au…") peut persister dans son être tout en changeant constamment quant à la nomenclature de son répertoire et à ses modes d’interprétation ("actual").
Une autre piste nous est donnée par la dernière image du spectacle, quand Marco Flores salue un texte projeté en fond de scène, extrait d’une interview de García Lorca accordée à la revue catalane L’Hora et publiée le 27 septembre 1935, pendant la Guerre Civile (cf. Rafael Inglada & Víctor Fernández. Palabra de Lorca. Declaraciones y entrevistas completas — Barcelone, Malpaso Ediciones, 2019) : "Me parece absurdo imaginar que el arte pueda desligarse de la vida social, cuando no es otra cosa que la interpretación de una fase de la vida por un temperamento sensible." Ce qui ne change pas et reste "actuel", à un siècle de distance et quelles que soient par ailleurs ses évolutions concrètes, serait alors le contexte socio-politique dans lequel vivent et créent les artistes flamencos : le "jondismo actual" serait celui qui correspond à l’état social actuel, ses valeurs esthétiques ne changeant pas essentiellement mais seulement dans leurs modalités contingentes — les créations vidéo de Patricio Hidalgo confirment cette interprétation (cf. ci-dessous).
Mais pourquoi alors "Sota, caballo y reina" ? Laissons la parole à l’auteur : "Siempre he sido una persona muy ambigua, mi propuesta siempre ha sido ambigua en el sentido de que no intenta etiquetarse o situarse en ningún sitio. Volvemos a los ‘ismos’, a lo puro, a lo moderno, a lo contemporáneo ; ¿ esto qué es, flamenco puro, contemporáneo, tradicional ? No, esto es ambigüedad pura y puede tener de todo. Esa reina te está abriendo puertas y ventanas." (Diario de Cádiz, 9 mars 2023 — Entrevista a Marco Flores). De fait, Marco Flores s’applique à transgresser la distinction rigide entre "baile de hombre" et "baile de mujer" dans plusieurs chorégraphie du spectacle.
De tels prolégomènes pourraient faire craindre une œuvre sacrifiant l’émotion et le plaisir visuel et auditif à l’abstraction conceptuelle. Or, il n’en est rien, comme on le verra avec la description des sept parties du programme. Nous sommes d’abord conviés dans un de ces salons bourgeois cossus qui accueillaient les tertulias et les conférences préparatoires du concours de 1922, auxquelles s’ajoutaient quelques spectacles privés réservés aux intellectuels distingués qui y participaient. Quelques "Canciones españolas antiguas" de García Lorca s’imposent, à commencer par la première du recueil, "Debajo de las hojas", chantée et dansée par les deux danseuses (Marina Valiente et Claudia Cruz et accompagnée par Francis Gómez (guitare). Avec le renfort de José Tomás Jiménez, et des trois cantaores jérézans (El Quini de Jerez, Manuel de La Nina et Enrique “Remache”), suivent les "Sevillanas del siglo XVIII", puis le zorongo. Au cours de ces premiers tableaux, en solo, duo ou trio, les deux bailaoras suivent les normes exposées dans son "Tratado de bailes de sociedad, regionales españoles, especialmente andaluces" (1912) par El Maestro Otero, castagnettes et tambourin compris. Plus généralement, elles incarneront ensuite le baile traditionnel (encore que…), tandis que Marco Flores représentera le baile contemporain (encore que…) : jondismo 1922 et jondismo 2023 peuvent en effet dialoguer harmonieusement. Le titre même du traité d’Otero montre à quel point les répertoires folklorique, de salon et flamenco ne sont pas clairement différenciés au début du XXe siècle, au grand désespoir de García Lorca et surtout de Falla, dont le projet de concours consiste précisément à séparer le bon grain ("Cante jondo") de l’ivraie ("Cante flamenco"). Marco Flores multiplie les clins d’œil à cette (bienfaisante selon nous) ambigüité : alternances de zapateados flamencos et de pasos et posturas boleras ; accompagnements de guitare dans le style de la méthode de Rafael Marín (1902) — éclectiques, en ce qu’ils s’inspirent autant du "toque por lo fino" (selon les techniques de la guitare classique) que du "toque a lo barbero" (en rasgueados et a cuerda pelá) ; brèves interruptions d’une voix de tiple diffusée off — les tiples étaient des sopranos qui chantaient aussi bien des cantes flamencos que des chansons andalouses ou des extraits de pièces lyriques, zarzuelas et même opéras. C’est ainsi que le zorongo est suivie de tangos dansés dans le style du Sacromonte (Marina Valiente), puis de la chanson "Arbolé, arbolé…" de García Lorca, por zambra, interprétée par José Valencia pour sa première entrée en scène. Cette suite peut aussi être interprétée comme une allusion au Cuadro gitano del Sacromonte et au Cuadro de los Maya qui se produisirent respectivement à la fin de la première soirée du concours (13 juin) et après la première partie de la seconde journée (14 juin).
Le cante jondo (donc le concours proprement dit) est alors évoqué par la caña dansée en trio et magnifiquement chantée alternativement par les trois cantaores, sur la letra enregistrée l’année même du concours par son lauréat, Diego Bermúdez "el Tenazas de Morón" : "En el querer no hay venganza…". Le choix surprenant de la siguiriya del Tuerto de la Peña (("De Sanlúcar al Palmar…"— première version connue par Pastora Pavón "Niña de los Peines" en 1949) pour le cante de cierre permet une transition fluide vers le palo jondo par excellence selon Manuel de Falla, la siguiriya : deux cantes d’anthologie par José Valencia (Manuel Molina/Manuel Torres et cambio de Manuel Molina), comme le seront par la suite sa granaína, ses soleares et ses bulerías — baile "jondo" dans les règles, malgré quelques outrances expressionnistes, par Claudia Cruz.
On sait que la guitare eut une grande place dans le concours de 1922 — sur scène : Ramón Montoya, Manolo de Huelva, José Cuellar et José Cortés accompagnèrent les candidats, et Ramón Montoya interpréta un solo à la fin de la seconde journée ; dans la composition du jury présidé par Antonio Chacón, dont faisaient partie, selon la proclamation du palmarès, Andrés Segovia, Ramón Montoya, Amalio Cuenca et Manuel Jofré. A tel point que le prestigieux critique Agustín López Macías "Galerín" écrivit dans une chronique parue simultanément dans El Defensor de Grenade et El Liberal de Séville : "El triunfo rotundo ha sido para los guitarristas […]". C’est ce qui nous vaut l’un des sommets de "Sota, caballo y reina", trois pièces pour guitare dansées superbement par Marco Flores, en hommage à trois compositeurs et/ou interprètes pendant que leurs portraits se dessinent sous nos yeux, en fond de scène (Patricio Hidalgo) : la granaína que Ramón Montoya enregistra pour la Boîte à Musique en 1936 (par Francis Gómez), suivie de la granaína d’Antonio Chacón par José Valencia ; la farruca "Almoradi" de Niño Ricardo, augmentée, nous a-t-il semblé, de quelques extraits de "Aires farrucos" (par José Tomás Jiménez) ; "Canción popular mejicana : La Valentina", du répertoire d’Andrés Segovia, arrangée pour deux guitares. La chorégraphie de granaína surtout était belle à pleurer. Dans les enregistrements de Montoya, on entend à plusieurs reprises l’encouragement (jaleo) "¡ Canta Ramón, canta !". La chorégraphie de Marco Flores nous a donné envie de murmurer : "¡ Canta Marco, canta !".
Certaines licences chronologiques n’auront échappé à personne. Les trois compositions pour guitare sont bien postérieures à 1922, et Niño Ricardo n’était pas présent au concours ; ni la caña ni la siguiriya n’étaient "bailables" à cette date ; les allusions à Antonio Chacón, Manuel Torres et Pastora Pavón "Niña de los Peines" peuvent s’expliquer parce qu’ils furent engagés pour se produire après les différentes sessions du concours, dont le règlement excluait les professionnels, ou pour des récitals parallèles aux festivités. S’en plaindre serait méconnaître l’objectif de Marco Flores, qui n’est pas de se livrer à une reconstitution historique (heureusement) mais de tresser des réseaux d’homologies entre des œuvres d’art de diverses époques, ainsi qu’entre leurs contextes socio-politiques. Ces derniers font brusquement irruption dans le spectacle après le triptyque consacré à la guitare, sous la forme de montages vidéo à partir d’images d’archives ou de films (Patricio Hidalgo). Si l’on peut juger un peu forcé le rapprochement entre les images du documentaire d’Armando Pou "Las Hurdes : país de leyenda. El viaje de S.M. el rey D. Alfonso XIII" (1922) et celles du film de Luis Buñuel "Tierra sin pan" (1933) et le voyage mythique de Puente Genil à Grenade entrepris à pied par El Tenazas pour participer au concours, il n’en reste pas moins qu’il documente parfaitement l’opposition entre la vie misérable que nombre d’artistes avaient connue avant de s’en libérer grâce au flamenco (et à laquelle ils furent souvent à nouveau condamnés après leur carrière professionnelle) et le caractère élitiste du projet de Falla et García Lorca : mécénat du Centre Artistique de Grenade, évènements associés (conférences, exposition Zuloaga, récitals de poésie de García Lorca et de guitare d’Andrés Segovia), prix des places et même recommandation faite aux spectateurs de se rendre au concours vêtus selon la mode de la première moitié du XIXe siècle... l’évènement ne vise pas prioritairement un public populaire.
On pourrait alors considérer que le "jondismo", selon Marco Flores est fort différent de celui de Manuel de Falla : loin d’être un vestige miraculeusement préservé de quelque chant "naturel-primitif-millénaire" (notons au passage que cette conception relègue la guitare à une fonction très subalterne et ignore la danse), donc intemporel et totalement étranger à ses contextes socio-politiques, il est au contraire selon Flores l’expression de la rage et de la révolte des exclus et des exploités, sublimées en œuvres d’art — la citation saluée à la fin du spectacle (cf. ci-dessus) montre que García Lorca s’était ensuite considérablement éloigné de la théorie de Falla. On comprend ainsi le rôle déterminant de José Valencia dans le spectacle, et en particulier l’extraordinaire série de soleares qu’il chanta, accompagné par José Tomás Jiménez, alors que le rideau était baissé derrière le duo pour mieux concentrer l’attention du public sur ces quelques minutes miraculeuses : José Valencia (né à Lebrija) est sans doute le seul cantaor actuel qui ait assimilé à ce point le cante de Juan Peña "El Lebrijano" (jusque pour le choix des letras : "La sangre me la freíste…" par exemple) et réussi à le transmuter en style personnel. Un lignage est ainsi établi entre La Barraca, la troupe de théâtre populaire ambulant de García Lorca, celle de Juan Bernabé à Lebrija, dans laquelle chantait Manuel de Paula (ses albums "Lebrija joven" 1975 et "Romance de Manuel Justicia", 1976 procèdent de cette expérience), celle du danseur-chorégraphe Mario Maya (notamment "Camelamos naquerar", 1976 et "¡ Ay, jondo !", 1977) et la dernière création de Marco Flores.
Dès lors, tous les tableaux déclinent ces correspondances à un siècle de distance : les images de la guerre du Rif et celles, bien actuelles, d’enfants soldats ; un mariage forcé, mis en scène comme un "Capricho" de Goya (Marco Flores incarne la mariée) et féminicide ; cantiñas en duo et bata de cola de Marina Valiente, Claudia Cruz et greguerías de Ramón Gómez de la Serna (aphorismes satiriques) proclamés à la manière d’un jury (encore le concours) avec distribution de prix à la meilleure corruption et au meilleur désastre militaire, sans conteste la bataille d’Anoual en 1921 (extraits de l’"Expediente Picasso" de 1931, rapport de l’enquête sur cette bataille) — Alphonse XIII sort vainqueur haut la main du concours, sur quelques images d’un film pornographique que le monarque et le comte de Romanones commandèrent au cinéaste Ramón Baños. Ces cantiñas sont aussi des hommages à Pastora Pavón (“Dile si la ves pasar…") pour le chant, et à La Macarrona pour la danse — en clôture de la première partie du concours, lors de la première journée, elle dansa des alegrías et des tangos, accompagnée par Ramón Montoya, Manolo de Huelva et José Cuellar.
La quintessence de ces correspondances est sans doute l’usage que fait Patricio Hidalgo des symboles de l’affiche de concours de 1922 (fleurs, épines et guitare) transformés en peineta pour Marco Flores (reina ?).
Répétons que rien ne pèse pour autant dans ce spectacle protéiforme. Marco Flores n’oublie jamais qu’il est danseur et chorégraphe, et non militant. Les bulerías (presque) conclusives, al golpe de Utrera (quels cantes de José Valencia !) sont un prodige de finesse, d’élégance et parfois d’humour, comme tout ce que nous avons vu et entendu au cours de "Sota, caballo y reina. Jondismo actual". Presque conclusives, parce que l’épilogue nous montre un Marco Flores suppliant dans un rond de lumière blanche sur fond noir, menacé par la pointe d’un triangle violet, en une stylisation saisissante du "Tres de mayo" (Goya encore…).
Claude Worms
Photos : Esteban Abión / Festival Flamenco de Jerez
Rafaela Carrasco : "Nocturna, arquitectura del insomnio"
Jerez, Théâtre Villamarta, 26 février 2023
Direction et chorégraphie : Rafaela Carrasco.
Dramaturgie et textes : Álvaro Tato.
Danse : Carmen Angulo, Carmen Coy, Alejandra Gudí, María Carrasco, Julia Gimeno,
Cristina Soler, Blanca Lorente, Magdalena Mannion et Rafaela Carrasco.
Direction musicale et composition : Pablo Martín Jones et Pablo Suárez.
Musique enregistrée : Marta Estal et Pablo Suárez (guitare) / Jesús Torres (guitare).
Chant : Gema Caballero.
Récitante (voix off) : Aitana Sánchez-Gijón.
Espace sonore : Pablo Martín Jones.
Lumières et scénographie : Gloria Montesinos (A. A. I.).
Costumes : Belén de la Quitana.
Réalisation sonore : Ángel Olalla.
"Nocturna, arquitectura del insomnio " est de ces œuvres qui découragent toute tentative de description, et plus encore d’analyse ou d’exégèse, en ce qu’elle conjugue l’abstraction géométrique et la matérialité des corps, la profusion du verbe poétique et l’absence de fil narratif. Aussi serions-nous tenté d’arrêter là cet article, non sans vous recommander de ne la manquer sous aucun prétexte. Mais nous ne sommes pas payé pour ce genre de pirouette (encore que nous ne soyons pas payé du tout…).
Si "architecture" il y a, c’est celle d’un portique dont les piliers seraient la tombée de la nuit et l’aube, supportant une voûte d’insomnie (les trois volets de la pièce) — ou respectivement, vêpres, laudes et nocturnes en termes de liturgie catholique, puisque l’on trouve ça et là dans le spectacle quelques insinuations mystiques qui se heurtent à des visions fantomatiques, démoniaques, érotiques, etc. et plus généralement à des distorsions de la vie éveillée tangible. Ce n’est certes pas là le seul, ni le principal, réseau de contradictions mises en danse par Rafaela Carrasco, qui pourraient se résumer à des variations sur la dialectique souvenir/oubli (conscient/subconscient, etc.). Dans "Le temps retrouvé", un autre insomniaque notoire, Marcel Proust, montre à quel point nos souvenirs, qui semblent effectivement les nôtres, appartiennent en fait à divers avatars temporels de notre personnalité, qui n’est donc pas unique mais chronologiquement multiple. Chaque situation remémorée est à la fois celle de notre être présent et celle de l’être que nous étions et qui n’est plus. Les rêves, les cauchemars, les hallucinations, les pensées éveillées qui peuplent "Nocturna" pourraient en être des miroirs déformants. D’où la construction en minutieuse marquèterie de cette œuvre, qui s’oppose à la linéarité de "Ariadna. Al hilo del mito" (2020) et, dans une moindre mesure, à celle de "Nacida sombra" (2018). Notons que la dramaturgie et la limpidité de ces trois pièces doivent beaucoup à Alvaro Tato, qui signe de plus les textes dits par Aitma Sánchez-Gijón.
Les trois parties de "Nocturna" réunissent donc un grand nombre de brèves chorégraphies (vingt-trois, nous a-t-il semblé), d’une variété, d’une créativité et d’une rigueur exceptionnelles. Les compositions signées par Pablo Martín Jones, Pablo Suárez et… Johann Sebastian Bach sont le pendant musical du puzzle chorégraphique. Le choix d’extraits des "Variations Goldberg" est une idée on ne peut plus pertinente : les fugues et canons joués par Marta Estal (comme, plus prosaïquement, le tic-tac d’horloge qui rythme de nombreux tableaux) figurent de manière frappante le temps sans commencement ni fin d’une nuit d’insomnie. Les longues séquences de zapateado en groupe, formulées tout à tour en tutti, concertos grossos ou concertos de soliste sont, elles aussi, des fugues et des canons rythmiques auxquels il ne manque pas même les effets de timbre (variété des frappes et des raclements de semelles sur le sol). La pesanteur des silences fragmente la nuit en attentes angoissées, de l’assoupissement apaisant ou du réveil qui libère des cauchemars. La voix de la récitante est parfois diffractée en polyphonie verbale (espace sonore de Pablo Martín Jones). Elle peut aussi contrepointer un cante de Gema Caballero.
Les costumes, fondamentalement et logiquement conçus sur des contrastes de noir et blanc, sont parfois brusquement animés de couleurs vives (rouge essentiellement) qui soulignent les ruptures entre longues veilles et brefs instants de sommeil. Dans la deuxième partie, avec quelques accessoires, ils renvoient à l’onirisme de la peinture surréaliste. De même, les lumières (Gloria Montesinos) passent de l’obscurité sépulcrale à l’éblouissement vertigineux d’éclairs lumineux renvoyés par des panneaux d’aluminium, ou jouent sur de subtils clairs-obscurs obtenus par les transparences d’un simple tissu de gaze. Les ombres projetées sur la toile de fond déforment les personnages en géants menaçants ou en nains grotesques. Les cadres (cages ?) qui les emprisonnent lors de certains tableaux donnent une sensation saisissante de la solitude de l’insomniaque.
Nous éviterons à dessein de décrire le déroulement chronologique d’un spectacle qui, précisément, ignore le temps narratif et lui substitue le temps fragmenté de l’insomnie. Les chorégraphies sont d’autant plus passionnantes que Rafaela Carrasco décline à l’infini le potentiel que lui offre un corps de ballet constitué de huit bailaoras remarquables et de personnalités bien affirmées. Solos (Alejandra Gudí, Carmen Angulo, Carmen Coy), pas de deux (entre autres, celui de Cristina Soler et María Carrasco — martinete et toná), trios, quatuors, etc., chacune dispose d’un espace pour s’exprimer : Rafaela Carrasco est suffisamment généreuse et sûre d’elle-même pour s’abstenir de tirer la couverture à elle et pour savoir s’effacer lorsque la logique chorégraphique l’ordonne. En mano a mano avec l’un des canons des "Variations Goldberg" ou avec Gema Caballero (soleares, milonga), elle fond magistralement en un style unique le baile traditionnel sous toutes ses formes et d’autres techniques issues de la danse classique et de la danse contemporaine. Sur des extraits de poèmes de Lope de Vega, Calderón de la Barca, Manuel et Antonio Machado, Concha Méndez, etc., chacune des interventions sur scène de Gema Caballero est un moment de musique privilégié, a cappella ou polyphonique quand sa voix est traitée en écho à la manière d’Enrique Morente.
Rassurons-nous : l’aube bienfaisante finit toujours par arriver, un "éternel retour" salué pour le final par une chorégraphie de groupe en cercle, avec éventails et castagnettes en signe d’allégresse. Nous tenons "Nocturna, arquitectura del insomnio" pour l’œuvre la plus aboutie d’une chorégraphe et danseuse qui compte parmi les plus novatrices et originales de la danse flamenca contemporaine.
Claude Worms
Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez
Marco Vargas & Chloé Brûlé : "Origen"
Jerez, Museos de La Atalaya, 25 février 2023
Direction : Marco Vargas & Chloé Brûlé.
Assistant à la direction : Evaristo Romero.
Idée originale et chorégraphie : Chloé Brûlé.
Danse : Chloé Brûlé, Carmen Muñoz, Yinka Esi Graves et Marco Vargas.
Danse (invité) : Manolo Marín.
Musique (jaleos "panaderos" y soleá "botánica") : Raúl Cantizano / Jaleos extremeños, granaína et tangos extremeños : Miguel Vargas / Populaire : archives d’Alan Lomax (1952-1953.)
Guitare : Raúl Cantizano et Miguel Vargas.
Espace scénique : Antonio Godoy.
Lumières : Benito Jiménez.
Son : Ángel Olalla.
Costumes : La aguja en el dedo.
Maco Vargas et Chloé Brûlé n’ont pas leurs pareils pour créer des images qui s’identifient à chacun de leurs spectacles et que l’on n’oubliera plus. Pour "Origen", c’est une longue table couverte d’une nappe blanche qui dissimule les jambes du danseur et de ses trois partenaires féminines : comme pour un plan américain cinématographique, nous ne voyons d’abord que leurs torses, leurs bras et leurs mains, en un ballet éblouissant. C’est que, après le symbolisme de "Naufragio universal" (2017) et la science-fiction des "Cuerpos celestes" (2019), "Origen", comme son titre l’indique, est un retour aux sources de la vie humaine, les pieds fermement plantés dans la terre, ou même dans la glèbe, signifié en ouverture par la diffusion off d’un enregistrement de terrain réalisé en 1952 par Alan Lomax en Estrémadure, le romance de "La Catalina" chanté dans sa cabane par un berger, Juan Barquillas — à l’exception de quelques estribillos de jaleos entonnés en chœur par les trois danseuses, il n’y aura pas de cante sur scène, mais quelques autres extraits des collectages d’Alan Lomax, tous remarquablement choisis (cf. Galerie sonore).
En prologue, tous les artistes, dans un silence quasi religieux, s’approchent à tour de rôle de la table et prennent dans un panier d’osier un épi de blé qu’ils tendent en offrande vers le ciel, avec toute la solennité qui convient à un symbole de la terre nourricière (sans oublier quelques citrons — "Qué pobres son mis comidas…", chantait La Perla de Cádiz por bulería) : le pain et le vin bibliques, puisque la pièce commence après les vendanges. La table est le principal personnage du spectacle. Elle scande les travaux, les heures et les jours selon les couleurs des nappes qui la revêtent et selon sa position, longitudinale, perpendiculaire ou oblique par rapport au bord de la scène — d’abord longitudinale, dans un tableau muet dont la disposition, pour nous, évoquait la Cène, avec les quatre danseur et danseuses encadrant, au centre, Manolo Marín. Les deux guitaristes sont placé face à face aux deux extrémités du plateau. Raúl Cantizano joue d’abord en solo une longue composition, des jaleos "panaderos" sur l’ostinato rythmique à 3/8 caractéristique du palo (demi-soupir + croche + croche), limitée à l’usage des rasgueados et à celui du toque a cuerda pelá (jeu au pouce) : magnifique pièce qui se joue de ces contraintes techniques par son invention harmonique et sa verve mélodique (non sans un détour par Cádiz avec une paraphrase d’une bulería de La Perla : "Eres negra y cataplausia, tambien quieres un quitasol…"). C’est sur cette musique que se déploie la "danse du travail" (cf. ci-dessus), une chorégraphie millimétrée en quatuor alternant épisodes synchrones et asynchrones, ensembles et bref solos, de face, de profil, de dos… : trier, malaxer, pétrir, etc. sont autant de tâches transfigurées en œuvre d’art par les seuls bras et mains des artistes, qui parfois se lèvent brièvement en poses exténuées ou euphoriques.
L’une des grandes vertus de ce spectacle est qu’il fond sans hiatus des tableaux travaillés avec une précision d’horloger et des espaces laissés à l’improvisation du moment. C’est pourquoi Manolo Marín a pu remplacer au pied levé Antonio "el Peregrino" pour un solo sur un autre jaleo, extremeño celui-là : d’abord joué par le maître du genre, Miguel Vargas (les artistes ont le bon goût de l’écouter sans rien faire), puis, donc, dansé par Manolo Marín. La scène s’achève sur un duo des deux guitaristes por fandango, tandis que Marco Vargas prend grand soin de raccompagner Manolo Marín vers sa chaise et de le congratuler : respect non feint, qui sonne juste, comme celui de Cantizano pour Vargas.
La fête se prépare : les femmes remplacent la nappe blanche par des nattes multicolores, tandis qu’un second romance du même berger est diffusé en off : debout sur la table, les trois danseuses marquent/jouent l’histoire de "La Delgadina", "Un padre tenía tres hijas..." (dans d’autres versions de ce romance qui a beaucoup voyagé, jusqu’en France, ce n’est pas un père, mais un roi…). Tout n’est cependant pas idyllique dans les sociétés rurales : Marco Vargas et les deux guitaristes entrent en scène dûment munis des signes de l’autorité patriarcale (cannes et pipes) et surveillent, encadrent, traînent au sol, etc. une Carmen Muñoz sans défense. La rébellion arrive finalement sur des airs à danser diffusés off, qu’elle interprète avec un naturel, une spontanéité et une grâce égales à celles du chœur féminin qui les chantent — les danses vernaculaires sont aussi des instruments de catharsis.
Les pas-de-deux de Marco Vargas et Chloé Brûlé comptent toujours parmi les moments inoubliables de leurs spectacles. La "soleá botánica" n’échappe pas à cette règle. Il commence et s’achève sur des images de fusion lentissimes, encadrant une querelle face à face, tour à tour en séparations "chacun pour soi" (altercations en zapateados rageurs) et en combats rapprochés de plus en plus frénétiques, ponctués de desplantes expressifs. Imaginons un sous-titre : "Me gusta reñir contigo porque luego hago las paces…". Raúl Cantizano a composé pour l’occasion une musique descriptive : d’accords suavement distillés (lento, 3/4), émerge d’abord une mélodie caressante, puis le compás de la soleá et ses paseos traditionnels qui engendrent pour la confrontation le motif de l’escobilla, d’abord varié puis réduit à sa plus simple expression et répété inlassablement, accelerando, jusqu’à l’épuisement.
L’heure des réjouissances a enfin sonné : sur un autre air à danser, les femmes dressent une table abondante ((paniers, pain, fruits, vin, etc.), sur une nappe blanche immaculée, pour que la fête commence — por tango comme il se doit en Estrémadure et à Grenade. Mais une fête se prépare par la communion des convives, une granaína de Miguel Iglesias écoutée avec recueillement par tous les artistes. Yinka Esi Graves prélude seule aux tangos extremeños, les sons produits par les semelles de ses chaussures ébauchant le compás. Puis, sur la guitare de Miguel Iglesias, dont les falsetas invoquent irrésistiblement le chant, elle les danse dans une lecture personnelle du style du Sacromonte, avec le corps et les bras plutôt qu’avec les pieds, avant de conclure en duo avec Manolo Marín. Sur un air de piano en fond sonore, toutes et tous prennent place autour de la table. Les discussions commencent…
"Origen" pourrait être suivi d’un sous-titre emprunté à Horace, "Carpe diem", qu’il s’agisse d’un jour de travail ou d’un jour de fête. Une dernière image montre les artistes trinquant autour de la table en l’honneur du travail bien accompli et de ses fruits bien recueillis. Nous aurions volontiers salué leur propre travail en trinquant avec eux.
Claude Worms
Photos : Esteban Abión / Festival Flamenco de Jerez.
Galerie sonore
Archives Alan Lomax
" Romance de La Catalina" — Juan Barquillas.
"Romance de La Delgadina" — Juan Barquillas.
"Te quiero (A la rama" (air à danser) — Domitila Parra, Visitación Jorna, Antoña Crespo, María Parra Gil et Filonila González.
"Ahí la tienes delante" (air à danser) — Domitila Parra, Visitación Jorna, Antoña Crespo, María Parra Gil et Filonila González.
Ballet Nacional de España : "El Loco"
Jerez, Teatro Villamarta, 24 février 2023
Direction artistique : Rubén Olmo.
Idée originale, livret et direction scénique : Francisco López.
Chorégraphie : Javier Latorre.
Direction musicale : Manuel Coves, Orquesta de la Comunidad de Madrid (ORCAM), musiciens flamencos du Ballet Nacional de España.
Musique : Manuel de Falla, Mauricio Sotelo et Juan Manuel Cañizares.
Scénographie et costumes : Jesús Ruiz.
Lumières : Nicolás Fischtel (A.A.I).
Danse (invités) : Esther Jurado et Francisco Velasco.
Danse (rôles principaux) : Miriam Mendoza (Tamara Karsavina), Esther Jurado (bailaora, Café Novedades), José Manuel Benítez (Félix "el Loco"), Carlos Sánchez (Leonid Massine), Jesús Florencio (maître de ballet) et Rubén Olmo (Sergei Diaghilev et Corregidor).
Corps de ballet : Ana Agraz, Cristina Aguilera, Ana Almagro, Sara Arévalo, Pilar Arteseros, Marina Bravo, Mercedes Burgos, Irene Correa, Patricia Fernández, Yu-Hsien Hsueh, María Martín, Sara Nieto, Laura Vargas, Noelia Ruiz, Irene Tena, Vanesa Vento, Sou Jung Youn, Diego Aguilar, Juan Berlanga, Axel Galán, Álvaro Gordillo, Antonio Jiménez, Adrián Maqueda, Álvaro Marbán, Víctor Martín, Alfredo Mérida, Javier Polonio, Manuel del Río, Pedro Ramírez, Sergio Valverde.
Chant : Saray Muñoz, Gabriel de la Tomasa, Juan José Amador (artiste invité).
Guitare : Enrique Bermúdez, Jonathan Bermúdez, Diego Losada, Víctor Márquez.
Percussions : Iván Fernández, Roberto Vozmediano et Agustín Diassera (artiste invité).
Piano : José Luis Franco.
Félix Fernández García "Félix el Loco" (Séville, 1896 - Epsom, 1941) est l’un de ces personnages mythiques dont le destin tragique hante l’histoire légendaire du flamenco. Après des décennies d’oubli, il a été le sujet d’un premier ballet créé par Doris Batcheller Humphrey pour la compagnie de danse new-yorkaise de José Limón en 1955, et de deux biographies d’Antonio Hernández Moreno ("Treinta castañuelas para Londres" — Murcia, 1964 ; réédition par l’auteur : 2020) et de Marc-Alfred Pellerin ("El Loco. Chronique flamenca", Paris, Jullliard, 1990). La pièce présentée au théâtre Villamarta est une reprise du ballet chorégraphiée par Javier Latorre pour le Ballet Nacional de España il y a dix-huit ans (première le 6 septembre 2004 au Teatro Real de Madrid), réactualisée par ses créateurs, Javier Latorrre, Francisco López (livret), Mauricio Sotelo et Juan Manuel Canizares (musiques originales), sous la direction de Rubén Olmo.
Malgré les recherches récentes, le personnage de Félix Fernández "el Loco" reste énigmatique — à tel point qu’on n’a toujours pas exhumé de photographie du danseur. Comme beaucoup d’andalous d’origine très modeste, il échappa à un quotidien misérable (entre emplois précaires de journalier agricole et mendicité) grâce au flamenco, mais on ne sait toujours pas précisément comment il apprit le baile jusqu’à son engagement dans le très prestigieux Café Novedades de Séville, dont le cuadro était renommé à juste titre (y dansèrent, entre autres, La Macarrona, Antonio Ramírez et Antonio el de Bilbao). A tel point que le Novedades était devenu le lieu emblématique du Sevilla by Night : cf. les eaux-fortes de Ricardo Franco, les peintures de Ricardo Canals et Joaquín Sorolla ("Baile en el Café Novedades de Sevilla"), les nouvelles et romans de Carlos Reyles ("El embrujo de Sevilla"), José Más ("Novelas Sevillanas"), Guillermo Hernández Mir ("El patio de los naranjos") ou encore le sainete en deux actes "El Café Novedades o La de las Perlas" de José Luis Montoto de Sedas et Isidro Roselló (pour la musique). Il n’est donc pas étonnant que Serge Diaghilev, Manuel de Falla et Tamara Karsavina (étoile des Ballets Russes), en quête d’inspiration "andalouse", y aient fait un pèlerinage en 1916 — Diaghilev avait tenté en vain de persuader le compositeur de lui céder "Une nuit dans les jardins d’Espagne" pour créer un ballet d’inspiration espagnole. Le chorégraphe avait été stupéfié par la farruca dansée par Félix "el Loco" : "il évoluait de plus en plus vite, avec une variété de mouvements stupéfiante, et ses doigts claquaient comme des castagnettes" ; "il dansait sur les genoux, bondissait en l’air, retombait lourdement sur une cuisse et poursuivait par un saut à une telle vitesse qu’il semblait impossible qu’un corps humain puisse supporter un tel effort sans se blesser" (mémoires de Lydia Solokova). Comme un autre avatar du tango, le garrotín, la farruca avait été créée à Madrid vers 1904/1905, au Café de la Marina, par Francisco Mendoza Ríos "Faíco" et Ramón Montoya. Elle avait immédiatement fait fureur et avait été exporté à Séville en 1906 par le Maestro Otero, du moins si l’on croit son témoignage. Antonio Ramírez y améliora la version de Faíco, et fut peut-être l’inspirateur de Félix. En tout cas, c’est à partir de cette première rencontre que sa biographie est plus ou moins documentée par les mémoires, d’ailleurs lacunaires et parfois contradictoires, de Serge Diaghilev, Leonid Massine (danseur étoile et chorégraphe des Ballets Russes) Tamara Karsavina et Lydia Sokolova. Le témoignage de cette dernière ("Dancing for Diaghilev", Mercury House, 1960") est sans doute le plus fiable, en tout cas celui qui manifeste le plus d’empathie pour le triste sort de Félix, sans doute parce que, comme lui, elle a été évincée du futur ballet par Karsavina — l’attitude du personnage féminin d’"El Loco" semble être plus proche de celle de Sokolova.
En 1917, alors que Diaghilev envisage un spectacle basé sur une nouvelle de Pedro Antonio de Alarcón,"El corregidor y la molinera" (très vaguement : pas encore de musique, de chorégraphie, de décors ni de costumes), il rencontre à nouveau Félix à Madrid et le convainc de se joindre à une tournée des Ballets Russes en Espagne : Barcelone, Saragosse, Burgos, Salamanque, Tolède, Grenade... Félix enseigne des danses "espagnoles" aux principaux solistes de la troupe. Falla les accompagne pour chercher l’inspiration du "Sombrero de tres picos" — c’est ainsi qu’il note à Grenade une danse jouée par un guitariste de rue qui deviendra les seguidillas du ballet. Mais c’est surtout la farruca de Félix qui intéresse Massine : sur la partition autographe de "La danse du meunier", on peut lire la mention "dictée par les rythmes de Félix Fernández". Pendant que Falla achevait son œuvre, il semble que Massine et Diaghilev aient offert à Félix de danser dans la "Boutique fantasque", ballet sur une musique d’Ottorino Respighi à partir de pièces pour piano de Rossini extraites des "Péchés de vieillesse"). Félix "el Loco" s’avéra incapable de s’adapter à une discipline académique, d’apprendre les pas, d’en suivre les rythmes et surtout de s’abstenir d’improviser. Il fut finalement remplacé par Léon Woizikovsky — une première humiliation, et, dit-on, le début de son obsession névrotique pour le métronome.
Finalement, la première du Tricorne eut lieu à l’Alhambra de Londres le 22 juillet 1919, avec Leonid Massine dans le rôle du meunier, Tamara Karsavina dans celui de la meunière et Léon Wojcikowski en corregidor — chorégraphie de Leonid Massine, musique de Manuel de Falla décors et costumes de Pablo Picasso, orchestre dirigé par Ernest Ansermet. Le contrat de Félix, conservé à la bibliothèque de l’Université de Harvard, ne mentionne pas que le rôle principal doit être dévolu à Félix. On ne sait si cette clause avait été mentionnée verbalement ou si Félix s’était imaginé qu’il ne pouvait en être autrement, compte tenu de son apport déterminant à la chorégraphie, et d’abord au clou du spectacle, la farruca. Son nom n’apparaissait même pas sur l’affiche. Le choc de cette humiliation, joint à son égarement dans une ville dont il ne comprend ni la vie quotidienne ni la langue, déclenche une crise aigüe de démence. Dans la nuit qui suit la première (ou peut-être même deux mois avant, selon certaines recherches récentes), il disparaît et est retrouvé à l’église St Martin-in-the-Fields, dansant à peine vêtu devant l’autel. Il est immédiatement transféré à l’hôpital Long Grove d’Epsom, sur un diagnostique de schizophrénie catatonique. Il y mourra deux décennies plus tard.
Nous nous sommes longuement attardé sur la biographie de Félix "el Loco" parce que le ballet en suit clairement les épisodes. Le livret est construit sur un flash-back circulaire très cinématographique : entre les premiers et les derniers tableaux à l’asile psychiatrique, le protagoniste se remémore les événements de sa vie. Les costumes (Jesús Ruiz) et les lumières contrastés (Nicolás Fischtel), comme la musique, contribuent grandement à la limpidité du récit. Cette dernière est particulièrement évocatrice, qu’il s’agisse des scènes de folie (Mauricio Sotelo — splendide partition d’orchestre parfaitement exécutée par l’Orquesta de la Comunidad de Madrid dirigé par Manuel Coves), de la reconstitution du Novedades (Juan Manuel Cañizares) ou des répétitions et de la première du "Sombrero de tres picos" (Manuel de Falla, naturellement — même orchestre et même chef).
Dans une lumière sépulcrale, les premières scènes nous plongent dans la folie de Félix (José Manuel Benítez), entre prostration et accès de fébrilité, attente de la mort et appels à la danse rédemptrice qui échouent dans l’enchevêtrement des corps des malades, qui pourraient aussi bien être les démons intérieurs de Félix. Ces premières scènes sont aussi l’occasion de mettre en place des équivalences entre les personnages d’"El Loco" et ceux du "Sombrero de tres picos" qui jalonneront la suite du récit : Diaghilev = Corregidor (Rubén Olmo) ; infirmiers = danseurs du corps de ballet des Ballets Russes = alguaciles ; Karsavina = "La Dame blanche" = Terpsichore (Miriam Mendoza). De même, des inserts de bribes de la partition de Falla dans celle de Sotelo anticipent les réminiscences à venir, tandis que des scansions rythmiques intermittentes figurent le métronome, un glas ou l’atemporalité sans commencement ni fin de la folie.
Un fandango en groupe ("Danse de la meunière" du Tricorne) sert de transition vers les souvenirs de jeunesse occupent le reste de la première partie du spectacle : la fête, la découverte de la danse et, surtout, la rencontre au Café Novedades. Dès lors, décors, costumes et chorégraphies de groupe sont les toiles de fond réalistes (cf. la reconstitution des costume originaux de Picasso pour la première du ballet) de pièces solistes, pas de deux et trios allégoriques qui sont autant de variations sur la confrontation entre danse classique et baile, entre fascination, mépris et incompréhension réciproques. Le long tableau du Novedades s’achève ainsi sur la tentative maladroite de Diaghilev d’imiter la farruca de Félix, auparavant dansée en solo sur un trio pour guitare de Juan Manuel Cañizares avec cante. Cañizares complète le programme par les deux autres palos en vogue à l’époque, un garrotín (sur un rythme proche de celui de la rumba, donc fidèle au garrotín de Lleida) et surtout des alegrías dansées en bata de cola par Esther Jurado selon les canons de la chorégraphie traditionnelle : marquages du chant, falsetas, silencio, escobilla, castellana et bulerías de Cádiz.
Avant l’épilogue tragique, la deuxième partie est totalement consacrée au "Sombrero de tres picos", d’abord les répétitions puis la première à Londres. Les répétitions sont le terrain d’affrontement entre Massine (carlos Sánchez) et Félix pour obtenir le rôle du meunier. Comme déjà l’avait anticipé la confrontation avec Diaghilev sur la farruca flamenca, la chorégraphie de la danse du meunier oppose le style du danseur académique à celui du bailaor : levers de jambe légers et entrechats gracieux / zapateado ; poignets dans la ligne des bras, mains légèrement fermées et doigts délicatement incurvés ; poignets cassés, mains serrées et ouvertes sèchement, claquements des doigts. L’un et l’autre tentent d’imiter le style du concurrent, mais retombent inexorablement dans les réflexes de leur propre langage. Cependant, alors que Massine est admiré par la troupe, Félix se heurte à l’indifférence du corps de ballet, qui lui tourne souvent le dos, ou aux sarcasmes du maître de danse (Jesús Florencio). Alors que l’on répète les chorégraphies d’ensemble de Massine, Félix perd pied peu à peu, tente d’interrompre le travail pour corriger des postures trop peu flamencas à son gré et finit par errer solitaire dans la salle de répétition, dansant pour son propre compte ce que les Ballets Russes rejettent — son reflet dans le miroir est alors l’image de la schizophrénie.
Comme l’avaient déjà laissé entendre les répétitions, la première londonienne démontre que Diaghilev et Massine entendaient limiter la "couleur espagnole" du Tricorne à quelques marqueurs : la jota de groupe n’incorpore aux "positions" classiques (avec une nette insistance sur la quatrième) que quelques brefs zapateados synchrones volés à Félix, quelques palmas et autres "pasos de caída". Comme lors des répétitions, Félix erre sur scène (sans doute dans les rues de Londres), étranger au triomphe des Ballets Russes à l’Alhambra. Le dispositif de ces scènes juxtaposant un soliste et un groupe situés dans des espaces différents nous ont rappelé le "Gotta Dance" de Gene Kelly. De même, les comédies musicales états-uniennes ne sont pas étrangères à certains ensembles frontaux ("West Side Story").
A l’église St Martin-in-the-Fields (fanfare, cierges, cercle lumineux au sol pour l’autel), la dernière danse de Félix est plus celle d’un pantin que celle d’un bailaor. Après son arrestation par des policiers, nous le retrouvons à Long Grove où il restera de 1919 à 1941 : l’enfermement dans la maladie mentale se traduit par la disparition progressive de tous les souvenirs (spectres) qui le hantaient, des réminiscences de musique et même du goutte à goutte métronomique d’un robinet. Seule reste la "Dame blanche" qui le protège : la dernière image est une réplique de la Pietà de Michel-Ange.
On aura compris qu’"El Loco" est mené de main de maître par des professionnels irréprochables. On n’en attendait pas moins du Ballet Nacional de España. Par-delà l’histoire de Félix "el Loco" ou la mise en image et en musique d’une folie annoncée, il nous semble que ce spectacle peut aussi être compris comme l’exploration du drame de l’acculturation vécue dans sa chair, jusqu’à la schizophrénie, par un artiste populaire qui ne peut prendre le recul qui le sauverait. Notre seule réserve porterait alors sur l’adéquation problématique entre la gravité d’un tel sujet et sa réalisation luxueuse façon revue haut de gamme.
Claude Worms
Photos : Esteban Abión / Festival Flamenco de Jerez
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