XXXIII Festival Flamenco de Nîmes — du 9 au 21 janvier 2023

dimanche 15 janvier 2023 par Claude Worms , Nicolas Villodre

Andrés Marín & Jon Maya : "Yarín" / Marina Heredia : "En concierto" / Eva Yerbabuena : "Re-fracción (desde mis ojos)" / Rocío Molina : "Vuelta a Uno" / Rosario "La Tremendita" : "Tremenda. Principio y Origen" / Sebastián Cruz & Alfredo Lagos

Comptes-rendus suivis d’un bilan du festival.

Andrés Marín & Jon Maya : "Yarín"

Nîmes, Théâtre Bernadette Lafont, 19 janvier 2023

Chorégraphie : Andrés Marín, Jon Maya et Sharon Fridman

Assistante à la chorégraphie : Melania Olcina

Assistante à la dramaturgie et à l’interprétation : Sharon Fridman

Création lumière : David Bermués

Création espace sonore : Xabier Erkisia

Création costume : Ikerme Giménez

Danse : Andrés Marín et Jon Maya

Chant : Julen Achiary et Andrés Marín

Yarín est la chronique d’une rencontre entre deux êtres humains faits pour ne pas s’entendre, contée par la danse et la musique en instantanés intuitifs inaccessibles pour le langage parlé. Comme le soulignent non sans humour les couvre-chefs qu’ils arborent tout au long du spectacle, clichés emblématiques d’une identité caricaturale — chapeau cordobés pour l’un, béret basque pour l’autre — le dialogue sud/nord s’annonce mal. Les deux solos initiaux semblent habiter des univers parallèles que tout oppose : "punta/tacón" versus demi-pointes, enracinement dans le sol versus sauts et entrechats, jambes fléchies versus développés et levers vertigineux, danse sonore versus danse silencieuse, arabesques des braceos versus bras tendus hiératiquement à la verticale, rotation des poignets versus déploiement des doigts en arborescence, etc. Bref, danse flamenca tellurique versus danse basque aérienne. A plusieurs reprises au cours de la pièce, Andrés Marín et Jon Maya scrutent dubitativement le terrain de l’autre, regards tournés vers le ciel / vers la terre.

Dès lors, comment trouver matière à dialoguer, échanger, s’enrichir mutuellement ? Au moins, l’empathie indispensable ne fait pas défaut : Andrés Marín ajuste soigneusement une large ceinture (autre cliché identitaire) autour de la taille de son partenaire. Sans doute par la formalisation d’une culture populaire qui en filtrerait les particularismes superficiels pour mieux en magnifier les valeurs collectives transmissibles, indissociablement singulières et universelles. Les deux artistes appliquent à la danse une démarche similaire à celles de Manuel de Falla ou Bela Bartok pour la musique. Dans la chorégraphie, on ne trouvera donc pas de zortziko, de fandango ou de mutxiko, pas plus que de palos, dûment développés. En lieu et place, les cristallisations fugitives de leurs traits essentiels (les zapateados d’Andrés Marín dessinent par instants la caña, la bulería, le tanguillo, etc.) s’ignorent d’abord, puis dialoguent et s’unissent parfois éphémèrement. C’est qu’être l’autre sans cesser d’être soi-même de va pas de soi. Il faut s’y préparer avec une singulière détermination, par exemple par de vigoureux balancements des bras, synchrones et quasi militaires : entre découragement et ferme résolution, l’un et l’autre abandonnent à plusieurs reprises, reviennent de guerre lasse à leur style mais, miraculeusement, parviennent à les adapter au mêmes rythmes.

Le rythme est en effet le terrain commun le plus aisément accessible, que Jon Maya et Andrés Marín expérimentent en une suite de magnifiques duos, qui mettent en valeur, de l’opposition à la complémentarité, chaque région corporelle de leur danse : pieds et jambes, mains et bras, postures corporelles, etc. Deux épisodes montrent que les identités mélodiques (et peut-être linguistiques dans ce cas précis) restent plus impénétrables. D’abord, Andrès Marín chante a cappella une cantiña, une cartagenera et un verdial de Córdoba ; le danseur basque tente des "marquages" puis, y échouant, revient désenchanté à un solo très typé, proche de celui du premier tableau. Plus tard, sur un chant basque de Julen Achiary, la scène est exactement inversée.

La sobriété du spectacle est parfaitement adéquate à son propos : construire de l’humain universel sans perdre sa propre culture, en creusant jusqu’aux "racines" collectives. Aussi le plateau est-il vide, sans le moindre décor. Mais il est découpé en espaces géométriques par les beaux éclairages de David Bernués, en noir et blanc et nuances de gris (comme les costumes d’Ikerne Giménez. Elles nimbent et cernent les profils des deux danseurs, resserrent sur eux notre regard et, en même temps, prolongent la chorégraphie en ombres projetées ou en diagonales et cônes qui se perdent dans le lointain — la magie du cinématographe n’est pas loin, y compris parfois dans sa dimension burlesque lorsque l’échec des deux danseurs tourne à l’exaspération fébrile. De même, la musique électronique off (Xabier Erkisia n’accompagne pas la danse, elle la saisit au vol et la prolonge en mouvantes nappes sonores. Parfois proche de la beatbox, le chant en onomatopées de Julen Achiary figure l’opposition terre/ciel, flamenco/basque, par des fusées vocales en intervalles violemment disjoints.

Par-delà sa beauté plastique, "Yarín" est aussi un spectacle politique, ou du moins humaniste, dans l’acception pleine du terme et non dans celle, moralisante-galvaudée, de nos philosophes de plateaux télévisés. Après cinquante minutes pendant lesquelles rien n’est accessoire, Andrés Marín et Jon Maya s’étreignent longuement en blocs sculpturaux (Chillida, Rodin) fondus-enchaînés imperceptiblement, images poignantes de consolation et de solidarité. Quoi de plus indispensable ces temps-ci ?

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Théâtre de Nîmes


Marina Heredia : "En concierto"

Nîmes, Théâtre Bernadette Lafont, 18 janvier 2023

Chant : Marina Heredia

Guitare : José Quevedo "Bola"

Percussions : Paquito González

Chœurs et palmas : Anabel Rivera et Fita Heredia

Il est réjouissant de constater qu’il existe encore un public pour un récital de cante sans adjuvants, pas même un(e) artiste invité(e) pour la danse. Le Théâtre Bernadette Lafont
était archi-comble pour le récital de Marina Heredia, initié par des bulerías por soleá dont l’interprétation a cappella (sur les palmas de ses quatre partenaires) était propice à plonger les auditeurs, malgré les dimensions de la salle, dans la relation d’intimité et de réceptivité qui convenait au programme qui allait suivre.

En duo avec José Quevedo "Bola", une vidalita au profil mélodique creusé dans les graves a achevé de nous faire oublier, pour un moment au moins, la distance inévitable entre la scène et le public. Dès lors, il était possible à la cantaora de passer à un répertoire plus festif et démonstratif sans rompre le lien : une longue suite d’alegrías et de cantiñas qui firent valoir la créativité de ses phrasés rythmiques et l’amplitude de son registre vocal, qu’elle a encore étendue — des profondeurs d’une première alegría classique à une cantiña centrale stratosphérique dont elle attaqua les notes extrêmes sans crispation stridente et sans rien perdre de son soutien vocal. Comme c’est devenu la coutume, la pièce était encadrée par des estribillos des deux choristes (Anabel Rivera et Fita heredia), un procédé dont Marina Heredia usa avec modération et discernement quand les cantes s’y prêtaient (tangos et bulerías), et non pour "gagner du temps" comme c’est trop souvent le cas. Paquito González a mené avec discrétion et rigueur, deux caractéristiques constantes de son jeu, l’accelerando des siguiriyas — de Joaquín Lacherna/Camarón ("A los santitos del cielo…") à Enrique "el Mellizo"/Antonio Mairena ("Dinero, dinero…") : versions sobrement classiques de Marina Heredia, avec la signature stylistique locale de la dynastie des Gómez-"Coloraos".

La cantaora avait plus que mérité une pause, en l’espèce un solo por soleá d’El Bola, original par les orientalismes de son introduction et surtout par ses épisodes en "tapping" (sans attaques de la main droite). C’est peut-être le choix de ce palo qui nous priva des cantes por soleá de Marina Heredia, pourtant une spécialité "de la casa". Le guitariste est son accompagnateur attitré et attentif, toujours prêt à la relancer ou à lui offrir un peu de répit par de puissantes, longues et spectaculaires falsetas "a cuerda pelá" (picado et pouce). Peut-être aussi lui offre-t-il le confort d’une connivence de longue date et de réflexes partagés qui ne l’incite pas à prendre des risques et à sortir de sa zone de sécurité. A ce stade, le concert était vocalement et musicalement impeccable — un peu trop, ajouteraient quelques esprits chagrins au nombre desquels nous ne nous comptons pas.

Il gagna en plénitude avec l’interprétation hiératique d’une canción-farruca composée par El Bola en hommage au danseur Manuel Santiago Maya "Manolete", décédé en septembre dernier, et un supplément d’âme ou d’émotion, définitif, avec une série de malagueñas (Antonio Chacón : "Que te quise con locura…" ; La Trini : "Los peces mueran de pena…") et de fandangos "abandolaos" — fandango del Albaicín suivi de ses deux dérivés les plus célèbres, de Paco "el del Gas" ("Lejos muy lejos de España…") et Frasquito Yerbabuena ("Un sereno se dormía…"). Dès lors, le récital entrait dans l’apogée attendue par le public : une anthologie exhaustive de tangos de Graná (dont deux d’Enrique Morente, déjà devenus traditionnels, en coda) et des bulerías conclues par l’inévitable tube de Rocío Jurado, "Se nos rompió el amor".

Marina Heredia répondit aux ovations du public par deux bis qui ne pouvaient que le combler : des cuplés por bulería d’Adela "la Chaqueta", qu’elle avait enregistrés en 2020 (album "A mi tempo", Meteórica Records) et une chanson de Pablo Milanés por rumba. Il est devenu rare ces temps-ci de voir des spectateurs sortir d’un concert de flamenco en souriant. Le public enthousiaste qui fredonnait l’ultime rumba derrière nous n’était probablement pas le même que celui d’Israel Galván et Niño de Elche (encore que, pour partie au moins…). Il conviendrait cependant de le respecter pour ne pas le perdre, ce qui n’empêcherait en rien de programmer aussi la création d’"avant-garde" (nous reviendrons sur cette réflexion dans notre bilan).

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Théâtre de Nîmes


Eva Yerbabuena : "Re-fracción (desde mis ojos)"

Nîmes, Théâtre Bernadette Lafont, 17 janvier 2023

Chorégraphie : Eva Yerbabuena et Juan Kruz Díaz de Garaio

Composition er création musicale : Paco Jarana

Conception, mise en scène, scénographie et codirection musicale : Juan Kruz Díaz de Garaio

Danse : Eva Yerbabuena et Juan Kruz Díaz de Garaio

Danse et palmas : José Manuel "Oruco"

Chant : Jesús Corbacho, Miguel Ortega et Antonio Gómez « el Turry »

Guitare : Paco Jarana

Viole de gambe et chant : Pilar Almalé

Percussions : Daniel Suárez

Durant de longues minutes, alors que le public prend place, Juan Kruz Díaz de Garaio, vêtu d’une longue robe-chasuble noire, assis sur une chaise au centre de la scène, observe fixement la salle, immobile et impassible. Nous n’épiloguerons pas sur le contenu conceptuel de ce spectacle, résumé par le titre : "Re-fracción (desde mis ojos)" — comment mon regard sur soi-même et sur l’autre (Eva Yerbabuena et le regard de l’autre sur moi (Juan Kruz Díaz de Garaio mais aussi le public) interagissent-ils ? Celle qui est regardée et celle qui regarde sont-elles une seule et même personne ? Ces interrogations donnent lieu à deux épisodes théâtraux, à notre avis dispensables : une interview de la danseuse (en français) au cours de laquelle elle répond à des questions convenues par un mutisme obstiné ; après quoi elle va chercher une spectatrice dans la salle, l’invite à monter sur scène puis à lui brosser les cheveux devant un miroir — un accessoire logiquement omniprésent dans le spectacle. Mais elles nous valent aussi quelques belles idées de mise en scène : les tangos filmés en gros plans au camescope par Juan Kruz et projetés en temps réel sur un écran côté cour, qui nous plongent au cœur du groupe des musiciens ; l’éclairage d’Eva Yerbabuena par le miroir réfractant la lumière d’un spot, etc.

Au demeurant, l’essentiel est ailleurs, dans la danse et la musique de "Re-fracción (desde mis ojos)", magnifiques de bout en bout. Commençons d’ailleurs par ces deux "bouts", une série de soleares et bulerías romanceadas en ouverture et une série de siguiriyas et cabal en postlude — deux très longues pièces qui nous ont paru ne durer qu’un instant. En prologue (un peu long…), avant l’ouverture, Eva Yerbabuena et Juan Kruz prennent silencieusement possession du plateau : l’acteur-danseur soulève la bailaora, raide, les bras en croix, la porte et la place devant son miroir. Le regard du public, ou de l’ "autre", fige l’artiste dans les rôles qu’on lui assigne, dans la rigidité d’un mannequin, voire d’un objet. Pendant ce temps, eux aussi immobiles, tous les autres protagonistes (à l’exception de Pilar Almalé (viole de gambe), sont regroupés autour d’une table, côté jardin. Ils semblent totalement étrangers à ce qu’il se passe par ailleurs, et garderons cette attitude pendant le baile suivant et, au-delà, jusqu’aux tangos qui marquent en effet un point de bascule. Outre sa portée symbolique, ce dispositif scénique a l’avantage de resserrer la connivence et l’émulation entre les musiciens, ce dont nous avons eu immédiatement la démonstration avec trois premières soleares d’anthologie : La Serneta, La Roezna et Joaquín "el de La Paula", successivement par Antonio Gómez "el Turry", Jesús Corbacho et Miguel Ortega — ce qui suivit, jusqu’aux bulerías romanceadas dans le style d’Utrera, fut de même qualité. Les trois cantaores possèdent des voix et des styles très différents mais complémentaires. De tessitures compatibles, ils peuvent alterner les cantes d’une même suite sans problème, ou transformer en motet à trois voix le salve gitan du Sacromonte qui couronnait les tangos. Comme toujours, l’originalité des falsetas de Paco Jarana, comme l’ample palette dynamique et la sobriété de ses accompagnements, sont des vecteurs essentiels à la transmission et à la circulation de l’énergie et des affects entre le cante et le baile. Avec de tels interlocuteurs, Eva Yerbabuena s’est surpassée, à en perdre haleine (du moins la nôtre), dans l’intensité émotionnelle de l’exécution d’une chorégraphie à la fois cohérente et variée, enchaînant sans discontinuités des séquences de zapateado (dans tous ses états sonores et rythmiques) et des braceos lentissimes. Ces derniers venaient se fondre suavement, comme par magie, dans des accelerandos de pieds, sans que nous discernions le point de passage des uns aux autres : quelque chose comme la véhémence de la charge d’un taureau transmutée en véronique ineffable. La précision chirurgicale de ses frappes de pied (pour le timbre, l’intensité et, bien sûr, le rythme) dispense le percussionniste de couvrir (camoufler…) d’éventuels dérapages. Daniel Suarez profite de cette opportunité, pas si fréquente, pour se livrer avec elle à d’éblouissants échanges questions/réponses, ou pour produire des textures polyrythmiques labyrinthiques.

Ce fut si beau que le spectacle aurait pu s’arrêter là sans que nous soyons frustrés. En tout cas, il nous semblait que ces soleares et bulerías avaient épuisé toutes les facettes esthétiques de l’art de la bailaora. Une heure plus tard, la dramaturgie des siguiriyas nous a détrompé… et comblé. D’abord par une introduction en boucles variées de Paco Jarana qui nous a rappelé certaines inspirations du "Tauromagia" de Manolo Sanlúcar ; ensuite par les cantes de Miguel Ortega et Jesús Corbacho : deux premières références à Antonio Mairena ("A mis enemigos…") et à Pastora Pavón "Niña de los Peines" ("A la sierra de Armenia…"), suivies d’une siguiriya d’Enrique Morente ("Voces doy al viento…") et d’une cabal de Silverio ("Abrase la tierra…"). Par sa longueur de souffle et sa ductilité ornementale, Jesús Corbacho est depuis longtemps un orfèvre du phrasé. Sa version de la composition de Morente montre qu’il a gagné en contrôle dynamique et donc en expressivité (nous aimerions enfin avoir l’occasion d’écouter ce grand cantaor-musicien en récital). Miguel Ortega a chanté la cabal avec une puissance proprement terrifiante, sans en rigidifier pour autant la ligne mélodique ni tomber dans le "cri" caricaturalement expressionniste. Eva Yerbabuena s’est appuyée sur le chant pour en intérioriser la charge tragique, souvent recroquevillée sur elle-même, par des "marquages" qui démultipliaient le tempo comme s’il s’agissait d’arrêter le temps avant une fin inéluctable : des blocs d’angoisse concentrée qui menaçaient d’exploser à tout moment, et explosaient effectivement en zapateados, remates et desplantes furieux, sans que la beauté esthétique de la chorégraphie en fût affectée.

Entre ces deux sommets, le reste de la pièce parvient à retenir l’attention sans (trop de) baisse de tension, par un enchaînement de tableaux qui nous ont semblé décliner diverses images de la femme-bailaora. D’abord une berceuse (la mère), interprétée par Pilar Almalé. La gambiste est habituée à participer aux projets les plus variés, non seulement avec des ensembles de musique ancienne, mais aussi avec des musiciens des scènes folk, jazz, etc. Elle a travaillé plusieurs années en Inde, ce qui s’entendait dans sa composition. Elle ajoute à ces multiples talents celui d’une chanteuse sensible et délicate, qui n’est pas mentionné dans la fiche artistique — contrairement à celle, dont nous tairons le nom, qui avait infligé la veille quelques sévices immérités à des chansons de Violeta Parra, qui pourtant ne lui avait rien fait. Cette scène est plastiquement l’une des plus belles du spectacle, notamment par la lumière qui nous a rappelé celle des tableaux de Georges de La Tour — halo baignant Pilar Almalé, lampe placée sous la tunique blanche translucide d’Eva Yerbabuena, qui semble l’éclairer de l’intérieur. Ensuite des tangos agressifs (l’artiste en proie à la voracité implacable public, masculin…) que la bailaora danse de manière frénétique et qu’elle achève épuisée, à terre, ensevelie sous des hardes qu’on jette sur elle. Enfin, après des provocations d’El Oruco (éclairs de zapateado rageurs et gestes péremptoires des bras tendus, "a cappella") auxquelles elle fait face immobile, mais dûment encadrée-entravée par El Turry et Jesús Corbacho , Eva Yerbabuena est métamorphosée en quelque Virgen de las Angustias, traînée sur une planche tirée au bout d’une corde par les artistes masculin — parodie de procession qui, dans le contexte, se passe de commentaires, sur fond de planctus-saeta.

Paradoxalement, on ne pourra reprocher à "Re-fracción (desde mis ojos) " qu’une profusion d’idées qui disperse parfois notre attention et nous distrait de l’essentiel, la danse et la musique — par exemple les vidéos projetées côté cour pendant les tangos (Eva errant dans une forêt) et les siguiriyas (Eva sortant des vagues d’un océan et foulant le sable d"une plage... Sauvée ! …). Comme souvent ces temps-ci, la mode du spectacle "conceptuel" provoque quelques longueurs et symbolismes redondants dans la mise en scène. La danse et la musique, qui se suffisent à elles-mêmes, justifient amplement d’assister à ce spectacle, et d’y retourner.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Théâtre de Nîmes


Rocío Molina : "Vuelta a Uno. Fragmento de una Trilogía sobre la guitarra"

Nîmes, Théâtre Bernadette Lafont, 15 janvier 2023

Idée originale, direction et chorégraphie : Rocío Molina

Composition musicale : Yerai Cortés

Direction artistique : Julia Valencia

Scénographie : Antonio Serrano, Julia Valencia et Rocío Molina

Création lumière : Antonio Serrano

Création son : Javier Álvarez

Création graphique et costumes : Julia Valencia

Danse : Rocío Molina

Guitare : Yerai Cortés

Nîmes a présenté à son tour, en première française, le troisième volet du triptyque guitaristique de la bailaora Rocío Molina, accompagnée pour l’occasion par le jeune et talentueux tocaor alicantin Yerai Cortés. La chorégraphe, car elle est aussi la chorégraphe de la pièce, comme le précisent le programme et la carte de salle, passe ici du noir et blanc à la couleur. En première partie, les petons étant parés de souliers ferrés à lacets, elle est vêtue d’une longue jupe rouge virant au rose et d’un chemisier de la même teinte dessinés par Julia Valencia. Et, après changement à vue (ou presque, dans la pénombre à l’arrière-plan), d’un pantalon vermillon, d’un débardeur ocre auxquels s’ajouteront une tunique matelassée anthracite et une ceinture bleue signée Elella del Toro. Le guitariste, chaussé quant à lui de Dr Martens, porte durant tout le set pantacourt, sweatshirt et chaussettes rouges.

La perspective du plateau est soulignée par quatre rangées de projecteurs dissimulant trois pans de la boîte noire et diffusant à point nommé, en synchronie avec les renversements mélodiques et rythmiques ou les passages d’un tableau à l’autre, les lumières les plus chaudes du spectre. Cela, sous le contrôle d’Antonio Serrano. Comme dans "Mellizo doble" vu également au festival, l’installation électrique fait office d’élément décoratif. Avec, en sus, un mobilier aux formes géométriques pures : un tabouret et quatre rectangles parallélépipèdes en bois. Le rouge étant dominant, le bleu est décliné de plusieurs manières au cours du déroulé. L’une de celles-ci prend la forme d’une bulle de chewing-gum, gag visuel (et sonore au moment de son éclat), gimmick qui, comme tel, est bissé. Au milieu de solos virevoltants, le spectateur peut constater que la culotte sous le jupon de la danseuse est de couleur bleue. Enfin, le dernier numéro est l’occasion pour Rocío Molina de montrer non seulement sa maîtrise des deux mains de l’agrès qu’est (ou qu’était) l’éventail, pour la geisha qu’elle pastiche comme pour la bailaora classique qu’elle est, qu’on le veuille ou non – l’éventail manié par la main gauche est rouge et celui tenu par la droite, bleu.

Le face à face ou côte à côte entre l’un(e) et l’autre démarre par une velléité théâtrale de type brechtien – dans le genre du début de Carmen dans la mise en scène de Carlos Saura et Antonio Gades. Une feinte en fait visant à réduire l’œuvre au simple essai (ce mot, en espagnol, pouvant signifier répétition), avec des exercices de style ressassés ad lib., accélérés, jusqu’au zapateado le plus virtuose. Ce démarrage pétaradant est cocasse, le dynamisme de la danseuse contrastant avec le flegme apparent du guitariste. Ce dernier, contrairement à sa partenaire, enchaînera sans broncher ni piper mot les palos prévus — bulerías, tangos, alegrías, tarantas, tarantos, rumbas, malagueñas. Plus loin, dans la pièce, cet effet de prestissimo deviendra audiovisuel, le guitariste et la danseuse se défieront comme peuvent le faire le chanteur et la danseuse de kathak en accélérant le tempo. Rocío Molina innove dans la percussion corporelle en jouant avec des perles sucrées multicolores enfilées dans des bracelets ou des colliers destinées à gâcher les dents des enfants, vendues dans les confiseries et les supermarchés. Le guitariste joue le machino et fait glisser des cintres un microphone à fil d’un modèle antique qui se stabilise au niveau de la bouche de la danseuse. Les éclats de caramel, amplifiés par la sono, font œuvre bruitiste, solo de percussion et de musique on ne peut plus concrète.

Par ailleurs, les mouvements chorégraphiques ne sont pas mal non plus. Rocío Molina reconduit les suites de danses qui servaient de transitions ou de morceaux de bravoure dans des ballets romantiques comme le Don Quichotte dans la version de Marius Petipa. Elle reprend à son compte les galas parisiens d’Antonia Mercé et les conférences d’André Levinson illustrées par ses danses au début des années vingt. Cette structure a sa logique propre, qui n’est pas narrative, mais qui alterne temps forts et temps morts. Ces derniers permettent à la bailaora de se changer ou de reprendre son souffle. Nombreux sont ses solos, distribués au cours des 90 minutes que dure le show. Des variations somme toute plus vives qu’elles n’ont jamais été.

Nicolas Villodre

Photos : Sandy Korzekwa / Théâtre de Nîmes


Rosario "La Tremendita" : "Tremenda. Principio y Origen"

Nîmes, Paloma, 14 janvier 2023

Conception et direction musicale : Rosario "La Tremendita"

Codirection musicale : Pablo Martín Jones

Chant, basse et guitare : Rosario "La Tremendita"

Guitare : Joselito Acedo et Dani de Morón

Batterie et musique électronique : Pablo Martín Jones

Clavier : David Sancho

Basse : Juanfe Pérez

Mi voz, / mi voz ahora irrumpe, / ahora rompe mi voz / el sol después de la noche, / que duela cuando hable / y que mate donde apunte, / roja mi letra de sangre.

Le concert de Rosario "La Tremendita" commence et s’achève sur cette letra, por taranta. C’est que, quels que soient les instruments mobilisés pour l’accompagner, sa voix, tour à tour rageuse, cathartique ou introspective, toujours intense jusque dans les mezza voce les plus ténus, ne laisse aucun répit à l’auditeur. Bref, une voix flamenca, mais utilisée façon Patti Smith comme une redoutable arme défensive, et parfois offensive : cf, les vers ci-dessus, suivis de "Bajo esos años de polvo / fui una planta dormida [...]"). Les textes mêlent des coplas traditionnelles et des extraits de poèmes signés Laurent Berger, Élise Cowen, Federico García Lorca et La Tremendita. Même les letras les plus originellement anodines sont ainsi implacablement détournées. Il suffit d’un dernier vers pour changer radicalement le sens du refrain de la colombiana de Niño de Marchena, dont elle ne reprend d’ailleurs pas la ligne mélodique : "Oye mi voz, / oye, mi voz, / oye mi voz / que ya no calla". Pour que nul n’en ignore, les couplets suivants résument l’essentiel de thématiques qui sont autant de fils conducteurs du programme :

— "Mi voz no te compromete, y es mi verso una navaja / para los necios, para los cerdos, / para la gente on disfraz. / Yo, tu sueño te lo quito, / si es mentira quedo atrás."

— "No nos miramos a la cara los amores virtuales, / los cuerpos ya no se tocan / y el llorar ya no nos sale./ Somos víctimas, verdugos, / tanto tienes tanto vales."

— "Y a los hombres de tu raza, yo no los quiero ni ver, / porque sangro de tristeza cuando juzgan a una mujer, / porque desfilan seguro, hombres sin alma y sin fe."

Remarquons que la taranta initiale était accompagnée par Joselito Acedo, non sur le mode flamenco sur Fa# mais sur le mode flamenco sur Si (por granaína), selon l’usage qui perdura jusqu’aux années 1930 de ne pas assigner une transposition immuable du mode flamenco à chaque palo — "Principio y Origen" : aussi "Tremenda" soit-elle, Rosario n’ignore rien et ne renie rien d’une évolution séculaire dont elle est l’héritière et qu’elle enrichit à son tour. C’est sans doute la raison pour laquelle l’une de ses sources d’inspiration les plus constantes est Enrique Morente, pour certaines inflexions mélodiques ("Concha dorada", tientos) ou certaines compositions ("Romería", bambera et fandango) parfois, mais surtout pour sa faculté à alterner les duos chant/guitare les plus canoniques et les arrangements les plus rock et/ou bruitistes, plus d’ailleurs dans les veines de "Morente-Lorca" et de "Guer-Irak" (respectivement) que dans celle d’ "Omega" — Sonic Youth, avec lequel Morente collabora sur scène, pourrait aussi être une référence.

Le dispositif scénique souligne sobrement ces deux aspects. Pour la première partie, une table placée côté jardin, en devant de scène, autour de laquelle sont regroupés Rosario "La Tremendita", Joselito Acedo et Dani de Morón (guitare), Pablo Martín Jones (cajón) et, pour les seules cantiñas, Juanfe Pérez (basse) ; pour la deuxième partie, un rideau noir derrière lequel apparaît en fond de scène le trio rock formé par David Sancho (clavier), Juanfe Pérez et Pablo Martín Jones (cette fois à la batterie) avec les spots, fumigènes, lumières stroboscopiques, etc. de rigueur. La Tremendita habite ces deux espaces comme il convient : d’abord assise, penchée sur la table pour exécuter des nudillos d’anthologie au plus près de ses musiciens ou tournée vers le public pendant les cantes ; ensuite debout, arpentant la scène, interpelant ses partenaires et les spectateurs, non sans finalement impliquer dans le groupe les deux guitaristes restés assis. Les couleurs de la table, des chaises et des costumes reprennent cette dualité : noir pour les musiciens "traditionnels", rouge pour les rockers.

L’une des grandes qualités de ce spectacle, qui n’en manque pas, est le rôle important dévolu aux instrumentistes qui, plus que d’être de simples accompagnateurs du chant, en sont des interlocuteurs. De styles très différents, les deux guitaristes sont parfaitement complémentaires et soigneusement choisis en fonction des cantes. Le style de Joselito Acedo — falsetas et harmonisations — de Joselito Acedo est souvent incisif et lapidaire (taranta, tientos, les cuplés por bulería "Abuelería"). Celui de Dani de Morón est plus volontiers lyrique et discursif (les bulerías "La niña de los lunares", bambera et fandango). En duo (les siguiriyas "Mi amante"), les deux s’entendent à merveille pour jouer sur ce contraste ou, au contraire "rematar" crescendo et notes contre notes, "a cuerda pela", leurs intermèdes. Au cajón, Pablo Marttín Jones se "limite" (si l’on ose l’écrire) avec tact à tenir un beat implacable sans fioritures ou excès de syncopes qui pourraient déstructurer l’ensemble. Outre le chant, La Tremendita apporte ça et là quelques discrets mais efficaces traits de basse, ou assure une partie de guitare rythmique. Dans cette première partie, une seule pièce faisait exception à cette formation en trio ou quatuor. Pour les alegrías et cantiñas, Juanfe Pérez remplaçait les six cordes de la guitare par les cinq cordes de sa basse. "Mientras duermes", avec précisément la collaboration de La Tremendita, est un extrait de son premier album ("Prohibido el toque" — Youkali, 2022), dont nous vous entretiendrons prochainement. Si la virtuosité du bassiste y est proprement hallucinante pour les falsetas, c’est plus encore l’intelligence mélodique et rythmique de ses contrechants sur les cantes qui nous a stupéfié. De ce point de vue, comme pour le chant, les cantiñas de Córdoba, modulation à la tonalité mineure homonyme comprise, sont un chef d’œuvre.

Les siguiriyas ont servi de transition avec la seconde partie du concert. Après deux cantes (El Viejo de La Isla et El Marrurro) en formation traditionnelle, un magnifique mano a mano des deux guitaristes donna le temps à La Tremendita de changer de look, et à Pablo Martín Jones de s’installer derrière sa batterie. Le cante conclusif (cabal del Fillo) fut donc soumis à un déferlement sonore qui enchaîna sans transition sur une petenera à la fois traditionnelle pour la letra popularisée par Pastora Pavon "Niña de los Peines" et totalement originale par son traitement, à commencer par son adaptation à une mesure à 5/4. Comme ce fut le cas à plusieurs reprises au cours de la soirée, la letra est sectionnée par un très long intermède instrumental : "Quisiera yo renegar / de este mundo por entero / volver de nuevo a habitar [...] / por ver si en un mundo nuevo / encontraba más verdad.". Le procédé réactive violemment le contenu subversif d’un texte que sa popularité avait tendance à rendre inoffensif, d’autant que la section instrumentale est franchement expressionniste, façon école de Canterbury : crescendo à grande échelle, ostinato hanté du clavier, duo de basses (riff à 5/4 + boucles ascendantes saturées savamment "out") et batterie d’enfer, dans tous les sens du terme. Avec la complicité de Dani de Morón (auteur d’une miraculeuse "réponse" en accords plaqués sur le deuxième cante), les soleares ("Serneta") furent soumises à un traitement similaire : orgue rampant-caverneux (The Modern Lovers ?) ; mesures irrégulières sous-jacentes à un compás marqué à dessein quasi militairement en frappes sèches sur un seul tom ; crescendo menaçant cette fois de submerger le "cante de cierre". Enfin, deux autres pièces s’avérèrent plus ludiques, sinon pour les textes, au moins pour la musique : basses et percussions funky pour la colombiana ("Oye mi voz", avec ritournelle acide-narquoise dans les aigus du clavier — (The Comateens ?) et la rumba ("Dime"), avec les deux guitaristes et un emprunt à Antonio Mairena ("Cómo reluce Triana") — ce qui tendrait à prouver que bulería et rumba ne sont pas incompatibles.

Le programme de ce concert est un condensé de deux albums de Rosario "La Tremendita" : "Tremenda" (2021), versant rock ; "Principio y Origen" (2022), versant traditionnel (plus ou moins...). On aura compris que le double CD qui regroupe enfin les mêmes cantes en deux versions est indispensable.

Claude Worms

Photos : Théâtre de Nîmes / Sandy Korzekwa


Sebastián Cruz & Alfredo Lagos

Nîmes, Musée de la Romanité, 15 janvier 2023

Chant : Sebastián Cruz

Guitare : Alfredo Lagos

Parmi les voies de ressourcement actuellement explorées par les artistes flamencos, le festival de Nîmes nous a offert, en deux concerts consécutifs, les deux extrêmes chronologiques : après l’électronique et le rock (Rosario "La Tremendita" et Tomás de Perrate, Paloma, samedi 14 janvier), la musique baroque selon le duo formé par Sebastián Cruz et Alfredo Lagos (concert acoustique, Musée de la Romanité, dimanche 15 janvier).

Nous devons déjà à cette dernière quelques belles réussites : Arcángel et l’ensemble Accademia del Piacere ("Las idas y las vueltas", Alqhai&Alqhai, 2012) ; Rocío Márquez avec Fahmi et Rami Alqhai et Agustín Diassera ("Diálogos de viejos y nuevos sones", Alqhai&Alqhai, 2018) ; Tomás de Perrate avec Raúl Refree, Paco de Amparo et Alfredo Lagos ("Tres golpes", El Volcán Música / Lovemonk, 2022). Sebastián Cruz nous confia être passionné de musique baroque française (il cita Monsieur de Sainte-Colombe et Marin Marais) et travaille actuellement à son prochain album dont le programme sera constitué de cantes originaux qui s’en inspirent. Le concert auquel nous avons assisté en était un avant-goût.

Cette déclaration avait de quoi surprendre, les deux compositeurs étant surtout renommés pour leur musique instrumentale, essentiellement pour viole(s) de gambe. Nous ne connaissons aucune composition vocale de Sainte-Colombe, et seulement quatre œuvres lyriques de Marin Marais — pas d’airs de cour, de motets, d’oratorios, etc. De fait, la première pièce du programme nous amena à rectifier sensiblement les références chronologiques du duo. Les trois cantes "abandolaos" qui la constituent appliquent à des letras traditionnelles des modèles mélodiques, de création originale ou non, auxquels elles ne sont pas habituellement assignées : "Se me aparecio la muerte…" (malagueña del Gayarrito ou d’Antonio Chacón) ; "A mi me pueden mandar…" (caña) ; "A buscar la flor que amaba…" (malagueña corta del Mellizo). Sebastían Cruz chanta la copla de la caña sur le modèle mélodique de la jabera. Le rapprochement avec un récit de Serafín Estébanez Calderón "El Solitario", publié en 1846, ne saurait être fortuit : "C’était une malagueña dans le style de La Jabera [...]. Tous ceux qui avaient écouté La Jabera la louèrent, assurant que ce qu’avait chanté la jeune gitane n’était pas la malagueña de cette célèbre chanteuse, mais quelque chose de nouveau, avec une intonation différente, une désinence distincte et de plus grande difficulté, qui, selon le nom de celle qui la chantait avec un tel talent, aurait pu être nommé la "Dolora". La copla commençait par une attaque à la malaguène très vive de grand style, ralentissait ensuite pour enchaîner sur les désinences du polo Tobalo, avec beaucoup de profondeur et de puissance de poitrine et terminer par une autre montée vers l’intonation du début." (in Escenas andaluzas, "Asamblea General de los Caballeros y Damas de Triana y toma de hábito en la órden de cierta rubia bailadora" — traduction de l’auteur de cet article). Plutôt que d’une adaptation du langage musical baroque au cante, la suite du récital confirma qu’il s’agissait d’une tentative de reconstitution flamenca du répertoire des chansons "dans le style andalou" du XIXe siècle, désignées couramment comme "pré" ou "proto-flamencas". Les nombreuses références textuelles et musicales plus ou moins subliminales n’étant pas forcément de notoriété aficionada publique, elles auraient gagné à être explicitées dans le livret d’un programme détaillé qui faisait cruellement défaut.

Incontestablement, la voix de Sebastián Cruz est adéquate à son projet, du moins tel que nous avons cru devoir en modifier. les limites chronologiques. Timbre clair, large ambitus, longueur de souffle appréciable et exécution parfaitement juste de sauts d’intervalle souvent périlleux : de quoi faire revivre les voix des "ténors flamencos" de la seconde moitié du XIXe siècle, voire ce que l’on peut déduire avoir été celle de Manuel García (Séville,1775 - Paris,1832) d’après ses compositions — à commencer par le désormais célèbre "Polo del contrabandista", qui n’a d’ailleurs rien à voir avec les deux polos flamencos que nous connaissons actuellement. Les pièces du programme s’inspirent de ce style vocal propre au répertoire lyrique espagnol de l’époque (tonadillas escénicas, zarzuelas, etc.) appliqué à divers palos (taranta, soleá, fandango, milonga, tanguillo, bulería). L’objectif est donc de composer des mélodies "à la manière de". Or, n’est pas Manuel García, Eduardo Ocón, Jesús de Monasterio, Tomás Bretón, Ruperto Chapí, Antonio Chacón, Niño de Marchena, Enrique Morente, etc. qui veut. En tant que compositeur, Sebastián Cruz semble limité à quelques stéréotypes que nous avons retrouvés plus ou moins répétés à l’identique quel que soit le palo, moyennant quelques transpositions et adaptations à tel ou tel compás. Cette tendance à l’uniformité est accentuée par la volonté de reproduire ce que l’on suppose avoir été les airs à danser "pré-flamencos" d’après les sources écrites disponibles concernant les jaleos, seguidillas et autres variétés ternaires (avec ou sans hémioles) et les dérivés binaires de la habanera (tangos "americanos" ou "de negros", puis "gitanos", etc.) dont un seul exemplaire nous fut proposé (milonga, vidalita ?).

Les pièces étaient donc presque uniformément ternaires, y compris les tanguillos, à 3/8 sans les superpositions ternaires/binaires pourtant caractéristiques du palo dès le XIXe siècle (cf. Faustino Nuñez) — à tel point qu’Alfredo Lagos joua en introduction et en intermède une sorte de valse vénézuélienne. Seules les soleares étaient effectivement construites sur leur compás actuel. Mais, le compás étant juste une règle abstraite permettant de faire de la musique en groupe, encore faut-il le faire vivre. La mise en place de Sebastián Cruz est effectivement impeccable, ce qui n’étonnera pas de la part d’un spécialiste du cante "pa’tras" (une noble discipline qu’il convient de ne pas sous-estimer), mais ses phrasés sont singulièrement lisses et dépourvus des accentuations et des nuances dynamiques indispensables. L’un des textes choisis pour ces soleares était un poème de Lope de Veaga ("A mis soledades voy, de mis soledades vengo…") qui avait déjà inspiré à José Menese une merveilleuse adaptation por soleá, d’autant plus réussie qu’il n’avait justement pas cru devoir composer une musique ad hoc et s’était "contenté" de modèles mélodiques traditionnels, en l’occurrence du répertoire d’Alcalá (album de même titre, avec Laura Vital, Enrique de Melchor et Eduardo Rebollar — BOA Records, 2005).

Pour respecter la forme chanson, Sebastián Cruz, en lieu et place de suites de cantes mélodiquement tous différents, adopte volontiers la succession de couplets (éventuellement assortis de refrains) ne différant que par leurs textes. L’occasion était pourtant belle d’adopter la forme de l’aria da capo (baroque pour le coup), A / B / A’. Encore faut-il savoir moduler pour la section B, et disposer d’une dextérité ornementale (mélismes) suffisante pour la reprise A’… Une autre option pertinente aurait été de composer un programme avec des "airs andalous" de compositeurs du XIXe siècle (la catalogue est immense) pour l’interprétation et l’adaptation desquels Sebastián Cruz a toutes les qualités vocales requises.

Sans doute également pour restituer les usages du XIXe siècle, les accompagnements de guitare étaient uniformément "corridos", c’est-à-dire en flux rythmique continu, sans silences — en rasgueados ou, plus souvent, en arpèges. Comme l’on pouvait s’y attendre, Alfredo Lagos s’acquitta de son cahier des charges en grand professionnel, et, heureusement, nous gratifia de longues et belles introductions. Mais à l’impossible nul n’est tenu : jouer "corrido" sur des grilles harmoniques interchangeables et des rythmes presque identiques, en prenant garde à rester discret pour ne pas couvrir le chant, implique inévitablement des redites qui n’arrangent en rien la monotonie du concert. Paradoxalement et contrairement à son partenaire, il lui apporte effectivement quelques touches "baroques" par l’usage de l’hémiole et de quelques formules harmoniques types pour les cadences conclusives.

Malgré l’engagement indéniable des deux musiciens, on aura compris que nous n’avons guère été convaincu par ce récital, qui est resté dans les limites de l’agréable divertissement — "salonnard" aurait-on écrit à son époque de référence, ce qui après tout n’est pas indigne. Prenons-le comme la première ébauche d’un projet qui par ailleurs ne manque pas d’intérêt, et attendons la suite.

Claude Worms

Photos : Théâtre de Nîmes / Sandy Korzekwa.
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René Robert, Nîmes, 2019

Quelques réflexions pour un bilan

Du fait des contraintes de notre agenda, ou parce que nous en avions déjà rendu compte, nous n’avons pas assisté aux spectacles et concerts d’Ana Morales, David Coria, Israel Galván & Niño de Elche, Yinka Esi Graves, Alfonso Losa et Rafael Riqueni. Aussi ce bilan est-il partiel, mais non partial (du moins nous l’espérons). Depuis quelques années, logiquement s’agissant d’une "scène conventionnée d’intérêt national — art et création — danse contemporaine", le Théâtre de Nîmes présente des programmations qui entendent rendre compte de la création flamenca contemporaine. Nous souscrivons sans réserve à cet objectif, d’autant que nous pensons ne pas trop pécher par manque de curiosité ou étroitesse d’esprit et prenons un plaisir égal, quoique différent, à voir danser Carmen Ledesma et Rocío Molina ou à écouter chanter Juana "la del Pipa" et Rosario "la Tremendita". Encore faut-il qu’il y ait quelque chose de cohérent à voir et à écouter tout au long de la durée d’un spectacle, ou au moins pour sa majeure partie.

Or, le contenu (prétexte parfois) conceptuel d’une œuvre ne garantit en rien sa qualité, qui est affaire de construction et de technique, préalables à partir desquels peut, ou non, s’épanouir la singularité instantanée d’une interprétation. En matière de danse flamenca, la tendance est à la performance et au "work in progress". La performance, pour ne pas sombrer dans l’à-peu-près ou le "a ver lo que sale", suppose une longue expérience de la scène et une solide maîtrise technique. De même, le "work in progess" n’est légitime que si chaque état de l’œuvre constitue une pièce déjà homogène ou, à défaut, implique qu’il soit possible d’en suivre l’évolution, ce qui est rarement le cas du spectateur ou même du critique "de a pie". Faute de quoi, dans les cas extrêmes, ces deux concepts dissimulent plus ou moins habilement des puzzles inconsistants à base des recettes du moment — actuellement, gesticulations ou rampements au sol, errances déambulatoires interminables sur le plateau, changements de costume à vue dont on peine à saisir la nécessité dramaturgique et autres parodies ou "déconstructions" des processions de la Semaine Sainte. Un spécimen mémorable, "Envioletá" nous en a été présenté à l’Odéon, il est vrai sans la procession à laquelle nous avons eu droit le lendemain avec "Toná", un travail sur la fonction transgressive et cathartique de la "fiesta de verdiales" qui met en danse et en musique la souffrance du corps, la vieillesse et la mort soigneusement dissimulées dans nos sociétés occidentales contemporaines — c’est du moins ce que nous avons cru comprendre, le programme annonçant pour sa part : "Danse puissante, chants captivants et primitifs du flamenco, un plateau exclusivement féminin pour une expérience mystique et lumineuse." ( ? !) Comme son titre l’indique, "Envioletá" est supposément un hommage à l’auteur-compositeur-interprète chilienne Violeta Parra. En fait, une méticuleuse mise en lambeaux chorégraphiques, vocaux et guitaristiques de chansons qui comptent toutes parmi les joyaux du répertoire folk latino-américain. Elle tourne en effet à l’iconoclastie, mais involontaire, avec une version réduite à des bribes, méconnaissables, laides et interminables, d’ "El gavilán" — seule celle de "¿ Qué he sacado con quererte ?" était digne, parce que simplement fidèle à l’original. Ajoutons que la pièce commet l’exploit d’ignorer à peu près totalement les contextes politique et social de l’œuvre de Violeta Parra. Heureusement, de tels spectacles furent de rares exceptions dans la programmation. Il conviendrait cependant de penser au public, qui paye ses places. Remarque "bourgeoise" certes, mais assister à un spectacle, en couple ou en famille, suppose pour beaucoup de spectateurs une amputation conséquente du budget mensuel et un acte de confiance en la probité et le professionnalisme des artistes, qu’il serait bon de respecter.

Nos dernières remarques porteront sur les notions de création et de contemporanéité dans le flamenco. D’une part, et singulièrement pour le cante, toute performance flamenca comporte une part de création instantanée, que le cantaor ou la cantaora se réfère explicitement à un répertoire dûment nomenclaturé par la tradition ou interprète des compositions originales. D’autre part, le flamenco possède l’heureuse faculté de conserver et juxtaposer diverses strates de son histoire, de génération en génération. Cette simple évidence renvoie dos à dos les "puristes" intransigeants et les "avant-gardistes" à tous crins. Les premiers arrêtent arbitrairement l’horloge flamenca à la date qui leur convient, variable selon leurs goûts et appétences, rarement explicités et encore moins argumentés. Les seconds oublient les déclarations systématiques des jeunes artistes, aussi rebelles soient-ils, qui tous entendent "créer depuis les racines". Il s’agit certes d’une profession de foi convenue, mais pas seulement : à l’occasion, toutes et tous pratiquent spontanément leur art selon les règles anciennes les plus canoniques sans aucune visée "revivaliste". Aussi pensons-nous, pour prendre à dessein un exemple absurdement polémique, qu’Inès Bacán et Rosalía sont aussi créatives et contemporaines l’une que l’autre.

C’est bien ce que démontrent les photographies de René Robert, auquel le festival a dédié cette édition. Il lui a été rendu hommage par une exposition et une belle et émouvante conférence de Corinne Savy ("René Robert, portraitiste de l’intime, du sensible et du sonore"). De Manolo Marín à Israel Galván, son œuvre donne à voir et à entendre des instantanés d’émotion flamenca fondamentalement identiques de génération en génération, à condition de savoir y pénétrer sans a priori. On pouvait tirer le même enseignement des expositions de Claudia Ruiz Caro et de Sandy Korzekwa — respectivement, "La luz con el tiempo dentro" au Carré d’Art et "Voyage flamenco" à l’Office du Tourisme

Pour être pleinement "contemporaine", la programmation pourrait donc être un peu rééquilibrée avec des concerts et spectacles étiquetés "traditionnels", où pourraient d’ailleurs trouver leur place des artistes locaux. Cependant, répétons que presque tous ceux auxquels nous avons assisté cette année étaient, une fois de plus, de grande qualité (cf. nos comptes-rendus).

NB : fort heureusement, ce qui n’évolue ni ne change, c’est l’accueil chaleureux et attentionné de toute l’équipe du festival. ¡ Muchas gracias otra vez !

Claude Worms

Photo : Sandy Korzekwa





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