XXIXe Festival Flamenco de Jerez — du 21 février au 8 mars 2025

samedi 1er mars 2025 par Claude Worms

Luisa Palicio & Compañía : "El penúltimo cuplé" / Eduardo Guerrero : "El manto y su ojo" / José Mijita : "Al sur de la libertad" / Manuel Liñán & Compañía : "Muerta de amor" / Jesús Méndez : "Quiero cantArte" / María José Franco & Compañía : "Tararamía"

Luisa Palicio Compañía : "El penúltimo cuplé"

Jerez, Sala Compañía, 3 mars 2025

Direction artistique : Claudio Columé

Scénario : Daniel Blanco Parra

Composition et adaptations musicales : Jesús Rodríguez

Chorégraphie : Luisa Palicio

Consuelo Portella Audet, "La Chelito" : Luisa Palicio

Consuelo Vello Cano, "La Fornarina" : Coral Moreno

Francisca Romana Marqués López, "Raquel Meller" : Ana Oropesa

Amalia Molina Pérez, "Amalia Molina" : Inma "la Carbonera"

Antonia Cachavera y Aguado, "La Cachavera" : Ángeles Rusó

Guitare : Jesús Rodríguez

Percussions : David Chupete

Photographie et graphisme : Javier Caró

Lumières : Antonio Valiente

Son : Rafael Pipió

Costumes : Luisa Palicio et José María Tarriño

Châles : collection Manuel Lombo

Chapeaux : Vivas Carrión

I] Cuplés et cupletistas

Nos lectrices et lecteurs n’étant pas forcément familiers du cuplé, commençons par quelques informations utiles à la compréhension de ce spectacle. Il s’agit d’un genre de chansons exclusivement féminin qui prospéra de la deuxième moitié des années 1910 à la fin des années 1920 pendant la mode des "variétés" (ou variedades) importées de France, comme leur nom l’indique. Représentés dans les cabarets et les théâtres, ils mêlaient numéros de chant, de danse, de cirque, de prestidigitation, de transformisme, etc. dont les cuplés étaient les plus attendus. Les chansons légères étant depuis longtemps désignées comme "genero chico", les critiques inventèrent pour les stigmatiser une étiquette plus péjorative encore, "genero mínimo" et y ajoutèrent un néologisme pour vilipender les artistes qui s’y adonnaient, les "sicalípticas" (de "sicalipsis"). Il semble que Félix Limendoux (Málaga, 1870 – Madrid, 1908), ait été l’inventeur, ou du moins le principal propagateur, de ce terme. Il l’utilise au moins deux fois en 1902, pour la promotion du bimensuel "Portfolio al desnudo" de l’éditeur barcelonais Ramón Sopena puis pour celle de sa propre revue, "Las Mujeres Galantes". On peut lire dans le cahier n°1 : "Vaya usted a oír cantar el ‘tango de los lunares’ a una tiple que excede en picardía y en atención a la letra de este número y que acompaña a la música con movimientos lascivos sin que llegue, sin embargo, a lo indecente, y convendrá usted conmigo en que aquella artista le entusiasma por lo que tiene de... SICALÍPTICO." — cité par Gloria G. Durán : Sicalípticas. El gran libro del cuplé y la sicalipsis, Madrid, Editorial La Felguera, 2021. Son étymologie reste incertaine mais, selon la thèse la plus répandue, il s’agirait de l’association de deux racines grecques. Dans l’édition de 1966 de son "Diccionario de uso del español", María Moliner le définit ainsi (merci à Maguy Naïmi) : "Palabra al parecer creada para anunciar una obra pornográfica pensando en las griegas : ‘sycon’, vulva y ‘aleiptikós’, excitante ; ver ‘higo sico’. Se usó sin conocer exactamente su significación literal hace treinta o cuarenta años ; ahora es desusada. ‘Escabroso’. Sexualmente malicioso." Pour "sicalipsis", l’auteur ajoute "malicia o picardía sexual."

Il faut dire que ces dames jouaient volontiers de leurs charmes, chantaient des textes ouvertement érotiques ou au moins à double-sens et joignaient complaisamment le geste (costumes et danses compris) à la parole. Un exemple : l’un des hits de l’époque, "La pulga", mettait en scène une femme cherchant une puce dans ses vêtements, dont elle ne manquait donc pas de se défaire avec application. Les titres des spectacles ou des chansons étaient sans équivoque : "Hay gente debajo de la cama", "La noche de novios", "La Arabia feliz", "La vaselina", "Enseñanza libre", " El corsé de Venus", "Miss Full", "La diosa del placer", etc. Les cupletistas se comptaient par centaines, l’une chassant l’autre en haut de l’affiche dans une surenchère permanente, et n’en étaient pas moins ce que nous nommerions aujourd’hui des meneuses de revue, chanteuses, danseuses et "diseuses" aguerries. Leurs répertoires montrent une large et rapide ouverture à l’actualité musicale étrangère, notamment venue des États-Unis et de France. C’est ainsi que "El último cuplé" (La Fornarina — 1914) ou "Palafox 22" (La Chelito, 1915) relèvent plus de Tin Pan Alley et de Broadway que de la Gran Vía madrilène. De même, "El Sanjuanjo" (La Chelito — ?) présente une ressemblance frappante avec "Dans la vie faut pas s’en faire", de l’opérette "Dédé" (Henry Christiné et Albert Willemetz — 1921).

Explicitement ou non, toutes assumaient une rupture provocatrice avec la morale et les "bonnes mœurs", par leur répertoire et leur statut de femmes économiquement indépendantes — certaines s’affirmèrent ouvertement (et courageusement) comme féministes. A de rares exceptions près, elles menèrent des carrières similaires, ce métier étant pour elles l’une des rares possibilités d’échapper à la pauvreté de leurs familles : débuts fulgurants à Madrid et Barcelone suivis de tournées nationales et internationales pour les plus renommées (Mexique, Cuba, États-Unis et Europe, France notamment) ; avec le déclin rapide du cuplé au cours des années 1930, oubli, déchéance et souvent misère pour les moins avisées.

Malgré leurs personnalités bien affirmées, on peut classer sommairement les cupletistas en deux catégories, incarnées par les cinq personnages d’ "El penúltimo cuplé". Bien que chanteuses et danseuses estimables, les plus nombreuses misèrent surtout sur le scandale et la provocation, façon Mae West : La Chelito, La Fornarina et La Cachavera. Une minorité abandonna rapidement cette veine, indispensable pour se faire un nom, et construisirent des carrières plus durables sur la qualité musicale, chorégraphique et/ou scénographique de leurs spectacles : Amalia Molina et Raquel Meller.

Bien que de bonne famille, éduquée au collège des Ursulines de Madrid, Antonia Cachavera y Aguado "La Cachavera" (Madrid, 1883 - ?) fut incontestablement la plus sulfureuse. Sa biographie artistique est une longue litanie de procès qu’elle intenta contre les directeurs de théâtre, de spectacles interdits, de gardes à vue et même de quelques passages en prison pour atteinte aux bonnes mœurs ou pornographie. Comme toutes les futures maîtresses de maison de la bonne bourgeoisie, elle a reçu dans son enfance des leçons de déclamation, de danse, de chant et de piano — le compositeur Francisco Barbieri est un ami de la famille. Il lui en resta sans doute quelques talents puisqu’elle est d’abord considérée comme une tiple lyrique et non comme une cupletista. Mais elle rompt très jeune avec sa famille pour "devenir artiste", ce dont on ne saurait la blâmer en considérant de ce qui l’attendait si elle s’était montrée plus sage. Pour résumer ses titres à la célébrité, il suffira de savoir qu’elle fut surtout renommée pour ses interprétations torrides de la matchiche, de récente importation brésilienne, qu’elle dansait en duo indifféremment avec des partenaires de l’un ou l’autre sexe — ses rivales ne manquèrent pas de l’imiter.

Née à Madrid en 1884, Consuelo Vello Cano "La Fornarina" connut une carrière météorique (une quinzaine d’années) interrompue par sa mort prématurée en 1915). Après avoir triomphé à Madrid, elle est engagée à Paris en 1907 au Théâtre Apollo où elle rencontre Quinito Valverde qui compose pour elle, entre autres, "Clavelitos" (l’un de ses grands succès) et fait une tournée européenne jusqu’en 1919 qui la mène à Londres (Alhambra Theater), à nouveau à Paris (Olympia), à Monte Carlo (Palais Soleil) et même jusqu’à Saint-Pétersbourg. Un an avant sa mort, elle enregistre le bien nommé "El último cuplé".

Consuelo Portella Audet "La Chelito" (Cuba, 1885 – Madrid, 1959) fut l’une des têtes d’affiche du cuplé érotique, et la plus fortunée, dans tous les sens du terme. Restée veuve et sans ressources, sa mère décide d’exploiter la beauté — et le talent tout de même... — de ses deux filles (sa sœur fut connue comme "La Divoleta") dont elle mène la carrière d’une main de fer. Devenue "La bella Chelito" dès 1905, elle se produit dans toute l’Espagne puis au Mexique et à Cuba (on y baptisera de son nom des cigares, des allumettes et même des cravates "Chelito") et compte parmi ses admirateurs déclarés des sommités des lettres espagnoles tels Ramón Gómez de la Serna, Ramiro de Maeztu y José Martínez Ruiz "Azorín". En 1919, elle gagne à la loterie la somme, colossale à l’époque, de 155000 pesetas. Bien que continuant à exercer son métier pendant quelques années, elle investit dans l’achat de plusieurs cabarets madrilènes (El Chantecler en 1919, El Dorado en 1922, Teatro Muñoz Seca en 1930) et se reconvertit en impresario et en gestionnaire des appartements qu’elle acquière dans le nouveau quartier de Ciudad Lineal (une opportunité que saisirent aussi Raquel Meller et Miguel Fleta).

Francisca Romana Marqués López "Raquel Meller" (Tarazona, province de Zaragoza, 1888 – Barcelona, 1962) se tourne rapidement vers un répertoire plus dramatique qu’elle chante avec une sobriété, une distinction et un art de la diction qui la rapprochent de Lys Gautys (cf. "Le chaland qui passe" — 1933 — repris l’année suivante pour l’ "Atalante", le chef d’œuvre de Jean Vigo). Deux de ses grands succès composés par José Padilla en témoignent éloquemment : "El relicario" et plus encore "La violetera", utilisé par Charlie Chaplin dans "Citi Lights" (1931). Elle tourne un premier film en Espagne en 1919 ("Los arlequines de seda y oro", dirigé par Ricardo de Baños) et est engagée à l’Olympia de Paris la même année. Dès lors, elle tourne abondamment pour des cinéastes français, d’abord Henry Roussel ("Les opprimés" et "Violettes impériales" — 1924 ; "La terre promise" — 1925) puis Marcel Silver ("La ronde de nuit" — 1925) et Jacques Feyder ("Carmen", 1926). Le tournage de ce dernier en décors naturels à Ronda, Sevilla, Córdoba et Algeciras ayant été interrompu en 1925 par des intempéries, le producteur en profita pour commander à Marcel Silver, assistant de Feyder, un moyen-métrage filmé à Ronda autour d’une chanson de Raquel Meller, " Nocturne (chanson triste)". Raquel Meller fut donc au cours des années 1920 - 1930 une star française. C’est sans doute pour cette raison qu’elle enregistra en 1936 une "canción-java ", "Bajo los puentes del Sena".

Par son style vocal, Amalia Molina Pérez "Amalia Molina" (Sevilla, 1885 – Barcelona, 1956) est sans doute avec Pastora Imperio la plus "flamenca" des grandes cupletistas. Elle le doit à son enfance dans le quartier sévillan de La Macarena et aux cours de danse bolera que lui ont donnés deux maîtres du genre, Ángel Pericet et le Maestro Otero. Même si elle adopte brièvement le cuplé grivois à son arrivée à Madrid en 1904, elle cherche très vite à se démarquer de ses rivales par un répertoire exclusif qu’elle commande à des compositeurs experts en la matière et qu’elle enrichit constamment par des cantes proprement dits (orchestrés) et par des stylisations de chants et danses folkloriques espagnols (Galice, Pays basque, Aragon, Valence, etc.) ou latino-américains (Cuba, Mexique et Chili). Le succès venu, elle en investit les bénéfices dans la production indépendante de spectacles conçus comme des successions cohérentes de tableaux liés entre eux par des intermèdes orchestraux, incluant pour chaque chanson les costumes et les fonds de scène adéquats.

NB : pour en savoir plus, lire et écouter sur notre site :

Flamencas por derecho (9) : Amalia Molina

Carmen Flores : cupletista... mais n’en pense pas moins

II] Le spectacle

Après le "musical flamenco" (cf. "Muerta de amor" de Manuel Liñán), le théâtre flamenco. Après "El ultimo cuplé", "El penúltimo cuplé". Le film de Juan de Orduña (1957 — le titre reprend celui d’une chanson enregistrée par La Fornarina en 1914), l’un des grands succès populaires du cinéma espagnol, mettait en scène une cupletista au crépuscule de sa carrière, incarnée par Sara Montiel. C’était aussi l’occasion de faire un bilan musical d’un répertoire qui semblait en voie de disparition, avec des tubes comme "El relicario", "Clavelitos", "Fumando espero" ou "La machiche". "Avant-dernier" cette fois, ce qui laisse entendre que trois-quarts de siècle plus tard, le cuplé n’a toujours pas dit son dernier mot quant à ses contenus subversifs, même si leur mise en forme musicale a évidemment beaucoup changé : d’abord Martirio, puis Glòria Ribera, La Zowie, Bad Gyal, etc.

"El penúltimo cuplé" nous invite dans les loges d’un théâtre ou d’un cabaret, lieu d’une rencontre au sommet entre cinq stars du genre qui présentent un spectacle en forme de hit-parade de leurs principaux succès : La Chelito (Luisa Palicio), La Fornarina (Coral Moreno), Raquel Meller (Ana Oropesa), Amalia Molina (Inma "la Carbonera") et La Cachavera (Ángeles Rusó). Malgré l’exigüité du plateau de la Sala Compañía, les lumières d’Antonio Valiente parviennent à découper l’espace en deux plans distincts : éclairage tamisé à l’arrière pour les loges, spots à l’avant pour la scène du cabaret où a lieu la représentation. Les artistes vont et viennent entre les deux, selon qu’elles échangent des souvenirs de leur carrière ou qu’elles les chantent et les dansent pour notre plus grand plaisir. C’est surtout le porte-manteau et sa garde-robe multicolore qui font office de point de ralliement, avec bien sûr un miroir et une coiffeuse. Donc, incessants changements de costumes (Luisa Palicio et José María Tarriño), bijoux clinquants, échanges de chapeaux exubérants et de châles précieux, etc. : on sait que les cupletistas ne lésinaient pas quant à leurs tenues de scènes, par lesquelles elles attiraient le public et faisaient parade de leur réussite financière, et qu’elles n’hésitaient pas à les commander aux plus grands stylistes parisiens. De ce point de vue, chaque tableau est une réussite visuelle incontestable, comme il convient pour une revue de "variétés".

Chaque scène est mise en situation par des monologues et dialogues introductifs qui reprennent, entre comique et tragique, les thèmes que nous avons évoqués ci-dessus. Nos n’y reviendrons donc pas, sauf à souligner que le scénario de Daniel Blanco Parra joue efficacement de la tension progressive du propos : impératifs de la mode ; problèmes d’argent — la misère à laquelle on essaye d’échapper coûte que coûte et dans laquelle on craint de retomber ("Hoy aquí, mañana en la calle.") ; heurs et malheurs du métier ; défilé des admirateurs de l’intelligentsia intellectuelle et artistique, qui ne manquent pas de se dérober lâchement dès qu’ il s’agit de protéger leurs "muses" de la censure, des amendes ou de la prison ; extraits d’articles insultants ; enfin, proclamations féministes et révolutionnaires.

Pour incarner les cinq personnages, on comprendra qu’il est impératif d’être à la fois actrice, chanteuse et danseuse. C’est le cas ici, chaque artiste ayant été choisie pour incarner telle ou telle cupletista en fonction de sa personnalité et de son ou ses points forts — par exemple, Inma "la Carbonera", pour la plus Amalia Molina, la plus "cantaora" des cinq ; ou encore Luisa Palicio pour La Chelito , la plus "bailarina". Quelle que soit la discipline requise, toutes sont suffisamment à l’aise pour animer des scènes de comédie, participer à des chorégraphies de groupe ou danser en solo (avec accompagnement de castagnettes au besoin), et chanter quelques cuplés emblématiques, parmi lesquels les inévitables "Pulga", "Polichinela" et "Machiche".

Cette machiche conclut la première suite, constituée également d’un jaleo et d’un garrotín — les cupletistas étaient particulièrement renommées pour leurs interprétations torrides. L’un des écueils du spectacle, du moins pour sa programmation dans un festival de flamenco, est que leur répertoire n’était que marginalement "flamenco", du moins dans le sens où nous entendons ce terme actuellement. Cette difficulté explique sans doute que l’un des tableaux rende hommage à Pastora Imperio, donc à une cupletista qui n’est pas représentée sur scène. Il permet à Luisa Palicio de danser magnifiquement por alegría dans les règles de l’art de l’ "escuela sevillana", qu’elle possède parfaitement et dont elle est l’une des plus brillantes spécialistes actuelles : démonstration de bata de cola donc, comme un peu plus tard de mantón por bulería (cf. les photographies). Logiquement, le premier cante était en l’occurrence la cantiña de La Mejorana, la mère de Pastora Imperio ("Toma este puñal dorado...").

Une autre difficulté consistait à remplacer les orchestrations des enregistrements originaux par des arrangements pour duo de guitare (Jesús Rodríguez) et percussions (David "Chupete"). Les deux musiciens ont impeccablement relevé le défi. Du premier, nous avons particulièrement apprécié l’harmonisation délicate de "La violetera", pour une interprétation vocale d’une sobre distinction conforme au style de Raquel Meller. Le second a mené les numéros les plus frénétiques à un train d’enfer, seul ou en duo comme pour les bulerías finales, sur un riff notes contre notes. Les bulerías ne sont d’ailleurs pas vraiment "d’époque" mais, puisque les cupletistas n’ont pas dit leur dernier mot... : "¡ Independencia ! ¡ Seguimons luchando ! ¡ Feminismo !"

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez

Galerie sonore :

La Chelito : "Debajo de la cama hay gente" (1912)

La Chelito : "Debajo de la cama hay gente"

La Chelito : "El Sanjuanjo" ( ? )

La Chelito : "El Sanjuanjo"

La Chelito : "Palafox 22" (1915)

La Chelito : "Palafox 22"
Consuelo Portella La Bella Chelito

Raquel Meller : "El relicario" (1922)

Raquel Meller : "El Relicario"

Raquel Meller : "La violetera" (1926)

Raquel Meller "la Violetera"

Raquel Meller : "Bajo los puentes del Sena" (1936)

Raquel Meller : "Bajo los puentes del Sena"
Raquel Meller/Bajo los puentes del Sena (2023)

La Fornarina : "Clavelitos" (1912)

La Fornarina : "Clavelitos"
Clavelitos

La Fornarina : "La machicha" (1912)

La Fornarina : "La machicha"

La Fornarina : "El Polichinela" (1913)

La Fornarina : "El Polichinela"
La Fornarina

La Fornarina : "El último cuplé" (1914)

La Fornarina : "El ultimo cuplé"

Eduardo Guerrero : "El manto y su ojo"

Jerez, Teatro Villamarta — 2 mars 2025

Idée originale : Rolando San Maron et Eduardo Guerrero

Direction : Rolando San Maron

Chorégraphie : Eduardo Guerrero

Composition : Luis de Perikin et Pino Losada

Danse : Eduardo Guerrero

Chant : Anabel Rivera, Felipa del Moreno, Julia Acosta, Pilar Sierra, Rosario Heredia et Samara Montañez

Guitare : Pino Losada

Espace sonore : Bruno González

Costumes : Paloma de Alba et CRIN Escénica

Lumières : Rafael Gómez

Son : Félix Vázquez

Commençons prudemment par décrypter le titre du spectacle, "El manto y su ojo". Il s’agit d’une longue et informe chasuble noire à capuchon masquant entièrement le visage, à l’exception de l’œil gauche. Remontant au XVIe ou au XVIIe siècle, cette tenue demeura longtemps le costume traditionnel des "cobijadas" de Vejer de la Frontera — des femmes dont il protégeait la "vertu" ou l’anonymat, on ne sait. Ce sont elles en tout cas qui peuplent, hantent, surveillent, etc. les nuits et les insomnies cauchemardesques d’Eduardo Guerrero. Elles aussi qui en assurent impeccablement les parties vocales, chants folkloriques ou cantes, en soliste ou en chœurs polyphoniques : Anabel Rivera, Felipa del Moreno, Julia Acosta, Pilar Sierra, Rosario Heredia et Samara Montañez. Les premiers tableaux sont d’ailleurs de structure vocale symétrique : chœur / soliste / chœur.

Le livret nous informe qu’ "Eduardo Guerrero se réveille un matin avec la sensation d’avoir vécu un cauchemar absurde : il a rêvé que la nuit avait cessé d’exister." De fait, deux spots éclairent la salle d’une lumière blanche aveuglante pendant le lever de rideau ; après quoi la rampe horizontale des projecteurs s’élève lentement vers les cintres sur un fond musical électro (vrombissements, ondes sinusoïdales, etc. très à la mode ces derniers temps) qui sera repris pour chaque transition entre les sept tableaux dont les titres sibyllins apparaissent fugitivement en fond de scène de "La itemperie" à "El asombro del mundo", en passant par "El tacto de las cobijadas", "La herida de la vida" et "El roce de la muerte". Ils ne nous aident en rien à comprendre ce que nous voyons et entendons. Rien de plus normal : un rêve ne se comprend pas, il peut à la rigueur s’interpréter de multiples manières... comme toutes les scènes de ce spectacle.

Avec "(La intemperie", nous faisons longuement connaissance avec deux des principaux protagonistes de "El manto y su ojo", au demeurant aussi magnifiques qu’originaux : les lumières (Rafael Gómez) et le découpage vertical de l’espace scénique en plusieurs plans superposés. Seul en scène, Eduardo Guerrero semble vouloir s’extraire du sommeil, ou échapper à un rêve obsédant. Entre mime, expression corporelle et danse contemporaine, nous le voyons tenter de se lever et échouer à plusieurs reprises, puis se redresser enfin, jambes flageolantes. Entre violent éblouissement et totale obscurité, des flashs subliminaux font fugacement apparaître le guitariste (Pino Losada) puis le chœur des dames en noir — rêves prémonitoires ? Ces dernières finissent par s’imposer, guidant ou tourmentant, on ne sait, un Eduardo Guerrero vêtu d’une sorte de pagne blanc. Sur une chorégraphie très réussie bien que fort peu "flamenca", cette première scène s’achève sur de belles images de groupe christiques, dont une pietà. L’irruption d’un smartphone utilisé pour un selfie, puis celle d’un ballon en baudruche rouge qui s’envole nonchalamment, viennent cependant désamorcer ce qui aurait pu apparaître comme un préambule mystique. Le spectacle juxtapose ou superpose ainsi constamment images oniriques et détails platement prosaïques, coq-à-l’âne en équilibre instable sur la limite incertaine entre rêve et réalité.

La conception de tous les tableaux de la première partie est en tout cas très cinématographique : fondus enchaînés, fondus au noir, ralentis exécutés par le danseur, personnages hors cadre, etc. Au cours de "la herida de la vida" par exemple, l’une des cobijadas menace le danseur d’un révolver, tandis qu’il essaye de lui échapper por tango mais fait du surplace sur un tabouret, d’abord en braceos lentissimes puis en zapateado frénétique (au passage, belle performance). Pendant toute la scène, une autre cobijada vêtu de rouge, assise face à la salle, reste imperturbablement immobile — le tout devant un rideau argenté qui réflecte implacablement une lumière éblouissante. Les collages musicaux n’aident pas non plus à retrouver un terrain solide : après des tangos volontairement plombés, une brève citation du "tro lo rón" de la mariana — jusqu’ici tout va bien, mais... — est abruptement interrompue par le motif de guitare de l’escobilla por soleá — profitons-en pour saluer le travail de Pino Losada, soumis à rude épreuve et sommé de passer sans transition de rythmiques flamenco-grunges aux arpèges les plus cristallins, en passant par de vigoureuses alzapúas et des traits en picado supersoniques.

De quoi avoir envie de réveiller charitablement Eduardo Herrero, d’autant que la serrana qui suit est tout aussi oppressante à force d’être foutraque jusqu’à ce que, après l’escobilla, les cobijadas le submergent et l’absorbent en le vêtant à son tour de la fameuse chasuble à capuchon noir. Mais le réveil salvateur n’est pas pour tout de suite. Il faudra encore attendre des tanguillos, parodiques comme il se doit, suivis de tangos (extremeños puis de Málaga). Estribillos en chœur et couplets solistes, les six femmes en sont les principales protagonistes, y compris pour la chorégraphie en forme de jeu de chaises musicales. Elles en profitent pour exhiber des jupons blancs, à l’exception pudique de l’une d’entre elle... qui s’avère finalement être Eduardo Guerrero. Il entreprend alors un tango dansé à l’intérieur du demi-cercle féminin, entre sauts à pieds joints lourdement martelés, pas maladroits accroupi ou sur position cambrée avant à angle droit, soudaines voltes aériennes spectaculaires : même la chorégraphie hésite entre rêve cauchemardesque et éveil...

...qui finalement survient. Le rideau tombe et Eduardo Guerrero est isolé en bord de scène, monologuant d’abord tout en cherchant vainement la sortie, puis s’adressant directement au public. Fin ? C’est en tout cas ce que croient les spectateurs, qui applaudissent et enchaînent par une ovation debout, comme c’est devenu rituel pour tout spectacle de flamenco qui se respecte. Mais... on sent comme un doute. Le danseur persiste à monologuer, commence à déambuler dans les travées et rencontre miraculeusement un aficionado anonyme — en fait Luis de Perikin, par ailleurs co-compositeur de la musique du spectacle. Sur l’air du "¡ Olé con olé y olé !", le jingle du festival créé par Diego Carrasco, la performance plus ou moins improvisée (plutôt moins sans doute) s’achève par quelques "pataítas" por bulería avant un retour sur scène qui marque le début d’une deuxième partie un peu plus classiquement flamenca, mais pas la fin des cauchemars.

Blanc sur blanc, "El asombro del mundo" est une fantaisie por sevillana effectivement étonnante : un concerto pour soliste et chœur autour d’une longue écharpe blanche qui emprisonne Eduardo Guerrero, ou le rapproche et l’éloigne tour à tour de ses partenaires, au gré des variations de tempo — l’une des images de profil nous a rappelé l’ "Annonciation" de Léonard de Vinci. Nous avions déjà vu une idée similaire, traitée dans un tout autre style et dans une tout autre intention, dans le "Muerta de amor" de Manuel Liñán : les grands esprits chorégraphiques se rencontrent. La farruca qui suit est la chorégraphie soliste la plus développée du spectacle, avec la guitare pour seul accompagnement. Eduardo Guerrero y alterne en enchaînements imperceptibles des gestes saccadés, comme d’un pantin articulé — au ralenti sur un trémolo —, des voltes et braceos suaves, des esquisses véritablement musicales (raclements mesurés de semelles ponctués de brèves accentuations percussives) et conclut accélérando par une démonstration de zapateado dans la stricte orthodoxie édictée par Vicente Escudero, hanches et torse immobiles. Magnifique : de quoi nous faire regretter qu’il n’ait pas dansé plus continument au cours du spectacle. Le réveil libératoire arrive enfin avec une alegría et des bulerías de Cádiz électro-rave orgiaques : lumière rose enveloppant les ex-cobijadas, pantalon et jogging et chandail pailleté pour Eduardo Guerrero. Un appel téléphonique l’interrompt. Nous n’entendons que sa réponse : "¡ Mucho mejor ! Ayer me quedé dormido en el teatro..."

Pour rendre compte de "El manto y su ojo", nous n’avons pu que tenter de décrire pas à pas le déroulé du spectacle. Nous n’y avons trouvé aucun fil conducteur, ni motif récurrent — narratif, scénique ou musical. L’œuvre est un puzzle d’innombrables idées toutes plus originales les unes que les autres, mais sans cohérence apparente et rarement développées. Peut-être est-ce intentionnel : après tout, la dérive du rêve, par associations imprévisibles d’images et de situations, est étrangère à la logique diachronique de la vie éveillée. Nous sommes allé de surprise en surprise et avons souvent perdu pied, ce qui était sans doute le but recherché par Eduardo Guerrero. Chacun pourra s’en réjouir ou le déplorer, selon ses inclinations personnelles et son humeur de moment.

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora


José Mijita : "Al sur de la libertad"

Jerez, Sala Compañía — 2 mars 2025

Chant : José Mijita

Artiste invitée (danse) : Carmen Herrera

Guitare : Domingo Rubichi et Fernando Carrasco

Percussions : Carlos Merino

Palmas : Carlos Grilo et Diego Montoya

Basse : Ricardo Piñero

Le temps passe vite... Nous avions fait connaissance avec José Carpio Fernández "Mijita" en 2008 par sa participation à un disque collectif consacré au cante jerezano, "La nueva frontera del Cante de Jerez". Dans ses deux enregistrements suivants, déjà accompagné par Domingo Rubichi, il rendait hommage à ses racines familiales ("Estirpe", 2015) et locales ("La Plazuela en estado puro", 2014) avant de commencer à faire œuvre plus personnelle avec "Se llama flamenco" (2016) et "Albariza" (2019). C’est dire que nous avons assisté au récital d’un cantaor en pleine maturité.

Avec pour seul accompagnement la basse de Ricardo Piñero (ce sera sa seule apparition lors du concert), les letras des martinetes "corridos" qui initiaient le concert annonçaient clairement le propos d’un nouvel album en cours d’enregistrement, "Al sur de la libertad". José Mijita y conte ses souvenirs d’enfance dans la cité périphérique Federico Mayo, alias "el chicle", où ont été relogées (déportées ?) les familles gitanes expropriées par la gentrification et la spéculation immobilière qui sévissent à Jerez comme dans tous les quartiers historiques des villes et bourgades andalouses. Professionnels ou amateurs, les artistes qui ont grandi au quotidien dans ces barriadas sont à la fois héritiers du patrimoine musical des générations antérieures et créateurs d’un répertoire plus conforme à leur vécu. Cependant, sans doute parce que Jerez reste une ville de taille humaine, la mémoire musicale des "quartiers" y est restée plus vivement qu’ailleurs (par exemple à Séville) enracinée dans la tradition.

Le programme du concert, jusque dans sa mise en scène et dans ses formats instrumentaux, rendait opportunément compte de cette dichotomie :

• d’une part le cante familial, en duo à l’ancienne avec Diego Rubichi : tarantos (Manuel Torres) ; soleares (Joaquín "el de La Paula", El Mellizo , Frijones et La Serneta) ; siguiriyas (Tío José de Paula, El Marrurro et cabal del Fillo).

• d’autre part, des compositions personnelles por bulería et tango avec le guitariste Fernando Carrasco, le percussionniste Carlos Merino et les deux palmeros, Carlos Grilo et Diego Montoya, eux aussi compagnons de longue date du cantaor.

L’agrément de ce spectacle est dû en partie à l’alternance entre ces deux répertoires et à la fluidité des enchaînements. Deux autres pièces étaient conçues de manière un peu différente, sans doute pour mettre en valeur la danse de Carmen Herrera : des fandangos por soleá a cappella accompagnés de nudillos sur un tonneau (les deux derniers, sur le modèle mélodique de Manuel Torres, de toute beauté) ; des bulerías dans la veine des "Chalao", avec le groupe au grand complet, pour finir dignement le concert.

José Mijita a le bon goût de ne chanter que ce qui convient à ses possibilités vocales et à son timbre très agréable, avec juste ce qu’il faut d’aspérités. Il possède parfaitement l’art du cante "corto" jerezano : rien de spectaculairement démonstratif, mais une évidence du phrasé et de la diction qui cache modestement un travail d’orfèvrerie musicale de précision. Ce n’est pas lui faire injure que d’écrire qu’il est, ni plus ni moins que des dizaines d’autres artistes connus et inconnus, un digne représentant de l’air cantaor que l’on respire à Jerez. C’est juste rendre à la ville ce qui lui est dû.

Claude Worms

Photos : Esteban Abión


Manuel Liñán & Compañía : "Muerta de amor"

Jerez, Teatro Villamarta — 1er mars 2025

Direction : Manuel Liñán

Collaboration à la direction : Ernesto Artillo

Chorégraphie : Manuel Liñán

Chorégraphe invité : José Maldonado

Artiste invitée (chant) : Mara Rey

Danse : Manuel Liñán, José Maldonado, Juan Tomás de la Molía, Miguel Ángel Heredia, José Ángel Capel, David Acero et Alberto Sellés

Chant : Juan de la María

Guitare : Francisco Vinuesa

Violon : Víctor Guadiana

Percussions : Javier Teruel

Musique originale : Francisco Vinuesa

Espace sonore et folklore : Víctor Guadiana

Costumes : Ernesto Artillo

Scénographie : Manuel Liñán, Ernesto Artillo et Gloria Montesinos

Lumières : Gloria Montesinos (A.A.I.)

Son : Ángel Olalla

Régie : Octavio Romero

"Cualquiera, pero que alguien me quiera" : cette proclamation projetée en fond de scène conclut les quelques deux heures d’un des plus enthousiasmants spectacles flamencos que nous ayons vus et entendus ces dernières années. Sur ce point, Manuel Liñán et ses partenaires n’ont pas de souci à se faire. Tous les spectateurs de la salle archi-comble du Teatro Villamarta les aiment, comme l’attestait l’ovation qui les salua avant même qu’ils n’apparaissent sur scène. Nous avions déjà admiré "Muerta de amor" en juillet dernier lors du Festival Arte Flamenco de Mont-de-Marsan et avions pensé y découvrir l’acte de naissance du Musical Flamenco (nos lectrices et lecteurs attentifs voudront bien nous pardonner de reprendre en partie ce que nous avions écrit à l’époque). L’œuvre manquait alors cependant un peu de rythme pour être tout à fait comparable aux chefs d’œuvre de Broadway. Augmentée de près d’une demi-heure, la version à laquelle nous avons assisté hier nous a cependant paru plus courte, tant les transitions, notamment entre les performances musicales des danseurs-chanteurs et celles des musiciens proprement dits, ont été améliorées.

Pour tout décor, un demi-huis-clos limité par deux murs et un plancher rose fuchsia, ouvert sur la salle et les musiciens côté cour. Tous les artistes de la troupe sont vêtus de noir. Il n’y aura pas d’autres couleurs jusqu’à la fin du spectacle, comme si tous les amours qui nous seront contés passaient inéluctablement de la passion au drame. La scène comme lieu d’introspection peut-être, en tout cas de la chronique biographique de celles de Manuel Liñan, qui est en effet souvent "morte d’amour", le féminin renvoyant à l’homosexualité. Donc la découverte, la honte et les stratégies de camouflage pendant l’enfance, puis les amours imaginaires, fantasmées ou bien réelles, consommées ou non, les remords, les échecs, les accomplissements ; tout cela finalement assumé et nourrissant l’art du chorégraphe, comme il l’a souvent affirmé. Heureusement, le scénario sera nuancé par de courts moments de tendresse nostalgique ou par quelques épisodes tragicomiques acidulés dans la veine d’Almodóvar, voire parodiquement burlesques.

Les premiers tableaux résument le propos et en annoncent les épisodes contrastés. Mara Rey incarne la copla, qui resta pendant des décennies la bande sonore rituelle de toutes les histoires d’amour du cinéma espagnol — la copla en tant que genre, et non une "coplera", puisque la bande sonore du spectacle puise entre autres dans les répertoires de Marifé de Triana, Rocío Jurado et María Jiménez, par ordre d’outrance expressionniste croissante. Elle pousse d’ailleurs la démesure vocale et gestuelle de ces interprètes jusqu’à l’extrême caricature encore soulignée par une robe et une mantille, directement inspirées des portraits symbolistes de Julio Romero de Torres. Immobiles, les danseurs lui répondent par des refrains chantés en chœur a cappella, ponctués de bruits de respirations / expirations — l’une des trames sonores du spectacle sera dès lors le souffle des corps qui, varié selon les émotions de telle ou telle scène, incarne le tempo et le compás appropriés. Manuel Liñan s’empare alors du micro de la chanteuse et esquisse une chorégraphie avec son fil et son pied. Les micros vagabonds, singulièrement celui de Liñan, seront les seuls accessoires du spectacle, dont nous vous laissons imaginer les divers symbolismes déclinés au fil des tableaux. L’entrée des instruments, guitare (Fran Vinuesa), violon (Víctor Guadiana) et percussions (Javier Teruel) accompagne une première soleá, suivie d’un cuplé por bulería chanté et dansé en duo avec Manuel Liñán par Miguel Ángel Heredia.

Cette première suite musicale s’achève sur le "paseo" de guitare de l’antique malagueña bailable : du baile à l’école bolera, toutes les traditions de la danse espagnole seront effectivement au programme. Tous les danseurs finissent cette séquence allongés sur le sol. Manuel Liñan les relève alors un à un avec son micro et donne le départ d’un nouveau chœur a cappella, le refrain de la colombiana de Pepe Marchena, ("Oye mi voz...", on ne saurait mieux résumer le propos), le dernier debout poursuivant par une guajira en soliste. Les instrumentistes concluent par une zambra (bourdon du violon et guitare) chantée et dansée simultanément (!) en demi-pointes avec force voltes et entrechats par José Ángel Capel. Car les partenaires de Manuel Liñán sont non seulement des danseurs hors pair, mais aussi de remarquables chanteurs. Nous le savions déjà pour Alberto Sellés, mais nous l’avons découvert pour Miguel Ángel Heredia, José Ángel Capel, Juan Tomás de la Molía, José Maldonado et David Acero, ce dernier étant chargé du registre plus "folklorique" du dernier tableau. Tous peuvent donc chanter en soliste, mais ils sont aussi suffisamment musiciens pour s’acquitter sans problème de la complexité de quelques chœurs polyphoniques de belle tenue…

Dès lors, le chorégraphe donnera la parole à chacun des souvenirs et des amants de Manuel Linán, rêvés ou non. Depuis son œuvre précédente, "¡ Viva !", on connaît sa générosité et son art de fondre en une pièce sans hiatus les styles et les personnalités bien affirmées de chacun de ses partenaires. Sans jamais tirer la couverture à lui, il enchaîne les ensembles, les pas de deux et les solos avec une remarquable fluidité chorégraphique et musicale. On retiendra entre autres la fougue et la virtuosité rythmique hallucinante des alegrías de Juan Tomás de la Molía (cantiña del Pinini et romera chantées par Juan de la María), suivies d’un pas de deux avec Manuel Liñan (tangos de Granada) et d’un zapateado final en mano a mano. Les letras soulignent les intentions chorégraphiques, telle le cuplé por bulería ("Yo me muero de duelo...") ou le fandango de Huelva ("La hice pecar y pecó..."), qui suivait une canción-zambra réminiscente des duos de Lola Flores et Manolo Caracol — face à face entre un "baile de mujer"... au masculin et des postures hiératiques issues du "baile de hombre" chères au maître du genre. On retrouva la même fusion du féminin et du masculin dans les sevillanas sur une magnifique composition de Fran Vinuesa. Elles résument à elles seules tous les transports et émotions amoureux du spectacle, figurés musicalement par les changements de tempo et le lyrisme pudique ou voluptueux des thèmes mélodiques, et visuellement par une écharpe rose qui lie et sépare tour à tour le couple ou bande les yeux de Manuel Liñán. Sur des textes une fois de plus adéquats à la situation ("Dices que a mi no me quieres..." — La Andonda ; "Fui piedra y perdi mi centro..." — La Serneta), le seul long solo por soleá de Manuel Liñan est aussi une défense et illustration exhaustive de sa volonté de transcender la distinction entre "baile de hombre" et "baile de mujer" : mains et poignets aériens dessinant les courbes frémissantes d’un trémolo de guitare ; marquages tour à tour hiératiques ou sensuels des cantes ; escobillas impétueuses ou mutines, etc. Dans le remate por bulería, le danseur peut passer instantanément des postures recroquevillées, bras en-dedans, de quelque bailaora patriarche du Sacromonte à la manière, très "masculine" et "de tablao", d’un José Losada Santiago "Carrete".

Le spectacle s’achève sur une sorte de danse celtique débridée menée de main de maître par le violon de Víctor Guadiana. Après cette catharsis frénétique, Manuel Liñan, cette fois en costume rose, tend le micro à chacun de ses partenaires pour qu’il chante une bribe de rumba, reprise finalement en chœur jubilatoire. Toute la troupe s’adresse enfin au public : " ¡ Se acabó !". Traduisons : "Se acabaron mis penas...". Un conseil "technique" conclut le synopsis : "Enamórate tía, bailas mejor." Ce soir, tous les danseurs devaient être très amoureux...

Claude Worms

Photos : Esteban Abión / Festival Flamenco de Jerez


Jesús Méndez : "Quiero cantArte"

Jerez, Bodega González Byass — 28 février 2025

Chant : Jesús Méndez

Guitare : Pepe del Morao

Percussions : Paquito González

Piano : Borja Évora

Palmas : Diego Montoya, Carlos Grilo et Miguel Salado

Jesús Méndez ne déçoit jamais, mais le récital qu’il nous a offert hier à la Bodega "Los Apóstoles" fut en tout point exceptionnel. Dès son premier duo avec le pianiste Borja Évora, une rare siguiriya de Manuel Cagancho ("El corazón lo tengo que si tu lo vieras...") sur ostinato dans les graves du clavier, il était évident que le cantaor était dans un grand soir, de ceux qui font date dans la mémoire des aficionados. Ajoutons immédiatement que l’inspiration étant contagieuse, les musiciens qui l’accompagnaient ont su se montrer à la hauteur de l’événement : Pepe del Morao (guitare) ; Paquito González (percussions) ; Diego Montoya, Carlos Grilo et Miguel Salado (palmas).

Après cette entrée en matière qui aurait à elle seule suffit à nous combler, la première partie du concert consistait en cinq séries de cantes. D’abord, sans le pianiste mais avec tous les autres musiciens, un montage d’alegrías classiques et de deux cantiñas extraites de "Pueblos de la tierra mía" et de "Mar amargo" de Camarón (respectivement "Las olas rompen la mar..." et "Oliendo esos pinos verdes..."). L’étendue de la tessiture, la longueur de souffle, le soutien vocal, la précision d’intonation et de phrasé, etc. nécessaires à la réalisation d’une telle série se passe de commentaires. Sans jamais avoir à forcer dans les aigus, Jesús Méndez y ajoute une puissance vocale impérieuse, quasiment sans ornementation mélismatique : gestes musicaux tranchants qui vont droit au but d’une limpidité mélodique étincelante.

En duo avec Borja Évora (belles introduction et falseta figurant les arpèges traditionnels de guitare), les deux malagueñas d’El Mellizo relevaient de la même conception. Bien qu’admirateur de la manière des spécialistes gaditans, tels Rancapino ou Chano Lobato (contrastes dynamiques extrêmes et profusion ornementale), nous ne pouvons qu’admettre que les versions tout en puissance de Jesús Méndez, qui nous ont rappelé celles d’El Sernita, sont également convaincantes. Les soleares puisaient abondamment dans le répertoire de La Serneta, non sans deux superbes versions, à mi-parcours et pour la coda, d’une redoutable composition attribuée à La Andonda et immortalisé par El Lebrijano ("Decirme a mí que te olvide...") et du cante de cierre de Paquirri. Le cantaor peut aussi faire preuve si nécessaire, pour un modèle mélodique de La Serneta, de la sobriété mezza voce d’un Juan Mojama ("La mañana temprano"...). Pepe del Morao nous gratifia au passage d’une falseta en octaves millésimée de Manuel Morao, et d’un accompagnement d’une pertinence exemplaire, qu’il renouvela d’ailleurs durant tout le concert et en particulier pour les siguiriyas qui suivirent. Ne manquaient ni la falseta "de las campanas" de Javier Molina dans la version de Moraíto, ni les remates torrentiels en alzapúa "à l’ancienne" qui sont la marque de fabrique du toque por siguiriya de la dynastie des Morao. Rien que de très attendu, mais pourquoi chercher l’originalité à tout prix quand le toque "de la casa" est à ce point approprié et parfaitement exécuté ? Pour le chant, une suite tout Jerez évidemment : Manuel Molina / Manuel Torres, Diego "el Marrurro" (avec les deux ayeos intercalaires insérés en continuité dans les tercios de manière particulièrement dynamique) et cambio de Manuel Molina renversant.

Plus courte, la deuxième partie du programme démontrait qu’en matière de cante, comme d’ailleurs pour tout autre genre musical, la distinction entre "grand" et "petit" répertoire est absurde. Seules la technique et l’esthétique vocales déterminent le caractère "flamenco" d’une interprétation. Première illustration évidente avec le pasodoble historique “Mi torre de San Miguel" enregistré par Lola Flores en 1954, revisité en forme de canción-zambra. L’accompagnement de Paquito González, aux balais et en frémissements de cymbales, était en lui-même un délice. Voir le percussionniste danser tout au long du récital avec les bras, les épaules et le torse est un réjouissant spectacle à part entière. C’est sans doute la raison pour laquelle son jeu minimaliste est d’une redoutable efficacité, la moindre ponctuation affleurant naturellement d’un flux intérieur de compás ondulant. La canción por bulería "Tres veces loco" de Bambino (1975) enfonçait le clou, sur un entrelacs d’arpèges de guitare et un tempo plus modéré que celui de la version originale qui mettaient bien en valeur de dramatisme crescendo de l’interprétation.

L’heure était enfin venue des bulerías jerezanas, avec quelques invités de marque dont El Torta ("Cuando sale la luna yo voy a verte..."), Tomás "el Nitri" ("Me duele el alma de tanto llorar…" — siguiriya por bulería) et El Gloria pour un cante de cambio. Quelle démonstration du duo Pepe del Morao / Paquito González dont les échanges de sourires complices et réjouis montraient qu’ils passaient une très bonne soirée, comme l’excellent trio des palmeros !

Salués par les palmas por bulería du public, bien méritées, les musiciens prirent congé avec les quelques "pataítas" de rigueur, et, surtout, trois magnifiques fandangos (hors micro, comme il se doit).

"Le, le, le... ¡ olé é, anda a a a y olé e e e e !", comme aurait dit, ou plutôt chanté, La Paquera. C’est évidemment par ce fameux temple que Jesús Mendéz avait commencé les bulerías — famille oblige...

Claude Worms

Photos : Esteban Abión / Festival Flamenco de Jerez


María José Franco Compañía : "Tararamía"

Jerez, Teatro Villamarta — 28 février 2025

Direction, chorégraphie et danse : María José Franco

Collaboration à la direction : José Antonio Ruiz

Artiste invitée (danse)  : África Moreno

Artiste invité (chant)  : Luis Moneo

Musique : Javier Ibánez, Juan Manuel Moneo et Bernardo Parrilla

Chant : Cristina Tovar

Guitare : Juan Manuel Moneo et Javier Ibánez

Violon : Bernardo Parrilla

Percussions : Carlos Merino

Palmas : Javi Peña

Danse : Ana Moneo ("Tarara" enfant)

Lumières : Tito Osuna

Son : Vicente Castro

Avouons d’abord que nous ne connaissions pas María José Franco, que nous avons découverte avec plaisir grâce au Festival Flamenco de Jerez. Et confessons également que nous n’avons toujours pas compris le rapport entre la chanson populaire harmonisée pour piano et voix par Federico García Lorca et l’œuvre que la danseuse et chorégraphe a créé pour la vingt-neuvième édition du festival. Sans doute une signification symbolique qui nous échappe, la chanson n’apparaissant que par son titre, "Tararamía "et par deux brèves paraphrases exécutées au violon (Bernardo Parrilla) pendant son prologue et son épilogue. Peu importe d’ailleurs, son déroulé étant une succession de palos "à l’ancienne", avec comme seul fil conducteur (et élément de décor) un coffre à souvenirs dans lequel la bailaora puise divers accessoires et costumes dont elle change rapidement sur scène pendant les préludes instrumentaux — la fluidité des enchaînements est l’une des qualités du spectacle. Les musiciens sont regroupés en fond de scène, côté cour, de sorte que tout l’espace scénique est dévolu à María José Franco qui l’occupe avec présence et autorité — parfois, brièvement, en duo avec sa fille, Ana Moneo ou avec África Moreno.

Avec "Tararamía", elle ne révolutionnera certes pas la chorégraphie flamenca, ni la danse. Ce qui au demeurant est reposant pour le critique besogneux qui, depuis quelques années, est confronté plus souvent qu’à son tour à des productions résolument iconoclastes, introspectives façon exorcismes psychanalytiques, mythologiques, "queer", mystiques, etc. María José Franco "se contente" de danser et le fait fort élégamment, avec bon goût. Cette dernière expression pourrait d’ailleurs définir la totalité des composantes du spectacle : musique instrumentale — Juan Manuel Moneo et Javier Ibánez (guitare), Carlos Merino (percussions et Javi Peña (palmas) ; chant (Cristina Tovar) ; lumières (Tito Osuna ; réalisation sonore Vicente Castro.

María José Franco est avant tout une styliste de la concision, peut-être encouragée dans cette voie par les conseils avisés de José Antonio Ruiz. Les alegrías, la deuxième pièce du programme, étaient de ce point de vue une sorte de manifeste. Après une introduction ad lib. de violon, toutes les phases de la chorégraphie traditionnelles sont enchaînées sans temps morts intempestifs : marcages de deux cantes (le deuxième avec châle), première escobilla alternant brefs zapateados et contrepoints de braceos, silencio écourté, deuxième escobilla tout aussi elliptique mais plus virtuose, accelerando de transition avec percussions corporelles répondant aux éclairs du zapateado et poursuivies au début des bulerías de Cádiz. Ces dernières sont dansées de profil en gestes ralentis (tempo dédoublé par rapport à l’accompagnement instrumental), sur des cambrés avant / arrière ou des postures "recogidas". La même performance sera répétée avec le même succès pour les bulerías romanceadas concluant les soleares — danser lentement por bulería n’est pas à la portée de tout le monde.... Entretemps, on aura pu admirer de très belles voltes avec la bata de cola, puis avec des polyphonies en mouvements contraires mantón / bata de cola. La chorégraphie des "abandolaos" précédents (deux cantes de Juan Breva, chantés par Cristina Tovar avec le dynamisme qui sied au cante pa’trás) était de même qualité, avec un bref pas de deux synchrone pour présenter Ana Moneo.

Un autre trait frappant du style de la bailaora est le soin qu’elle apporte à fondre ses pas de replacement dans la continuité du compás. Trop souvent, les artistes déambulent longuement sur scène pour initier de larges diagonales, tronçonnant ainsi arbitrairement leurs escobillas en successions d’exploits sportifs certes spectaculaires mais d’une grande incohérence. Rien de tel ici, María José Franco utilisant ses brefs repositionnements, limités à quelques pas, pour relancer le tempo ou marquer les articulations du chant. C’était particulièrement net pour la caña, dont les répétions du "ayeo" étaient articulés en une suite de profils droit et gauche, puis de dos et de face. De même, l’escobilla était construite de manière cumulative : traits de zapateados de durées croissantes, interrompus par de brusques arrêts sur image (desplantes), jusqu’à un développement final à fonction de climax.

Le seul temps mort du spectacle, ou à tout le moins le seul intermède inutile, fut à notre avis un duo chant / guitare — artiste invité jerezano oblige, sans doute. Luis Moneo s’acquitta sin pena ni gloria d’un diptyque granaína-malagueña de Aurelio Sellés / malagueña del Mellizo. Heureusement, l’ introduction et la falseta des deux guitaristes en ont quelque peu relancé l’intérêt par le contraste de leurs styles : toque "a cuerda pelá" et arpèges traditionnels pour Juan Manuel Moneo, puis beau trémolo nettement plus aventureux pour Javier Ibánez.

Luis Moneo se montra plus à l’aise dans les soleares (Alcalá essentiellement) et le taranto (letra empruntée à Fosforito : "Las fuerzas me están faltando..."). Pour la dernière chorégraphie, initiée par un court solo d’Ana Moneo, ce cante suivait des tangos de Granada (Cristina Tovar), inversant ainsi la suite traditionnelle tarantos / remate por tango.

Si vous avez l’occasion de voir et d’écouter "Tararamía", vous passerez sûrement une très bonne soirée flamenca, garantie sans prise de tête.

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez


La Chelito : "Debajo de la cama hay gente"
La Chelito : "El Sanjuanjo"
La Chelito : "Palafox 22"
Raquel Meller : "El Relicario"
Raquel Meller "la Violetera"
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La Fornarina : "Clavelitos"
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La Fornarina : "El Polichinela"
La Fornarina : "El ultimo cuplé"




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