mardi 24 septembre 2024 par Claude Worms
Paula Comitre : "Après vous, Madame" / José María Gallardo del Rey & Miguel Ángel Cortés : "Albéniz flamenco" / "Territorio Jerez" / Arcángel : "Un mar de cantes" / "Maestros" / "De pozo y luna" / "Por los siglos del Cante" / Aurora Vargas : "Cuando sale la aurora".
Paula Comitre : "Après vous, Madame"
Teatro Central / 24 septembre 2024
Direction, idée originale et chorégraphie : Paula Comitre
Composition et piano : Orlando Bass
Artiste plasticienne créatrice de la "Bata de cola inflable" : María Alcaide
Dramaturgie et scénographie : La Ejecutora, Fran Pérez Román et Julio León Rocha
Regard extérieur : David Coria
Lumières : Benito J. Jiménez
Son : Ángel Olalla
Confection des costumes : Pilar Cordero
Sur le conseil de notre ami Patrick Bellito, nous avons prolongé notre séjour à Séville pour voir et écouter "Après vous, Madame", de et par Paula Comitre et Orlando Bass — la danse et la musique y sont indissociables. Bien nous en a pris...
La Dame à laquelle renvoie le titre est Antonia Mercé y Luque "La Argentina" (Buenos Aires, 1890 – Bayonne, 1936). "Après vous" est évidemment une formule de révérence, mais implique aussi un regard rétrospectif : en quoi son œuvre peut-elle être une source d’inspiration pour une artiste du XXIe siècle par-delà la similitude de leur formation, commencée par l’étude de la danse classique espagnole avant celle du baile ?
Le spectacle évoque la période parisienne la plus créatrice de La Argentina : de 1921 à sa mort, elle créée plus de soixante pièces brèves et sept ballets complets avec sa compagnie, les "Ballets Espagnols", qu’elle a fondée en 1927 sur le modèle des « Ballets Russes » — cinquième tableau : "Los Ballets Espagnols a través de Sonatina". Elle était déjà passé par Paris à diverses reprises et s’était produite sur plusieurs scènes de prestigieux music-halls en tant que danseuse et chanteuse : au Jardin de Paris dès 1906, puis au Moulin-Rouge, au Concert Mayol, à l’Olympia et aux Ambassadeurs de 1910 à 1914 — d’où le titre du quatrième tableau : "Sobre Chufla, chufla y los Music Halls". Mais c’est la création au Trianon Lyrique du ballet "El amor brujo" en 1925 qui la consacre définitivement dans l’avant-garde artistique parisienne. Le pianiste et compositeur Joaquín Nin, ami de La Argentina, avait su convaincre son maître Manuel de Falla de remanier sa partition à cet effet. Les décors étaient signés par Néstor Martín Fernández de la Torre. Gustavo Bacarisas lui succéda pour ses nombreuses reprises, notamment à l’Opéra-Comique en 1929 et à l’Opéra Garnier en 1936 — María Alcaide s’est inspirée de ses dessins pour la réalisation d’une bata de cola... gonflable (et dégonflable, c’est là tout son intérêt).
Nous ne disposons que d’un seul document cinématographique concernant La Argentina, d’à peine plus d’une minute, (tanguillo avec accompagnement de piano), conservé à la Cinémathèque de la Danse et à la Filmoteca Española. Quelques photographies n’ajoutent guère à notre information. C’est dire que reconstituer son style serait une entreprise illusoire. Tel n’est pas, fort heureusement, le propos de Paula Comitre, qui s’attache plus à l’esprit qu’à la lettre de son legs. Elle s’est nourrie de la lecture de sa correspondance avec des musiciens, des peintres, des scénographes, des critiques, etc. qui furent ses contemporains, publiée en 2020 par le Centro de Documentación de las Artes Escénicas y la Música en collaboration avec le Centro Superior de Investigaciones Científicas ("La Argentina. Epistolario (1915 - 1936)". Sa résidence à la Cité Internationale des Arts de février à juin 2023 lui a permis de compléter sa documentation par la consultation du fond de l’Opéra Garnier et surtout de s’imprégner de ce qu’il subsiste de l’air du temps parisien des années 1920-1930 — question d’atmosphère, aurait dit Arletty. Elle en a surtout retenu la liberté créatrice de La Argentina, son indépendance et son audace — à l’époque, diriger une compagnie de ballet était pour une femme un acte proprement révolutionnaire — et sa volonté de travailler avec des artistes contemporains plus ou moins étrangers au flamenco, ou du moins à ce que nous considérons comme tel aujourd’hui : pour la musique par exemple, elle fit le plus souvent appel, non à des guitaristes, mais à des orchestres ou à des pianistes, dont Carmencita Pérez qui forma avec elle un duo durable.
D’où sa collaboration avec le compositeur et pianiste Orlando Bass, qui assume seul l’intégralité de la musique de scène. La partition intègre de manière subliminale trois pièces chorégraphiées par La Argentina : la "Serenata española" de Manuel de Falla (1900 — reniée a posteriori par le compositeur, mais éditée contre son gré avec un Nocturne et une Valse-Caprice par l’Unión Musical Española en 1940) ; la première "Danza ibérica" de Joaquín Nin (1925-1926), dédiée explicitement à Antonia Mercé "encarnación de la danza española" ; la "Danza de la Gitana" de Ernesto Halffter, transcrite pour piano du ballet "Sonatina" (1927). Ces trois compositions donnent leurs titres à trois des six tableaux d’ "Après vous, Madame" : "De su relación con M. Falla (Imaginario de Serenata Andaluza de M. Falla)" ; "Las castañuelas, el ritmo y J. Nin (Imaginario de Danza Ibérica de J. Nin)" ; "Los Ballets Espagnols a través de Sonatina (Imaginario de Danza Gitana de E. Halffter)". "Imaginarios" : il ne s’agit donc pas d’insérer des citations plus ou moins textuelles, mais bien d’imaginer comment ces œuvres pourraient s’immiscer dans les textures d’une composition contemporaine pour piano préparé. Sous le titre de "Taconear", Orlando Bass a publié et enregistré une version abrégée de sa musique de scène, en trois parties : "Serenata andaluza" ; "Danza ibérica" ; "El silvio de la farruca" (correspondant au dernier tableau du spectacle, "Madame Argentina" — nous vous recommandons la lecture de la partition, certes ardue mais instructive, disponible sur YouTube.
De la "Serenata andaluza", Orlando Bass retient essentiellement son rythme pointé initial, cité et développé à 2’ puis pour la coda à partir de 7’27 (cf. galerie sonore) — à partir de 2’, s’il s’en tient plus ou moins à la mesure à 3/4 originale pour la partie supérieure (avec tout de même quelques syncopes et quelques ajouts de 1/16...), la basse complexifie nettement l’affaire (quintolets de croches, quartolets de noires, etc.). Pour la "Danza ibérica", il s’inspire plus de la partie de castagnettes (qu’il a sans doute préalablement relevée) de La Argentina et des accents marqués par ses frappes de pied (rythme caractéristique du boléro, ou si l’on veut de notre actuel "abandolao") que de la partition de Nin : Antonia Mercé a enregistré la pièce accompagnée par Nin lui-même au piano (78 tours Odeón, 1930 — cf. galerie sonore). Nous pourrions multiplier les exemples : dans tous les cas, il dépouille méthodiquement les partitions originales de toute "couleur locale", notamment harmonique, et obtient ainsi une magnifique composition d’une grande cohérence, quelque chose comme une œuvre collective qu’il pourrait signer conjointement avec les trois compositeurs de référence. Surtout, l’utilisation d’un piano préparé lui donne l’outil adéquat pour figurer le jeu des castagnettes et le zapateado, non seulement leur complexité rythmique mais aussi (surtout ?) leur richesse sonore. Il en use avec une virtuosité et une imagination stupéfiantes, qui n’excluent pas des moments d’intense introspection et des silences propices à l’expression chorégraphique.
Encore faut-il que la chorégraphie et la danse soient à la hauteur d’une telle partition. C’est peu d’écrire que Paula Comitre en est l’interprète (dans tous les sens du terme) visuelle idéale. A la fusion des langages musicaux, elle répond par celle des langages chorégraphiques — danse classique espagnole, escuela bolera, baile, modern dance, (rappelons que La Argentina admirait aussi l’art de Loïe Fuller et d’Isadora Duncan), danse contemporaine, etc. — sans que l’on puisse jamais saisir l’instant précis du glissement de l’un à un autre. La fiche artistique la crédite seule pour la danse. Nous serions tenté d’écrire qu’elle a pourtant une partenaire, la "bata de cola inflable", qui parfois épouse effectivement ses pas et ses braceos, mais qui peut aussi être animée d’une vie propre, jusqu’à les contredire : à tel point que la danseuse exécute avec elle quelques pas de deux. Au cours de la pièce, cet accessoire, prolongé par une tenture de même couleur rouge accrochée aux cintres dans lequel il se fond ou dont il se détache, est symboliquement polysémique : tour à tour cocon protecteur, traîne royale (celle de la "La primera figura coreográfica universal", selon Fernando el de Triana — "Arte y artistas flamencos", 1935), rideau de music-hall, étendard révolutionnaire (rouge..., cf. ci-dessus, la révolution Antonia Mercé), suaire, etc.
Fondus dans une grâce et une élégance perpétuelle qui ont la politesse de dissimuler l’effort physique (une heure sans la moindre interruption) et les exploits techniques (manier la bata de cola étant déjà en soi une gageure, la gonfler et la dégonfler sans hiatus et sans perturber la fluidité des bras et des mains ni la flexibilité de la taille...), les six tableaux successifs sont autant d’épures de l’art d’une Antonia Mercé tour à tour éthérée, exaltée, enjôleuse, impétueuse, comique, méditative... Selon André Levinson, un "[...] art délicat et intense, se jouant en des nuances tenues [...]" ("La danse d’aujourd’hui", 1928). On ne saurait mieux décrire celui de Paula Comitre.
On pourrait être tenté d’identifier quelques clins d’œil à l’époque, à commencer par la présentation d’Antonia Mercé "Reine des castagnettes". C’est le piano qui en joue, Paula Comitre exécutant les mouvements de doigts synchrones en silence (procédé repris dans le troisième tableau, "Las castañuelas..."). Dans ce même premier tableau, elle danse pieds nus, laissant au pianiste le soin de sonoriser-rythmer les nuances infinies d’un zapateado dont elle nous offrira plus tard la réplique... en chaussure rouges (la scénographie minimaliste cultive l’unité de lieu et de couleur, sinon de temps). Comment ne pas y voir une évocation d’un cinéma pas encore "sonore", dont les projections étaient illustrées en direct par des musiciens, surtout des pianistes ? Certains ralentis/arrêts sur image rappellent les techniques de la chronophotographie. Les desplantes, ou plutôt les poses qui ponctuent le quatrième tableau pourraient être des dessins ou des photographies illustrant quelque programme de music-hall ou quelque revue de mode — La Argentina a aussi révolutionné la coupe et le dessin du décolleté des robes flamencas. Plus explicitement, toujours dans "Sobre Chufla, chufla...", Paula Comitre reprend les sifflements, mais non la musique, de l’enregistrement original (cf. galerie sonore : "Chufla ! Chufla !", Columbia, 1916 — accompagnement du pianiste Quinito Valverde).
Mais mieux céder sans retenue ni exégèse à la fascination de ce qui nous est donné à voir et à entendre : dialogues effrénés entre les pieds de la danseuse et ceux du pianiste (pardon, ses doigts mais, avec le piano préparé, on ne sait plus) ; déconstructions/reconstructions du corps dansant (une main, un bras, une jambe, le visage émergeant isolément de la bata de cola avant d’être réassemblés) ; vertigineuses voltes enchaînées suspendant le temps, associées à des diagonales sur toute l’étendue du plateau ; traits d’humour (mouvement saccadés des épaules, moqueurs ou provocants) ; bras simulant l’écriture sur une portée ; expression des mains et du visage ; braceos impérieux ou ondoyants, dans toutes les positions canoniques, etc. Et même chant : La Argentina fut parfois surnommée "la reine de la farruca" : la pièce s’achève effectivement sur une farruca que Paula Comitre chante mais ne danse pas, et qu’elle conclut allongée sur le sol à l’extrémité d’un drapé démesuré unissant la tenture et la bata de cola, teinté de nuances grisâtres par la lumière (le travail de Benito J. Jiménez est exemplaire tout au long du spectacle), tel une sculpture de rocaille façon Art nouveau.
Nous ne lasserons pas plus longtemps nos lectrices et lecteurs par une collection de dithyrambes qui resteraient bien impuissants à décrire la beauté de ce que nous avons vu et entendu. "Après vous, Madame" : entre mágico y maravilloso (danse, musique, bata de cola gonflable, lumières et scénographie).
Claude Worms
Photos : Laura León / Archivo fotográfico La Bienal de Flamenco.
Photo : Bertrand Ferrier
Galerie sonore :
"Taconear. Serenata andaluza" — composition et piano : Orlando Bass.
NB : l’audio étant trop lourd pour les faibles capacités de notre site, nous avons dû couper les deux premières minutes de la pièce. Nous prions le compositeur de bien vouloir nous en excuser.
"Taconear. Danza ibérica" — composition et piano : Orlando Bass.
"Taconear. El silvio de la farruca" — composition et piano : Orlando Bass.
"Chufla ! Chufla !" — chant : La Argentina / piano : Quinito Valverde.
"Danza ibérica" (Joaquín Nin) — castagnettes et danse : La Argentina / piano : Joaquín Nin.
"Serenata andaluza" (Manuel de Falla) — piano : Jean-François Heisser.
"Danza de la gitana" (Ernesto Halffter) — piano : Alicia de Larrocha.
"Albéniz flamenco"
Espacio Turina / 22 septembre 2024
Compositions : Isaac Albéniz et duo José María Gallardo del Rey & Miguel Ángel Cortés.
Arrangements : José María Gallardo del Rey et Miguel Ángel Cortés.
Guitare : José María Gallardo del Reyet Miguel Ángel Cortés.
Les guitaristes ont été nombreux à souligner la marque de leur instrument sur les pièces espagnoles d’Isaac Albéniz, et par conséquent du flamenco — du moins de celui qu’avait pu connaître le compositeur, passablement différent de ce que nous considérons comme tel aujourd’hui. Aussi, Depuis Emilio Pujol, Miguel Llobet et Andrés Segovia, on ne compte plus les arrangements pour guitare(s) de compositions pour piano d’Isaac Albéniz. A l’exception notable de Juan Manuel Cañizares, qui a adapté les sonates pour piano n° 3 et 5 et les quatre cahiers d’Iberia (respectivement, Nuevos Medios, 1999 et Sony Classical, 2007), la plupart porte sur tout ou partie des deux Suites españolas (n° 1, op. 47 ; n° 2, op.89) et subsidiairement sur quelques pièces isolées des Cantos de España, op. 232 et des Doce piezas características, op. 92. Ces choix s’expliquent aisément : d’une part, par la séduction mélodique immédiate de ces compositions ; d’autre part parce que leur écriture pianistique moins dense que celle de La Vega ou d’Iberia rend moins réductrices des adaptations pour les six ou douze cordes d’une ou deux guitares. Malgré les arrangements très originaux et remarquablement construits de José María Gallardo del Rey et Miguel Ángel Cortés, le programme d’"Albéniz Flamenco" puise aux mêmes sources : "Rumores de la Caleta", "Torre Bermeja", "Sevilla", "Mallorca", "Cádiz" , "Granada", "Córdoba" et "Asturias". L’ordre du programme de concert est légèrement différent de celui de l’album éponyme (Air Music, 2023), sans doute pour commencer et achever par les deux "hits" d’Albéniz, qui ont de surcroît fourni la matière première d’innombrables falsetas por malagueña et por granaína de toutes époques. S’y ajoutait une œuvre originale, l’hommage de duo au compositeur, placé ce soir en troisième position ("Epitafio a Isaac Albéniz").
Le maquis des remaniements éditoriaux en vue de constituer des "suites" commercialisables plus ou moins cohérentes rend passablement aléatoire la datation précise des compositions originelles. La Suite espaõola n° 1 a été composée entre 1886 et 1896 et publiée en pièces séparées entre 1896 et 1901 (Zozaya), puis pour la première fois au complet en 1911 (Hoffmeister). Elle comprenait d’abord quatre pièces : "Cataluña", "Cuba", "Sevilla" et "Granada". Mais, dans un album offert à la régente d’Espagne, Albéniz leur avait ajouté un plan prévoyant quatre autres morceaux énigmatiques, réduits à leurs titres ("Aragón", "Cádiz", "Asturias" et "Castilla"), qui restèrent à l’état de projets. Aussi les éditeurs s’efforcèrent-ils de remédier à ces lacunes en puisant dans le catalogue du compositeur : deux extraits des Cantos de España (1896-1897), "Seguidillas" et "Preludio", rebaptisés respectivement "Castilla" "et "Asturias" ; la "Serenata española" op. 1881 (1889-1890) devint "Cádiz" ; le choix de la "Jota aragonesa" op. 164 (vers 1889) s’imposait pour "Aragón". Enfin, "Mallorca", une barcarolle réminiscente de la Première Ballade op. 23 de Chopin, provient de trois pièces espagnoles composées entre 1891 et 1893 ; "Torre Bermeja" des Doce piezas características (1888-1889) et "Rumores de la Caleta" de Recuerdos de viajeop. 71 ((1886-1887).
Quelle que soit la qualité des musiciens qui les composent, les duos associant un guitariste classique à un guitariste flamenco pâtissent ordinairement d’une conception qui attribue au premier une fonction directrice prédéterminée (il joue en général "la partition") et réduit le second à l’ajout de "couleurs locales" a posteriori, certes spectaculairement virtuoses mais finalement anecdotiques quant à l’apport musical. Les guitaristes classiques s’efforcent de respecter au mieux la richesse harmonique et rythmique de l’écriture pour piano, tâche évidemment plus aisée pour un duo que pour un soliste. A cet égard, les versions du duo Horreaux-Tréhard nous semblent exemplaires, tant pour les arrangements que pour l’interprétation. A ces deux points de vue, les "recréations" (la suite de notre compte-rendu nous semble justifier ce terme) de José María Gallardo del Rey et de Miguel Ángel Cortés sont exceptionnelles :
• d’une part, parce qu’il s’agit à l’évidence d’un travail d’écriture commun, fruit d’un respect mutuel, d’une complicité d’une dizaine d’années et de l’expérience acquise avec leur mémorable précédent enregistrement, "Lo Cortés no quita lo Gallardo", pour lequel chacun avait apporté la matière première de ses propres compositions, pensées comme des terrains propices au métissage classique / flamenco (Editorial Reyana, 2015). Nous serions tenté d’écrire que les deux compadres ont inventé un nouvel instrument, la guitare classiqueflamenca (et vice-versa) à quatre mains.
• d’autre part, parce qu’ils s’en tiennent rigoureusement au projet résumé par le titre du projet, "Albéniz Flamenco", d’autant qu’à l’exception de "Mallorca", ils ont limité leur sélection à des pièces "andalouses", y compris "Asturias" qui évoque Granada plutôt qu’Oviedo. Les deux musiciens comprennent intimement le compositeur et le flamenco, et savent ce que l’inspiration du premier doit souvent au second. Aussi ne s’agit-il pas pour eux de respecter la lettre des partitions, mais de les nourrir de leur sève flamenca, répétons-le, en parfaite symbiose, musicale comme émotionnelle. Les musicologues sourcilleux auraient trois fois tort de s’en offusquer : parce que le résultat de leur travail, hors de toute référence, nous offre de la très belle musique ; parce qu’Isaac Albéniz, comme tous les pianistes virtuoses de la seconde moitié du XIXe siècle (Liszt, Alkan, Gottschalk, Granados, etc.) était un improvisateur hors-pair, de sorte que l’on peut soupçonner que les partitions qui nous sont parvenues ne sont que des états transitoires d’œuvres sujettes à de multiples versions ; parce que, depuis la biographie de Walter Aaron Clark ("Albéniz. Portrait of a Romantic", Oxford University Press, 2002), nous savons qu’Albéniz était grand amateur de flamenco et jouait lui-même de la guitare. Écoutant Tárrega jouer sa version "Granada", il aurait déclaré qu’il avait rêvé que sa composition sonne ainsi. Rappelons également qu’il a dédié "Asturias "à son "très cher ami Louis E. Pujol".
La structure majoritairement tripartite (A / B / A’) de ces compositions est peut-être une lointaine réminiscence des sonates de Domenico Scarlatti. En tout cas, le contraste entre les sections A et A’ à caractère de danses et la section B souvent plus lente et plus lyrique (un chant, un cante ?) s’avère propice à une véritable fusion des langages musicaux de la guitare classique et de la guitare flamenca. C’est ainsi que l’arrangement de "Córdoba" respecte les tonalités d’origine (Ré mineur avec des épisodes en Fa majeur, Fa mineur et Ré majeur) mais leur ajoute la tonalité flamenca relative de La ("por medio") qui ne trahit pas les intentions descriptives d’Albéniz, mais plutôt les magnifie : juxtaposition d’accords parfaits lents et recueillis, puis sérénade (chant en réponses main droite / main gauche transposée en mano a mano par les deux guitaristes) et enfin thème principal de la section centrale en accords entonnés "sempre grandioso" tel que spécifié par le compositeur et selon l’épigraphe : "En el silencio de la noche, que interrumpe el susurro de las brisas aromadas por los jazmines, suenan las guzlas acompañando la Serenata y difundiendo en el aire melodías ardientes y notas tan dulces como el balanceo de las palmas en el alto cielo". Il serait fastidieux d’énumérer ici les tonalités de toutes les compositions. Nous nous contenterons de souligner la pertinence et le tact avec lesquels José María Gallardo del Rey et Miguel Ángel Cortés creusent les ambigüités, modulations et superpositions, déjà présentes dans l’écriture d’Albéniz, entre les tonalités "classiques" et leurs relatives "flamencas" ; la diversification des palettes sonores et expressives qui en résulte ne fait là encore que respecter les desseins esthétiques du compositeur.
Cette approche implique également l’intrusion discrète de palos dans les arrangements. Dans la partie centrale de "Sevilla", Miguel Ángel Cortés utilise pour l’accompagnement le ritornello caractéristique des sevillanas, ce qui confère à la mélodie une grâce qui aurait séduit Manuel Pareja Obregón. Que cette pièce s’inspire des sevillanas a depuis longtemps été noté, encore fallait-il en tirer le parti musical adéquat, par-delà le texte en lui-même. "Rumores de la Caleta" oscille entre la malagueña "de baile" à l’ancienne (sections A et A’) et le verdial endiablé (section B), non sans "réponses" canoniques de Miguel Ángel Cortés pour l’enchainement avec A’, tandis que pour "Torre Bermeja", un franc zapateado encadre une sorte de gracieuse danse bolera qui aurait sans doute inspiré une chorégraphie au Maestro Otero. Quelques arpèges por fandango se glissent dans "Cádiz", mais c’est sans doute avec "Granada" que les deux guitaristes prennent le plus de libertés pertinentes. Le premier thème mélodique surgit d’arpèges por tango, en effet typiquement granaínos. Suivent un festival de reformulations des thèmes originaux, et même quelques chorus — d’abord Miguel Ángel Cortés, puis José María Gallardo del Rey qui renoue finalement avec une paraphrase du thème initial — sur des rythmes et compases apparentés au tango (tiento, habanera, rumba).
Enfin, chacun des deux guitaristes puise dans sa discipline des ressources parfaitement complémentaires. José María Gallardo del Rey clarifie le plan harmonique des compositions et surtout fait chanter la guitare par la subtilité de ses nuances de timbre et de dynamique. Miguel Ángel Cortés est l’un des maîtres actuels de l’accompagnement du cante, un art dont il use pour prolonger en écho le chant de son partenaire ou pour lui répondre, par exemple dans la section centrale d’ "Asturias" ("réponses" por granaína sur les accords de B et de G). La limpidité de ses trémolos (quelques contrechants aussi discrets et brefs que bienvenus) et la précision de ses traits en picado, quel que soit le tempo (falsetas/diferencias sur les trames harmoniques, par lesquelles on pourra vérifier une fois de plus la continuité sur trois siècles entre guitare baroque, guitare espagnole et guitare flamenca) achèvent de nous ravir.
Les deux guitaristes ont répondu à l’ovation du public par l’offrande d’un superbe bis extrait de leur précédent album "Lo Cortés no quita lo Gallardo", les "Tangos de la Cueva", dont l’un des thèmes récurrents est logiquement un hommage à Enrique Morente.
Les auditeurs étaient nombreux comme rarement pour un concert de guitare dans le cadre d’un festival de flamenco. Sans doute parce que l’Espacio Turina dispose d’un public de fidèles mélomanes grâce à la qualité de la programmation de son directeur, Fernando Rodríguez Campomanes, qui ne se limite pas au flamenco — musique baroque, musique de chambre, musique contemporaine, etc. Si vous séjournez à Séville, retenez l’adresse, il s’y passera sûrement quelque chose d’intéressant :
Calle Laraña, 4 / +34 955 47 43 45
Claude Worms
Photos : Laura León / Archivo fotográfico La Bienal de Flamenco
" Territorio Jerez"
Muelle Camaronero / 21 septembre 2024
Direction musicale : Manuel Valencia
Chant : Juana la del Pipa, David Carpio, Ezequiel Benítez et Manuel Monge
Guitare : Manuel Valencia et Antonio Higuero
Palmas : Juan Diego Valencia et Javier Peña
Il suffit de passer le pont... pour aller à Triana après avoir assisté au concert d’Arcángel et savourer une tout autre conception du cante, également respectable. Le Muelle Camaronero, entre la calle Betis et le Guadalquivir, est un cadre enchanteur, même si l’exigüité du quai implique une disposition des sièges tout en longueur, façon couloir. Dirigés par le guitariste Manuel Valencia, trois générations d’artistes jérézans nous y attendaient pour recréer leur territoire flamenco.
Les festivités ont commencé par une "ronda de cantes a palo seco" (a cappella), les quatre cantaores intervenant par ordre d’ancienneté, comme le veut le bon usage flamenco : Manuel Monge, né en 2012 — vous avez bien lu ... (martinete) ; Ezequiel Benítez, né en 1979 (cante de trilla) ; David Carpio, né en 1975 (cante de trilla) ; Juana la del Pipa, née en 1948 (tonás).
Avant que chacun d’entre eux ne revienne sur scène pour un mini récital limité à deux séries de cantes, Manuel Valencia et Antonio Higuero nous ont offert de réjouissantes bulerías "de la tierra", une anthologie des falsetas emblématique du toque jerezano (Manuel Morao, Moraíto, Parrilla de Jerez), soniquete jerezano compris au menu. Conformément à leur feuille de route, ils limitèrent ensuite leurs accompagnements aux standards historiques de l’école de guitare locale.
De Manuel Monge, nous avons surtout apprécié la granaína ("Y no llegaste a quereme...") suivie de bulerías por granaína achevées sans micro face au public (comme les "grands"...), accompagnées par les deux guitaristes. Le jeune garçon semble promis à un bel avenir... pourvu qu’il continue à apprendre.
Solidement accompagné par Manuel Valencia, David Carpio nous offrit les deux fondamentaux attendus, avec son assurance mélodique et sa densité vocale coutumières : soleares (Antonio Frijones, Joaquín el de la Paula, La Serneta, La Andonda) et cambio de Carapiera (spécialité d’Agujetas el Viejo et de Manuel Agujetas, dans la tonalité homonyme majeure du mode flamenco, ce cante pourrait aussi bien être considéré comme une cantiña) ; siguiriyas (Francisco La Perla / Manuel Torres et Juanichi el Manijero).
Ezequiel Benítez commença par des alegrías et une cantiña del Pinini ornées de gracieuses désinences mélodiques personnelles. Sur ses propres letras, les deux malagueñas qui suivirent s’avérèrent plus hasardeuses : la première était librement dérivée du cante de El Gayarrito (du moins nous a-t-il semblé) ; la seconde, sur rythme abandolao, était une audacieuse tentative de fusion entre Juan Breva (premier tercio) et El Mellizo (développement) qui ne nous a guère convaincu (guitare : Antonio Higuero).
"Je vais faire de mon mieux, mais je vous prie à l’avance de m’excuser s’il m’arrive d’échouer" , déclara Juana la del Pipa avant sa prestation. On ne saurait mieux la résumer, mais ses éclairs d’inspiration "jonda" ont suffi à notre bonheur — soleares por bulerías et bulerías accompagnées par les deux guitaristes.
Le concert s’acheva comme il avait débuté, par une "ronda", cette fois de fandangos ("naturales" et por bulería). Avouons qu’il nous a un peu déçu. Mais Jerez nous a déjà tant donné.
Claude Worms
Photos : Laura León / Arvhivo fotógrafico La Bienal de Flamenco
Arcángel : "Un mar de cantes"
Teatro de la Maestranza / 21 septembre 2024
Direction et chant : Arcángel
Guitare : Miguel Ángel Cortés, Salvador Gutiérrez, Francis Gómez et Benito Bernal
Percussions : Lito Gámez
Chœurs et palmas : Olivia Molina, Carmen Molina et Los Mellis
Palmas : Álvaro et Fernando Gamero
Danse : Macarena López
Écrire qu’Arcángel est un cantaor d’exception, et donc un grand musicien, n’apprendra assurément rien à nos lectrices et lecteurs. Mais il est aussi un très bon directeur musical et scénographe, ce que nous avions déjà pu constater lors du dernier festival Arte Flamenco de Mont-de-Marsan avec la "Ruta del fandango". De ces points de vue, "Un mar de cantes" est un spectacle parfait : transitions musicales impeccables, entrées et sorties des musiciens d’une précision horlogère, disposition scénique symétrique et concentrée au centre du plateau, beauté sobre des lumières et sonorisation irréprochable (nous aurions aimé citer les techniciens, mais nous n’en avons trouvé nulle mention) : tout concourt à favoriser la concentration des auditeurs sur la musique ; comme d’ailleurs le style vocal du cantaor, d’une limpidité hors du commun. Soulignons qu’Arcángel, sans la moindre concession, a l’intelligence et la générosité de rendre accessible à tout un chacun, aficionado ou néophyte, mélomane ou non, un répertoire d’une grande complexité. Il lui arrive de diriger ses partenaires d’un geste discret du bras ou de la main, pour marquer une entrée ou préciser un tempo. Ce fut rare au cours de ce concert, tant il était entouré de professionnels de haut niveau.
Le cante est effectivement une "mer de chants". Arcángel y en a péché quelques-uns parmi les plus précieux, de toutes époques, de Pedro el Morato, José Lorente ou Curro Dulce à Enrique Morente, Camarón et même Pata Negra. Il a transformé ce qui aurait pu être une anthologie disparate, un collage de "à la manière de", en une pièce cohérente par sa capacité à respecter les modèles mélodiques originaux sans rien perdre de son style personnel immédiatement identifiable par la qualité de son timbre, une ampleur de tessiture et de longueur de souffle stupéfiantes et des phrasés qui unissent en paraphrases harmonieuses ondulations ornementales, sauts d’intervalle d’une parfaite justesse (quels graves !) et longues tenues dans toute la gamme possible des nuances dynamiques. Le patrimoine du cante nous est ainsi intégralement contemporain, de quelque période historique qu’il nous parvienne. De sorte que "Un mar de cantes" est un oratorio flamenco qui, sur près de deux heures, nous maintient en haleine sans chutes de qualité musicale ni perte d’émotion(s). La réussite d’une œuvre d’une telle ambition dépend naturellement aussi des musiciens qui la servent, en l’occurrence toutes et tous de grande classe. Nous ne lasserons donc pas plus longtemps nos lectrices et lecteurs en vantant, comme il se devrait pourtant, chacune de leurs interventions. Écrivons donc la suite de ce compte-rendu au fil de ses vagues successives.
Le rideau s’ouvrit sur les percussionnistes, placés au centre de la scène sur une estrade parce qu’ils sont effectivement la clé de voûte du programme. Lito Mánez (percussions), Álvaro Gamero et Fernando Gamero (palmas) forment un trio d’une discrète présence et d’une cohérence que nous avons rarement entendues à ce niveau. Ils sont flanqués de part et d’autre par deux duos de choristes en charge de varier les couleurs et les effectifs vocaux, à l’unisson ou à plusieurs voix selon les arrangements : Los Mellis, qu’on ne présente plus, et Olivia et Carmen Molina, que nous ne connaissions pas et avons découvert avec délice.
Arcángel entra alors en scène (costume noir, veste croisée, aussi sobres et rigoureux que son spectacle) et lança une mini anthologie de bulerías accompagnées tour à tour par les quatre guitaristes : Benito Bernal, Miguel Ángel Cortés, Salvador Gutiérrez et Francis Gómez, dans l’ordre de leurs interventions. Miguel Ángel Cortés et Salvador Gutiérrez sont des compagnons de longue date d’Arcángel, qui excellent autant en tant qu’accompagnateurs qu’en tant que solistes. Francis Gómez se distingue par un toque très personnel, subtil mélange de tradition et d’harmonies "contemporaines" plus pimentées. C’était la première fois que nous écoutions Benito Bernal sur scène ; le benjamin du quatuor nous a semblé promis à un bel avenir. Ils ne se privèrent pas de converser dans des configurations diverse, du duo au quatuor.
Il s’agissait évidemment de présenter les styles très différents des quatre guitaristes, chacun étant affecté en soliste à l’accompagnement d’un type de bulería spécifique d’un territoire ou d’un créateur, sur des tempi et dans des modes et/ou tonalités divers : citons, dans le désordre et sans être exhaustif, Sanlúcar, Jerez, Antonia Pozo, Manolo Caracol, Camarón ou Enrique Morente. Ce premier périple por bulería s’acheva à Cádiz, avec les onze musiciens au complet.
Une mutation rythmique insensible nous conduisit aux tangos du Sacromonte, non sans un hommage à Enrique Morente ("Mi pena", album "Sacromonte", Zafiro, 1982) conclu par un magnifique arrangement vocal polyphonique. Cette première partie du programme s’était déroulée en continuité, les musiciens prenant soin de ne pas laisser au public le temps d’applaudir. Les tangos se sont achevés sur un dernier tercio chanté a cappella par Arcángel. Là encore, Salvador Gutiérrez enchaîna immédiatement por soleá, en duo avec le cantaor : plusieurs cantes de La Serneta conclus par un cante d’Antonio Frijones. Il passa alors le témoin à Miguel Ángel Cortés, pour une série trianera sur tempo plus modéré : José Lorente, El Arenero, Charamusco...
Il était temps pour Arcángel de faire une pause bien méritée, mais pas pour nous autres auditeurs : accompagnés par Francis Gómez et Benito Bernal, Los Mellis nous régalèrent d’une belle version de la "Baladilla de los tres ríos" de Federico García Lorca — de Pata Negra (album "Rock gitano", Mercury, 1983) jusqu’à, très récemment, Miguel Poveda por cantiñas (album "Poema del Cante Jondo", Concert Music Entertainment, 2024), en passant par Pasión Vega (album "Lorca sonoro", Concert Music Entertainment, 2022), les adaptations plus ou moins flamencas n’auront guère manqué, mais celle-ci était particulièrement aboutie.
Le retour d’Arcángel marqua le début d’une paire de duos chant / guitare. D’abord une série de cantes de mina historiques avec Francis Gómez, qui adopta le balancement binaire d’origine pour les deux derniers : minera de Basilio (version Manuel Vallejo), taranto de Pedro el Morato et cartagenera de El Rojo el Alpargatero. Benito Bernal se joignit au guitariste précédent pour les siguiriyas, sur un tempo enlevé (comme l’avait tenté Manuel Vallejo, et comme l’avait popularisé beaucoup plus tard Enrique Morente) et accelerando. Sur un continuo et non sur une succession de falsetas et d’appels : El Loco Mateo, Francisco La Perla et cante de cambio de Curro Dulce. Un autre duo, formé de Miguel Ángel Cortés et Salvador Gutiérrez, harmonisa magnifiquement une chanson de Quintero, León et Quiroga, chère à Manolo Caracol, "Azucena (No me llores niña)". Pour mettre en valeur le texte, Arcángel s’y livra à un fondu-enchaîné parlando-arioso-cantando (por bulería) avec le renfort du trio rythmique et des quatre choristes, en polyphonie.
Après tant d’émotions, nous avions bien mérité un moment de franche gaîté por tango, partagé par Árcángel qui se départit un peu pour l’occasion de son intense concentration, mais pas de son exigence mélodique et rythmique : cantes del Piyayo, tangos de Triana et tangos rumberos "cubanos" (Pastora Pavón "Niña de los Peines" et Pepe de la Matrona). Le groupe était au complet et prêt pour un final por cantiñas : une suite de cantes à modulations multiples, façon Enrique Morente, couronnée en apothéose par un chœur qui sonnait comme un hommage à Manolo et Isidro Sanlúcar ("Puerta del Príncipe"...).
Ovation debout du public, mais... en fait, ce n’était pas fini. Arcángel prit le temps de présenter chaleureusement et respectueusement chacun de ses partenaires et de ses techniciens, avant un dernier acte consacré aux fandangos de Huelva, que tous les spectateurs espéraient. Variété des tempi et des tonalités, des formations instrumentales et vocales, etc. : c’était un condensé du reste du concert. Toujours attentionné, Arcángel confia l’interprétation de quelques cantes à ses choristes féminines, puisque Los Mellis avaient eu leur moment privilégié avec García Lorca. Macarena López orna un fandango de son châle, avant de danser une sevillana, "Que también es de Sevilla" de Manuel Pareja Obregón — du fandango de Huelva à la sevillana, il n’y a qu’un pas, via les seguidillas de Alosno. Enfin, Arcángel chanta seul des fandangos de Alosno terminés par le "cané" et son célèbre saut d’octave.
Cette fois, c’était (malheureusement) bien fini. Il nous reste à espérer que "Un mar de cantes" fera l’objet d’un enregistrement, live si possible.
Claude Worms
Photographies : Laura León / Archivo fotográfico La Bienal de Flamenco.
José Antonio Rodríguez, El Pele et Antonio Canales : "Maestros"
Real Alcázar / 20 septembre 2024
1) Composition et guitare : José Antonio Rodríguez
2) Chant El Pele
Guitare : Niño Seve
Palmas : ?
3) Danse : Antonio Canales
Chant : David el Galli et Manuel de La Tomasa
Guitare : David de Arahal
Percussions : José Carrasco
"Maestros" ? Nous ne contesterons certes pas ce statut à José Antonio Rodríguez, El Pele et Antonio Canales. Mais le flamenco en compte beaucoup d’autres, et nous ne comprenons pas la logique de l’association de ces trois-là dans un même spectacle, tant leurs esthétiques sont différentes. Origine géographique ? — les deux premiers sont cordouans et le troisième sévillan. S’agissait-il de fomenter une rencontre féconde ? Le programme que nous avons téléchargé ne laissait rien augurer de tel et les trois artistes s’y refusèrent résolument — seul une initiative impromptue d’El Pele noua un début de dialogue (cf. ci-dessous). Il s’agissait donc d’une soirée en trois parties distinctes, au demeurant d’intérêt fort inégal, séparées par les temps morts nécessaires aux changements de plateaux, dont le public profita pour se livrer à quelques élongations et promenades réparatrices, les sièges étant particulièrement redoutables pour les lombaires.
Commençons par la plus insipide, la dernière. Nous en retiendrons surtout une belle introduction por malagueña de David de Arahal dont un long trémolo lyrique comportant une séquence utilisant la technique du trémolo continu sur basses non périodiques de Manolo Sanlúcar. La transition a compás laissait présager des cantes abandolaos, mais David el Galli et Manuel de la Tomasa, enchaînèrent sur deux jaleos extremeños (les deux rythmes sont proches parents), dont l’inévitable "Yo vengo de mi Extremadura", en professionnels compétents mais sans entrega excessive. Ce fut le cas également pour des pregones a cappella conclus par celui de Macandé (pas de danse) — l’un de nos grands regrets reste celui d’être né trop tard pour avoir eu l’occasion de goûter ses fameux caramelos.
Le tout fut achevé prestement par des soleares qui auraient été tout aussi anodines si El Pele — soit qu’il en ait eu une envie irrépressible, soit qu’il ait senti que l’affaire sombrait dans un ennui profond — n’avait interrompu ce qui se passait (ou plutôt ne se passait pas) sur scène en entonnant deux cantes depuis le public. Antonio Canales répondit par quelques marquages bien sentis, puis l’invita à monter sur scène (romance por soleá). Nous étions au dernier rang et avons pu constater que, même sans micro, la voix du cantaor nous parvenait sans difficulté (les représentations d’Ópera Flamenca dans des arènes ne lui auraient posé aucun problème...). Après cette opportune parenthèse, tout rentra dans l’ordre jusqu’à une fin imminente. Antonio Canales n’aura donc dansé que deux palos. Et encore, par intermittences : un baile discontinu et incohérent, dont quelques détails bienvenus (gracieuses rotations des poignets, couples remate/desplante) perdus dans des déambulations sur scène passablement erratiques ne pouvaient à eux seuls justifier le titre de la soirée.
Nous nous réjouissions d’écouter José Antonio Rodríguez "a guitarra desnuda". Une fois de plus, elle fut tempérée par une sonorisation saturée de décibels et de reverb, au point de rendre le timbre de l’instrument méconnaissable. S’y ajoutaient quelques effets de pédale (delay, sampler) inutiles. Nous n’avons rien contre, mais encore faut-il que la conception des compositions les intègre en amont, ce qui n’était pas le cas ici. Peut-être le guitariste pensait-il pouvoir ainsi pallier l’absence de l’instrumentation des versions studio de certaines d’entre elles (colombiana et bulería). Le récital s’acheva par "Manhattan de la Frontera", doublement emblématique. D’abord parce que c’est l’une des pièces les plus célèbres du compositeur. Ensuite parce que l’album éponyme (BMG, 1999) marque sa rupture définitive avec le style de ses deux précédents albums, antérieurs de plus d’une décennie, beaucoup plus traditionnels et marqués par l’enseignement de son maître au Conservatoire de Cordoue, Manuel Cano (cf. "Calahonda", Fonoruz, 1985 et "Callejón de las flores", Pasarela, 1987). La composition, thème et variations de forme A / B / A’ se situe dans la lignée des bulerías de concert de Mario Escudero ("Ímpetu") et Víctor Monge "Serranito" ("Gitana", sous-titrée jaleo, mais c’est tout comme). Les sections extrêmes en mode flamenco sur Do# encadrent un épisode central modulant sans transition por medio (mode flamenco sur La). Le retour au mode flamenco sur Do# s’opère par une première modulation à la tonalité homonyme majeure du mode por medio, La majeur, puis une seconde de la tonalité de La majeur au mode flamenco relatif (sur Do#).
Les quatre autres pièces du programme, toutes issues du dernier disque de José Antonio Rodríguez que nous vous recommandons chaudement (“Adiós Muchachos...", Moon Moosic, 2019), nous semblent confirmer le parallèle que nous venons d’esquisser avec le style de Serranito : la densité harmonique et contrapuntique y est plus déterminante pour l’expressivité que les thèmes mélodiques — ce qui suppose une main gauche exceptionnelle. Nous n’en donnerons qu’un seul exemple, deux séquences harmoniques très serrées tirées du passage qui précède l’accelerando final de la soleá : d’abord un cambio au cours duquel l’accord de dominante de la tonalité de Mi majeur, B(b9) est amené par un chromatisme descendant Dm7 – Dbm7 - C7M, sur un ligado permanent à la voix aigüe entre les notes Si et Do sonnant comme un glas ; la résolution de cambio serait une cadence flamenca IV – III – II – I si les accords qui la constituent n’étaient pas pour les trois premiers des accords mineurs : Am7(9) – Gm7(9) – Fm7(9) – F7/Eb – E — c’est du moins ce que nous avons cru entendre sur le vif.
Comme celles de son illustre aîné, les interprétations de José Antonio Rodríguez étaient d’une limpidité exemplaire sur une palette dynamique riche en nuances. Dans l’ordre du programme : "Nana para un niño grande", malgré son titre une quasi granaína, en mode flamenco sur Si, donc ; "Guadalcazar" (soleá) "Athena" (rondeña) ; "Cabo de la Vela" (colombiana, La majeur) ; "Manhattan de La Frontera" (bulería).
Une série de cantes d’El Pele suffit toujours à notre bonheur. Il nous en a offert quatre, dont les trois premières d’une longueur inhabituelle. El Pele a thésaurisé dans sa voix une histoire quasi exhaustive de la vocalité flamenca : la puissance aisée de la voix de poitrine de Manuel Torres associée à des attaques aspirées qui donnent l’illusion que la première note surgit du néant ; la longueur de souffle et la finesse mélodique de Tomás Pavón ; les passages de registres imperceptibles et la virtuosité ornementale de Pepe Marchena ; le vibrato / "bebeo..." d’Aurelio Selles, etc. ; et jusqu’au soupir à peine audible qu’Antonio Mairena a substitué aux ayeos de liaison dans sa version de la siguiriya de Joaquín La Cherna, que seul à notre connaissance il a réussi à maîtriser. Il peut passer du ppp au fff insensiblement ou abruptement ; chanter intégralement un tercio, voire un cante, mezza voce sans rien perdre de sa justesse d’intonation et de sa densité émotionnelle ; alterner messa di voce et attaques staccato à une vitesse stupéfiante sans que l’intelligibilité du texte en pâtisse.
Bref, vocalement, il peut tout faire et tout se permettre. Ajoutons une profonde connaissance du répertoire du cante traditionnel, dont les codes et les modèles mélodiques ne sont pas pour lui une contrainte mais condition de sa liberté créatrice. Ce en quoi il est l’héritier des monstres sacrés d’antan, tels Manolo Caracol ou Enrique Morente. Nous ne lasserons pas plus longuement nos lectrices et lecteurs avec une liste de superlatifs qui serait interminable. Une dernière remarque cependant : avec intelligence et non sans une certaine malice, El Pele donne l’illusion d’une improvisation permanente, alors qu’il sait constamment où il va. Il sait comment "llegar al público" sans tomber dans la facilité, la démonstration ou l’histrionisme. Il "suffit" d’une conscience aigüe de la richesse potentielle de chaque modèle mélodique et des limites à ne pas dépasser : comment le varier à l’infini sans le dénaturer.
Même s’il a chanté avec de nombreux guitaristes (cf. l’album "Ocho Guitarras... y un Piano", World Music Factory, 2008), El Pele a toujours choisi soigneusement ses accompagnateurs attitrés. Tous trois cordouans, Vicente Amigo, Manuel Silveria et Niño Seve possèdent de nettes affinités stylistiques qui montrent que le cantaor sait exactement ce qu’il recherche et ce qui lui convient. Le dernier est digne de ses deux prédécesseurs, et apporte aussi à El Pele, dont il suit (et parfois devance) à la perfection toutes les intentions, de nouvelles couleurs sonores — par exemple, pour les dernières siguiriyas sur tempo rapide, un contrechant permanent en pizzicato étouffé (une sorte de "palm mute" flamenco). Au programme :
• malagueñas (Aurelio Selles, El Mellizo, La Trini, La Peñaranda) fandangos et Lucena et cante abandolao de Juan Breva.
• soleares : une douzaine de cantes parcourant la totalité des répertoires locaux (Alcalá, Lebrija, Jerez, Cádiz et Triana). Il serait trop long d’énumérer ici tous leurs auteurs supposés. Contentons-nous de citer les versions extraordinaires des soleares de La Jilica et d’El Portugués.
• siguiriyas (El Marrurro, Manuel Molina/Manuel Torres, Joaquín La Cherna, El Loco Mateo, El Planeta/Pepe Torres, El Tuerto de la Peña).
• cantiñas (El Pele), alegría et cantiña (Pastora Pavón "Niña de los Peines"). El Pele ne pouvait achever son récital autrement que par ses deux premières cantiñas personnelles ("Huellas de gaviota" — album "La fuente de lo jondo" Pasarela, 1986) qui, depuis leur enregistrement, n’ont jamais cessé d’être imitées, pillées, variées, etc. avec des bonheurs divers.
Claude Worms
Photos : Laura León / Archivo fotográfico La Bienal de Flamenco
"De pozo y luna"
Real Alcázar / 18 septembre 2024
Chant : Inés Bacán et La Macanita
Piano : Pedro Ricardo Miño
Percussions : Paco Vega
Palmas : Juan Diego Valencia et Cantarote
Outre celui de chanter de manière absolument singulière, Inés Bacán possède un autre don mystérieux, celui d’emporter sa maison avec elle où qu’elle aille et de converser intérieurement avec ses familiers, plusieurs générations de Peña lebrijanos, en vie ou défunts — parmi lesquels son frère et mentor Pedro, à qui elle doit d’avoir osé monter sur scène au cours de la première tournée historique du "clan des Pinini". Elle ne manque d’ailleurs jamais de l’évoquer (invoquer ? convoquer ?) par la nana "Cansada marisma" qu’elle lui a dédiée et dès son premier disque ( "De viva voz", Auvidis, 1995) par laquelle elle commença son récital en lui adjoignant une version poignante de "A dormir va la rosa..." de Luis de la Carrasca (non sans quelques emprunts à Bernardo el de los Lobitos...).
Avec une telle escorte, on conçoit qu’Inés Bacán occupe instantanément la totalité de l’espace — musical et scénique —, même aux dimensions des jardins de l’Alcázar ; involontairement, tant elle est radicalement étrangère aux jeux de séduction entre artistes et public. Aussi nous est-il impossible de commencer ce compte-rendu autrement que par un gros plan sur elle. La cantaora vous accueille généreusement chez elle, mais ne viendra jamais vous chercher. On entre ou pas. Nul besoin de présentations, de connaissances ou de mots de passe "flamencologiques" préalables. Il suffit d’accepter de s’immerger dans son univers musical et émotionnel et de s’y laisser submerger — votre générosité vous sera rendue au centuple, larmes inévitables comprises. Son art est totalement réfractaire à toute description, plus encore à l’analyse — nous vous renvoyons ici au texte publié ce même jour sur la page Facebook de Flamencoweb par Maguy Naïmi, qui en parle beaucoup plus justement que nous.
Bien qu’elle semble indifférente à son environnement sonore dès qu’elle chante — guitare, piano, percussions, palmas ou rien du tout, c’est tout un —, Inés Bacán dirige pourtant de ses bras les intermèdes instrumentaux, non pour en pointer les articulations mais plutôt pour en dessiner les courbes plus ou moins suaves ou accidentées selon une partition intérieure que l’on devine se poursuivre entre les cantes ou les tercios. On saura gré à ses accompagnateurs d’y avoir été attentifs, autant que possible dans un contexte hautement imprévisible : Pedro Ricardo Miño (piano), Paco Vega (percussions), Juan Diego Valencia et Cantarote (palmas). Comme toujours, les interprétations d’Inés Bacán ont associé douceur et intensité, une alliance des contraires qu’elle obtient par de périlleux portamento/glissando ascendants chantés crescendo. Comme rarement, elle les a réalisés avec une justesse d’intonation qui parfois lui fait défaut — même accompagnée par une guitare, ce qui nous laissait quelques craintes pour un duo voix / piano. Deux séries de cantes emblématiques de Lebrija / Utrera suivirent les nanas : romances por bulería et siguiriyas. Passées par le double filtre du style local et de celui d’Inés Bacán, ces dernières sont décantées jusqu’à atteindre leur noyau dur modal, en une sorte de “canto llano flamenco" (pour mémoire : El Viejo de la Isla, francisco la Perla et Paco la Luz).
Pour conclure son récital, Inés Bacán a repris une milonga d’Atahualpa Yupanqui, "Los ejes de mi carreta", qu’elle chantait déjà dans le spectacle "La Curva" d’Israel Galván. Avant de l’adapter por bulería, elle l’a d’abord interprétée dans sa version quasi originale, sans en modifier la mélodie ni en altérer le rythme, sauf rubato d’expression. Ce qui tendrait à prouver une fois de plus que la qualité flamenca d’un chant ne tient pas au répertoire dûment autorisé par la faculté flamencologique, mais à un style vocal "por lo flamenco". En tout cas, c’était là encore beau à pleurer.
Avant d’aller chercher Inés Bacán et de la conduire affectueusement sur scène, Pedro Ricardo Miño avait débuté le concert par deux de ses compositions, en compagnie du trio percussions / palmas. Il récidiva avant la deuxième partie de cante, cette fois pour La Macanita. Quatre pièces solistes au programme donc, trois étant issue de son album "Piano con duende" (El Pescador de Estrellas, 2003) : "Soníos negros" (siguiriya), "Tío Beni" (alegría) et "Fiesta en la Plazuela" (bulería), dans des versions sensiblement différentes. Nous n’avons pas identifié la quatrième, des tientos et tangos — peut-être un inédit. Quel que soit le palo, l’écriture et l’interprétation du pianiste s’inscrivent dans les canons du piano flamenco "traditionnel" tels que définis par Arturo Pavón, non sans quelques emprunts à des harmonies plus jazzy : l’école du piano classique espagnol adapté aux codes du flamenco.
La structure s’inspire donc celle des duos chants / guitare : montages de modules d’articulation (paseos, llamadas, remates, etc.), falsetas et cantes. Pour les modules et les falsetas, les ressources offertes par le piano servent à étoffer l’harmonisation, à complexifier les polyrythmies ou à imiter des techniques de guitare — rasgueados par des accords plaqués alternativement aux deux mains, trémolo par des notes répétées, arpèges de main droite sur ostinato de main gauche, etc. Citons, entre autres, des imitations des remates en alzapúa "à l’ancienne" (pouce et index alternés) et des falsetas de Niño Ricardo pour la siguiriya, des variations sur le motif d’accompagnement de l’escobilla pour l’alegría. Les paraphrases de cantes sont essentiellement ornementales, de brèves incises de notes conjointes figurant les mélismes : les tangos du Sacromonte (dont une brève citation de "Los saeteros" d’Enrique Morente) et les alegrías nous ont semblé particulièrement séduisants. Ajoutons qu’une telle conception offre l’avantage d’être aisément accessible et compréhensible, ce qui ne signifie évidemment pas simpliste. Quelques tics de langage rendent certains passages trop prévisibles, notamment la réitération de crescendos systématiquement conclus par un silence abrupt, si possible à contretemps. Ils étaient ce soir soulignés par une reverb envahissante associée à un niveau sonore excessif : ce cocktail, déjà nuisible à la guitare, est fatal au piano qui n’en a nul besoin, et plus encore à l’accompagnement de la voix.
La Macanita nous a semblé plus désorientée qu’Inés Bacán par l’absence de guitare. Nous lui savons gré d’avoir commencé par deux cantes que nous n’avions pas encore entendus depuis notre arrivée à Séville, la malagueña-granaína de Manuel Torres ("A buscar la flor que amaba..." et la malagueña del Mellizo ("En mi balcón..."). Bien que ce ne soit pas là le répertoire de prédilection de La Macanita (en difficulté pour la réaliser avec la fluidité requise les ayeos intermédiaires du second), tout allait globalement bien jusque-là. L’affaire se gâta nettement avec les deux cantes abandolaos conclusifs, le fandango de Frasquito Yerbabuena et une malagueña de Juan Breva (du moins nous a-t-il semblé...). Heureusement, La Macanita apparut nettement plus à son affaire dans une série de cinq soleares, à notre avis la meilleure de son récital : La Andonda, Juaniqui et La Serneta encadrés par deux cantes de Joaquín el de La Paula. Des tientos et tangos puisant pour partie dans le répertoire de Pastora Pavón "Niña de los Peines" nous ont moins convaincu, avant un retour aux fondamentaux de la cantaora nettement plus réussi : cuplé por bulería suivi de bulerías, dont un bel hommage à Fernanda de Utrera ("Cuando se enteré el sultán...").
Avec leurs accompagnateurs et a compás de siguiriya, les deux artistes ont conclu dignement la soirée par un mano a mano por toná y martinete achevé en duo sur l’inévitable "Y si no es verdad...".
Claude Worms
Photos : Laura León / Archivo fotográfico La Bienal de Flamenco
Calixto Sánchez
Photo : Juan Flores / ABC de Sevilla
"Por los siglos del cante"
Real Alcázar / 18 septembre 2024
Chant : Nano de Jerez, Calixto Sánchez, Marcelo Sousa, José de la Tomasa et Juan Villar
Guitare : Antonio Carrión, Manuel Herrera, Manuel Jero et Eduardo Rebollar
Coordination musicale : Eduardo Rebollar
Idée originale : Manuel Curao
Nano de Jerez et Eduardo Rebollar
Photo : Juan Flores / ABC de Sevilla
Nano de Jerez, Calixto Sánchez, Marcelo Sousa, José de la Tomasa et Juan Villar : cette affiche aurait pu être celle d’un festival d’été andalou des années 1970 – 1980. Pour que la reconstitution historique soit complète, il aurait suffi d’installer une buvette au fond des jardins de l’Alcázar et quelques manèges à proximité...
Seuls les quatre guitaristes — et quels guitaristes ! — n’étaient pas "de época". Commençons par eux, tant la qualité de l’accompagnement est déterminante dans un tel contexte. Tous sont des accompagnateurs émérites et connaissent parfaitement le répertoire du cante, qu’ils interprètent à l’occasion de manière fort respectable — rappelons d’ailleurs qu’Antonio Carrión a enregistré un disque en tant que cantaor, accompagné par rien moins qu’Enrique de Melchor, Moraíto, Manolo Franco, Paco Cortés, Pedro Sierra, Domi de Morón et Manuel Herrera ("Un sueño con mi gente", la Voz del Flamenco, 2008). Au-delà de ce point commun, la diversité de leurs styles fut l’un des grands agréments du concert. Antonio Carrión est un fidèle héritier de Melchor de Marchena et de son fils Enrique de Melchor (respectivement, ce soir, siguiriya selon le premier, taranto et fandango selon le second). De syncopes en contretemps, Manuel Jero perpétue le jeu a cuerda pelá de son père (tango, bulería). Parmi les guitaristes contemporains, Eduardo Rebollar se signale par un usage particulièrement incisif et original des rasgueados. Joués en continuité sur plusieurs compases et parcourant des positions d’accords sur toute la longueur du manche, ils fournissent la matière de véritables falsetas souvent conclues par des remates de pulgar staccato (tango, bulería, soleá). Manolo Herrera est un éminent représentant de l’école sévillane : parfaite justesse de style quel que soit le palo, basée ce soir sur de subtiles paraphrases de classiques de Niño Ricardo ou de Paco de Lucía première période (farruca, siguiriya). Sa limpidité d’exécution et sa sonorité à la fois lumineuse et pleine nous ont rappelé la manière de Manolo Franco.
Pas de "maestras" au programme, mais nous avions écouté la veille Aurora Vargas, et nous nous apprêtions à écouter Inés Bacán et La Macanita le lendemain. Les cinq maîtres vétérans avaient le redoutable honneur de représenter les trois grands territoires flamencos du bas Guadalquivir, Cádiz, Jerez et Sevilla. Cette dernière était nettement avantagée, en partie du fait de la défection du jérézan Romerito, atteint d’une pneumonie — âgé de quatre-vingt-douze ans, il aurait été le doyen de la soirée. Le concert débuta par deux séries de cantes a palo seco, savoureux pregones par Calixto Sánchez (Mairena del Alcor, 1946) suivis de martinetes par José de La Tomasa (Sevilla, 1951).
Juan Villar et Manuel Jero
Photo : Laura León / Archivo fotográfico La Bienal de Sevilla
La deuxième partie, sous-titrée "El silencio se hace fiesta", était dévolue Cayteano Fernández González "Nano de Jerez" (Jerez, 1948), issu d’une dynastie cantaora dont l’un des représentants les plus illustres fut son père, Tío Juane, et à Juan Villar (Cádiz, 1947). El Nano est de ces artistes qui conçoivent le cante comme une affaire, non de virtuosité vocale mais de soniquete, c’est- à-dire une manière singulière, propre à un quartier, d’effleurer le compás et de se mouvoir suavement dans ses interstices. L’âge n’a donc pas de prise sur ce type de cantaores, ce qu’il démontra dans deux des spécialités locales, soleares por bulerías et bulerías (guitare : Eduardo Rebollar). Juan Villar était audiblement handicapé par des problèmes de souffle qu’il surmonta par de courtes cellules mélodiques dont la succession en brusques sursauts parvenait miraculeusement à reconstituer virtuellement la continuité des modèles mélodiques originaux : la science, la profondeur et le peso suppléent à une aisance défaillante. Il transforma ainsi des tangos extremeños et des bulerías de "su propia cosecha" (mélodies et letras d’ores et déjà inscrites dans la mémoire de tout aficionado qui se respecte), supposément festeros, en cantes dramatiques (guitare : Manuel Jero).
Les trois dernières parties du concert nous ont définitivement ramenés à Sevilla : successivement, "De Cádiz a Sevilla. Un camino de contrastes", "Mi sangre. Por los siglos de unas venas" et "Versos finales. Y la memoria del cante".
Marcelo Sousa et Manuel Herrera
Photo : Laura León / Archivo fotográfico La Bienal de Sevilla
Marcelo Sousa (Guillena, Sevilla, 1949) est l’un des innombrables cantaore(a)s ignorés par les médias comme par l’histoire officielle du flamenco, malgré une fréquentation assidue des peñas, des concours et des festivals locaux, et une discographie des plus recommandable (et que d’ailleurs nous vous recommandons) : "Contra viento y marea", "De viva llama", "Navegando" et "Por los caminos cantando" — tous pour le label Cambaya, respectivement 1992, 1997, 2016 et 2018. A soixante-quinze ans, enfin invité par un festival international (merci à la Bienal !), il aura sans doute été une révélation pour nombre de spectateurs — et pas seulement pour les guiris... A partir d’une stricte orthodoxie mairéniste, il a progressivement développé une vocalité plus nuancée et expressive servie par une puissance vocale et une longueur de souffle comparables à celles de José Menese grande époque : après une magnifique — et peu fréquentée ces temps-ci —farruca (dernière partie originale et artistement contrepointée par Manuel Herrera, avant l’accelerando final), des siguiriyas à couper le souffle (Tomás el Nitri, El Fillo et cabal de Silverio Franconetti — guitare : Manuel Herrera).
José de la Tomasa et Antonio Carrión
Photo : Laura León / Archivo fotográfico La Bienal de Sevilla
Les siguiriyas sont une affaire de famille pour José de la Tomasa. Aussi nous en offre-t-il toujours des versions remaniées (ce soir, Manuel Molina, El Marrurro et El Planeta), d’autant qu’il a lui-même remis sans cesse ces modèles mélodiques sur l’ouvrage ; de sorte qu’on pourrait tout aussi bien les désigner comme des siguiriyas de José de la Tomasa. La siguiriya attribuée à El Planeta surtout était un chef-d’œuvre. Il s’agit en principe d’une sorte de psalmodie passablement filandreuse sur un balancement tonique / dominante permanent. Le cantaor la transforma en une majestueuse arche mélodique par des inflexions artistement profilées vers les deux extrêmes de sa tessiture — plutôt qu’à El Planeta, il attribua à juste titre cette siguiriya à Pepe Torres (le frère de Manuel) qui le premier l’enregistra pour l’anthologie dirigée par Antonio Mairena, soit un bon siècle après que El Planeta soit parti rejoindre son astre favori... ("Antología del Cante Flamenco y Cante Gitano", 1965). Les tarantos qui suivirent étaient plus proches de la délicate sinuosité vocale de Cojo de Málaga que de la véhémence de Manuel Torres. Enfin, ses quatre fandangos dans le style de El Chocolate furent remarquables (et ovationnés) non seulement pour leur interprétation mais aussi pour la cohérence du choix de belles letras centrées sur la vieillesse (guitare : Antonio Carrión).
Il revint à Calixto Sánchez de conclure la soirée en compagnie d’Eduardo Rebollar. Il suffisait de fermer les yeux et d’écouter avec ravissement pour être transporté à Mairena del Alcor en 197..., tant son aisance et sa voix n’ont pas changé : toutes les nuances d’intensité possibles sans jamais forcer la voix, intonation impeccable, tercios liés sur le souffle pour mieux mettre en valeur les courbes mélodiques et non pour se livrer à quelque démonstration de "poderio" superflue, etc. : soleares (Joaquín el de La Paula, La Serneta, Antonio Frijones) conclues par le cante de cierre d’Antonio Mairena modulant à la tonalité mineure homonyme ("Yo no me monto en el tren...", sur une letra différente) ; tientos et tangos "cubanos" chers à Pepe de La Matrona ; truculentes chansons originales por bulería en mineur, spécialités du maître.
Soirée magique... et un seul regret : elle s’acheva abruptement sans la "ronda" de tonás de rigueur et sans même que tous les artistes ne se réunissent pour saluer le public.
Claude Worms
Aurora Vargas : "Cuando sale la aurora"
Real Alcázar, 16 septembre 2024
Chant : Aurora Vargas et Antonio Reyes (artiste invité)
Guitare : Miguel Salado et Manuel Valencia
Violon : Bernardo Parrilla (artiste invité)
Danse : Pastora Galván (artiste invitée)
Chœurs : Niñas del Mono (Rocío Vargas, María Vargas, Juana Vargas et Rocío del Corzo)
Palmas : Manuel, Diego et Javi (?)
A peine quelques secondes laissées aux musiciens pour chauffer la salle — pardon, le jardin — por tango : Aurora Vargas déboule sur scène façon "torbellino" et s’en empare furieusement. Sa voix ajoutée à celle des quatre choristes (Rocío Vargas, María Vargas, María Vargas et Rocío del Corzo) métamorphose l’estribillo "Mi chacha Dolores", plutôt insignifiant, en un maelstrom vocal euphorisant. Il est clair que la cantaora est décidée à ne pas faire de quartier, d’autant qu’elle est ici chez elle... ou presque : de La Macarena à l’Alcázar, la route peut être longue et semée d’embûches. Il lui aura fallu plus de quarante ans de bons et loyaux services pour accèder enfin à la consécration que représente le concert d’ouverture du cycle programmé dans les jardins du palais par la Bienal.
Ces tangos devenus classiques, qui ne sont pas sans rappeler (sur une letra différente) les tournures mélodiques des seules sevillanas enregistrées par Camarón ("Vámonos pa casa", album "Rosa María", 1976), étaient le premier titre du premier disque de la cantaora ("Acero frío", Pasarela, 1997 — réédition ultérieure indigne par le label Vimusa). Autre temps : les chœurs étaient à l’époque assurés par Las Peligro, qui sévissaient également avec Pata Negra. Les deux guitaristes (Miguel Salado et Manuel Valencia) ont recréé pour l’occasion le riff instrumental original, avec la complicité de Bernardo Parrilla (violon) qui n’est ensuite réapparu que fugacement, "sin pena ni gloria", pour une ritournelle instrumentale en duo avec Manuel Valencia, qui ponctuait sans nécessité apparente les soleares.
Comme La Cañeta et pour les mêmes raisons — disons familiales — Aurora Vargas est cataloguée restrictivement de longue date comme une cantaora "festera", avec tous les clichés de "gracia gitana" et les pataítas (au demeurant savoureuses) qu’implique cette catégorie. Catégorie supposée subalterne, à tort : on ne voit pas en quoi chanter des bulerías ou des tangos "por derecho" serait moins digne et plus facile que d’entonner des siguiriyas ou des soleares. Ce qu’elle démontra immédiatement avec une série de cantes por soleá de Cádiz (Enrique el Mellizo), Alcalá (Joaquín el de La Paula), Triana (La Andonda) et Lebrija (La Serneta). Après une longue attaque sforzando saisissante, elle résolut le temple par des graves d’une douceur ineffable. Elle se livra ensuite sur tous les modèles mélodiques à une démonstration de phrasés imprévisibles hérissés de micro césures dont nous ne savons si elles étaient délibérées ou induites par quelques difficultés vocales. En tout cas, le résultat était passionnant, musicalement et émotionnellement, pour qui gardait en mémoire telle ou version de Tomás Pavón ("Dices que tú a mí no me quieres...") ou de Pansequito ("Si te casas yo me caso..."). Comme le premier, elle commence souvent les tercios sur le troisième temps du compás : non pour lier les tercios sur le souffle comme lui, mais au contraire pour les fracturer en courtes cellules mélodiques — des fulgurances, me souffle Maguy Naïmi — systématiquement placées différemment sur le compás. Ce à quoi se livrait aussi Pansequito, mais la version d’Aurora Vargas n’en gardait que la manière et renouvelait totalement la réalisation. On conçoit la difficulté d’accompagner un tel style de cante : nous ne pouvons qu’admirer le respect et l’intuition de Manuel Valencia... et sa patience lors des longs silences pendant lesquels il se contenta parfois de quelques golpes qui suffisaient à garantir la continuité musicale.
Nous avons retrouvé la même originalité des phrasés dans l’interprétation des quatre siguiriyas (Manuel Torres, Tío José de Paula, Joaquín La Cherna et Diego el Lebrijano). Le modèle mélodique attribué à Tio José de Paula en particulier, simple vocalement, est d’une grande difficulté musicale du fait du décalage permanent des tercios et de leurs découpages internes par rapport au compás : pour faire bref, écrivons que la version d’Aurora Vargas était digne de celles de la spécialiste incontestée de ce cante, Tía Anica la Piriñaca. S’ajoutait à cette qualité de phrasé un usage particulièrement dramatique des contrastes dynamiques parfaitement anticipé par l’accompagnement de Miguel Salado, qui joua en intermède une falseta figurant au répertoire de tous les guitaristes jérézans : pour faire court, une volute sur l’accord du troisième degré (C) dont la répétition est précisément propice aux contrastes de dynamique et de tempo.
Sur un tempo d’enfer, nous devons à Aurora Vargas des alegrías d’anthologie, parmi les plus belles que nous ayons entendues ces dernières années : swing dévastateur et intonation parfaite malgré l’amplitude vocale requise par quatre cantes classiques dûment pourvus de leurs juguetillos. Même fougue communicative pour une autre série de tangos "de la casa" : "taratatrán, taratatrán, taratatréiro..." martelés a compás histoire de bien nous situer à Triana, puis deux cantes de Pastora Pavón "Niña de los Peines", puis... désolé, nous n’avons pas pris de notes ensuite pour ne pas en perdre une miette.
"A ver qué hago yo después de eso..." déclara modestement Antonio Reyes, après les alegrías d’Aurora Vargas il est vrai. Pués unos cantes por siguiriya... (Antonio Mairena, Paco La Luz et cabal del Fillo), magnifiques et contrastant très heureusement par leur style avec ce que nous venions d’écouter : sobres, peu ornées, dessinées en amples courbes vocales sur le souffle — la résolution du premier tercio de la cabal sur l’accord de dominante justifiait à elle seule notre voyage à Séville. Miguel Salado préluda adéquatement par une falseta emblématique de Niño Ricardo, en octaves sur bourdon de La. Le cantaor récidiva dans l’excellence pour les soleares qui accompagnaient le baile de Pastora Galván : balancement suave du châle sur la falseta introductive de Manuel Valencia ; marquages hiératiques des bras et des mains, corps quasiment immobile ; première escobilla concentrée sur la qualité et la variété sonores des frappes de pied ; deuxième escobilla "corporelle", remplaçant rapidement le zapateado par des mouvements des hanches et des épaules, des basculés avant, arrière et latéraux conclues par quelques voltes. Pour le final, Aurora Vargas chanta pour la bailaora des bulerías romanceadas et enfin esquissa quelques pas de deux avec elle.
L’impétuosité (voire la rage) vocale d’Aurora Vargas sonnait ce soir comme une revanche et sans doute comme une renaissance heureuse, l’aurore de la seconde carrière qu’elle mérite. A soixante-huit ans, une cantaora a tout l’avenir devant elle.
Claude Worms
Photos : Laura León / Archivo fotográfico La Bienal de Flamenco
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