Festival "Arte Flamenco" de Mont-de-Marsan — du 1er au 6 juillet 2024

dimanche 14 juillet 2024 par Claude Worms

Le festival "Arte Flamenco" a fêté dignement son trente-cinquième anniversaire, avec une programmation de grande qualité, remarquablement équilibrée entre cante, toque (et piano) et baile dans leurs expressions "traditionnelles" ou "contemporaines".

NB : nous étions cette année chargé de présenter un cycle de trois conférences dialoguées avec Olivier Deck. Aussi n’avons-nous pas eu le temps d’écrire nos comptes-rendus au jour le jour comme de coutume, ni d’assister à tous les concerts et spectacles comme nous l’aurions souhaité. Nous nous limiterons donc à quelques réflexions a posteriori qui sont loin d’épuiser la richesse de cette édition, sans entrer dans le détail de tous les programmes.

Rappelons que, hors activités annexes (stages et ateliers, actions culturelles, conférences, résidences — l’écrivaine Lydie Salvaire et le photographe Pierre Dupin —, projections, etc.), les festivaliers étaient presque chaque jour conviés à cinq spectacles, dont trois gratuits (16h30, 18h et 20h30) : à 16h30 à l’Esplanade du Midou — alternativement Carmela Riqueni et Álvaro Sarabia / à 18h sur la Scène du Village — (Alma del Sur ; Maison Bélier ; Cie Ko Sentire ; Gala des Maestros / à 19h au Pôle — Cie María Pagés ; Marco Vargas & Chloé Brûlé ; Cie Manuel Liñán ; Cie Rafaela Carrasco / à 20h30 sur la Scène du Village — Tomatito sextet ; Antoine Boyer, Pepe Fernández et Sangitananda ; Ana Pérez, Cristo Cortés ; Argentina et Árcangel / à 21h30 au Théâtre Le Molière — Esperanza Fernández y familia avec Concha Vargas ; Dorantes avec Leonor Leal ; Miguel Vargas et La Kaíta ; Árcangel, Ángeles Toledano, Rocío Luna et Andrés Armero ; Alicia Gil. Por si fuera poco, ajoutons le spectacle "enfants et familles" de la Cie Soleá (Théâtre Le Molière, 6 juillet, 14h30).

Notre emploi du temps ne nous a permis d’assister qu’aux spectacles programmés à partir de 19h (pas tous, malheureusement), que nous évoquerons brièvement en les regroupant par lieux — tous étaient de grande qualité.

1] Scène du Village, 20h30 :

De gauche à droite : Benito Bernal, Argentina, Árcangel et Francis Gómez

Argentina

Árcangel

Photos : Christophe Surman

La Scène du Village a accueilli le concert de clôture du festival, la "Ruta del Fandango" selon Argentina et Árcangel. Au vu des directives qu’il donnait à ses partenaires, ce dernier était visiblement le maître d’œuvre d’une éblouissante anthologie des fandangos de Huelva, un répertoire riche d’une soixantaine de modèles mélodiques locaux ou de création personnelle (notamment à Alosno pour ces derniers). Fort de son expérience du travail et des arrangements de groupe, acquise notamment lors de sa collaboration avec l’Accademia del Piaccere de Fahmi Alqhai, il réussit à fondre en une trame fluide un programme qui aurait pu se réduire à un kaléidoscope discontinu. De ce point de vue, il pouvait compter sur la musicalité des guitaristes Benito Bernal et Francis Gómez, du percussionniste Lito Mánez et du bassiste Pablo Báez.

La route nous conduisit à Almonaster, Calañas, Santa Bárbara, Cabezas Rubias, Valverde, el Cerro de Andévalo et Tharsis mais aurait pu sinuer par bien d’autres détours. L’évocation des grands créateurs du genre fut tout aussi impressionnante, des maîtres historiques (José Rebollo, Antonio Rengel, Paco Isidro, Paco Toronjo et Pérez de Guzmán — le seul dont le fandango soit accompagné en rythme "abandolao") aux contemporains (Camarón, Enrique Morente, Carmen Linares, Mayte Martín, Miguel Poveda, El Pele et... le guitariste Niño Miguel), sans oublier quelques uns des cantaores qui importèrent les fandangos de Huelva à Séville à partir du concours de Huelva de 1923 et les transformèrent en fandangos "libres" (Pepe Marchena, Manolo Caracol et El Gloria, entre autres). Saluons comme il convient les versions aussi respectueuses qu’originales des fandangos de Morente par Árcangel et du "Moguer" de Carmen Linares et Juan Carlos Romero par Argentina. Les chœurs polyphoniques et les interventions solistes de Carmen Molina et de Los Mellis n’étant pas en reste, le spectacle fut un festin musical et vocal permanent, d’autant qu’un duo des guitaristes accomplit le même travail de mémoire, avec les paseos en rasgueados de l’accompagnateur attitré de Paco Toronjo, El Pinche, des variations sur les falsetas idiomatiques en arpèges et en picado et des citations de compositions Niño Miguel, Paco de Lucía et Rafael Riqueni. Avec les illustrations chorégraphiques de Macarena López, rien ne manquait à la fête.

Le voyage s’acheva comme il convenait à Alosno en un épilogue qui nous a paru bien court au regard de la diversité du legs que nous devons aux musiciens de la ville — peut-être une conséquence des digressions touristiques (vidéos) souhaitées par les sponsors de la province.


La "route du fandango" a été précédée sur la Scène du Village par trois spectacles qui démontrèrent, s’il en était encore besoin, la pertinence des propos de Sangitananda : "Le flamenco fait partie du patrimoine musical français, et ce depuis bien longtemps". Nous ne saurions trop remercier le festival Arte Flamenco de les avoir programmés.

Antoine Boyer

Pepe Fernández

Sangitananda

Juan Manuel Cortés

Rafael de Utrera

Photos : Laurent Robert

La rencontre au sommet des guitaristes Antoine Boyer, Pepe Fernández et Sangitananda, qui plus est avec la collaboration aussi discrète qu’infaillible du percussionniste Juan Manuel Cortés, ne laissait aucun doute sur la qualité d’un concert baptisé à juste titre "Tricolor". On pouvait cependant craindre des assauts de virtuosité pyrotechniques. Or, il n’en fut rien, tant les compositions étaient rigoureuses et donnaient à chaque musicien l’occasion, certes de démontrer son brio technique, mais surtout sa créativité mélodique, harmonique et rythmique. En prologue, une bulería "por medio" en quatuor exposa effectivement les couleurs propres à chacun, en falsetas (chorus serait ici un terme plus approprié) : d’abord Sangitananda, avec une citation d’"Almoraima" (Paco de Lucía), puis Antoine Boyer, avec une adaptation au compás d’un classique de la valse musette-manouche ("Indifférence", de Tony Murena et Joseph Colombo) et enfin Pepe Fernández dont le soniquete jerezano n’ignore rien de l’harmonie de la guitare flamenca contemporaine. Logiquement, l’épilogue reprit la même configuration, cette fois por rumba.

Les présentations étant faites, le quatuor explora tous les mélanges et nuances possibles de ces trois couleurs fondamentales. D’abord en solo, avec ou sans percussions — alegrías en La majeur dans la lignée de "La Barrosa" (Pepe Fernández) ; valse dédiée au guitariste manouche Angelo Debarre, par Antoine Boyer qui, à lui seul, assura à la fois les chorus et la "pompe", parfois quasi simultanément ; rondeña tendue puis délicatement élégiaque ("Respiración", Sagitananda). Suivirent deux duos : une composition de Mathias Duplessy, dense et répétitive, en forme d’envol crescendo proche d’un certain folk contemporain ("Le voyage de l’aigle" — Antoine Boyer et Sangitananda)), puis un mano a mano por bulería et "por arriba", basée sur deux compositions de Pepe Fernández, "Viajero" et "Al maestro Pardo" (avec Sangitananda).

Le panorama "tricolore" aurait été incomplet sans l’accompagnement du cante. Le trio avait invité Rafael de Utrera, dont Pepe Fernández est l’un des accompagnateurs habituels : soleares de Triana, dont deux versions virulentes du cante de José Lorente, tarantas (Fernando "el de Triana" et "de la Gabriela", cette dernière avec une curieuse coda citant la "Tarara", et bulerías — le tout résolument interprété "por Camarón". Les deux guitaristes flamencos avaient accompagné les soleares, Pepe Fernández seul les tarantas. Le trio officia pour les bulerías, ce qui nous valut des contrechants d’Antoine Boyer sur les cantes, certes inhabituels dans un contexte traditionnel mais d’usage courant dans le jazz et, en tout cas, savoureux et "pousse au swing".


Ana Pérez

José Sánchez

Alberto García

Photos : Christophe Surman

A notre grande honte, nous devons avouer que nous n’avions jamais vu Ana Pérez danser en soliste. C’est pourquoi "L’envol du tacón" restera pour nous la révélation de ce festival. Le titre nous semble résumer au mieux son style : enracinement tellurique versus grâce aérienne ; zapateado puissant et cependant finement nuancé versus voltes, braceos et posturas ascensionnelles. Ces oppositions dialectiques développées en séquences conflictuelles sont finalement résolues en figurations d’affects par des desplantes qui les figent en un temps suspendu qui en concentre l’énergie émotionnelle, un peu comme un aria succédant à des récitatifs. Ana Pérez mobilise pour ce faire non seulement toutes les ressources du baile flamenco mais aussi des emprunts stylistiques à la danse contemporaine et aux danses africaines, sans que jamais la continuité des chorégraphies n’en souffre. Le tout au service de la musique (ou plutôt en étroite communication avec), de telle sorte que celle du trio qu’elle constitue avec José Sánchez (guitare et théorbe) et Alberto García (chant) pourrait être qualifiée de "Consort Music", non pour ensemble de violes mais pour voix, instruments à cordes pincées et corps dansant.

Ces analogies avec l’esthétique baroque culminent dans un triptyque conclusif mené par le théorbe : aria / intermède instrumental / soleares apolás. L’aria est une œuvre d’Henry Purcell devenu un hit du répertoire baroque depuis les interprétations princeps d’Alfred Deller ("O Solitude" — texte traduit en espagnol) au cours duquel le théorbe s’en tient à la stricte réalisation de l’ostinato, sans harmonisation — notons que l’ostinato occupe quatre mesures à trois temps conclues par un saut d’octave descendant sur la tonique aux temps 10 et 11, ce qui pourrait convenir à l’accompagnement d’une soleá. Suivent une belle composition instrumentale de José Sánchez et des soleares sur une basse continue de type chaconne. Inutile d’ajouter qu’une telle suite implique de la part du chanteur une technique vocale sans faille et surtout une musicalité et une expressivité qui lui permettent d’habiter aussi intensément la retenue douloureuse de l’aria que l’engagement émotionnel du cante — toutes qualités que possède Alberto García.

Auparavant, le trio nous avait offert successivement des bulerías (trio danse, chant et guitare), un montage cante de trilla / martinete / romance (sur bourdon, sans danse), une farruca (duo chant / théorbe, sans danse) et des tientos et tangos (trio danse, chant et guitare). Les chorégraphies comportent fréquemment des duos danse /guitare avec accelerandos notes contre frappes d’une précision impressionnante, ponctués de silences haletants. Quelques arrangements sont construits en savantes polyphonies à partir de boucles extraites de la partie instrumentale live, reprises par l’électronique et diffusées off. Lo dicho, magnifique !


Cristo Cortés

Carmen Ledesma

Amador Gabarrí

Photos : Laurent Robert

Le spectacle de la Compagnie Manuel Liñán s’étant achevé trop tard, nous n’avons malheureusement pas pu assister au récital de Cristo Cortés. Nous ne voulons cependant pas laisser passer cette occasion de rendre un bref hommage à un grand cantaor que nous respectons et dont nous admirons l’intégrité et la déjà longue carrière. De l’avis de tous nos amis aficionados et de bon goût, "Diaspora flamenca" fut un concert de cante "classique" mémorable, d’autant qu’il était dans un grand soir et sans doute particulièrement motivé par l’une des rares opportunités qui lui sont offertes de chanter "pa’lante" et non "pa’trás". Le festival Arte Flamenco lui ayant donné carte blanche, il avait eu l’excellente idée d’inviter Carmen Ledesma au baile (nous ne nous donnerons pas le ridicule de la présenter) et Amador Gabarri au toque, dont nous avions apprécié le style et l’originalité il y a quelques années en duo avec Tomás de Perrate. La voix, la connaissance du répertoire et l’"entrega" de Cristo Cortés, augmentés du talent de ses deux partenaires, ont sans doute offert aux heureux spectateurs une soirée inoubliable. Il ne nous reste plus qu’à espérer que nous bénéficierons d’une session de rattrapage.

2] Le Pôle, 19h

Photos : Laura Moulié

Todas esas historias carnales, fraternales, tóxicas, platónicas, inventadas… con carácter de copla que me han llevado a experimentar ese milagro indescriptible del éxtasis de la danza que solo a veces sucede.” (Manuel Liñan)

"Enamórate tía, bailas mejor." (dernière phrase du synopsis de "Muerta de amor")

Pour tout décor, un demi huis-clos limité par deux murs et un plancher rose fuchsia, ouvert sur la salle et les musiciens côté cour. Les douze danseurs et musiciens de la troupe sont vêtus de noir. Il n’y aura pas d’autres couleurs jusqu’à la fin du spectacle, comme si tous les amours qui nous seront contés passaient inéluctablement de la passion au drame. La scène comme lieu d’introspection peut-être, en tout cas de la chronique biographique de celles de Manuel Liñan, qui est en effet souvent "morte d’amour", le féminin renvoyant à l’homosexualité. Donc la découverte, la honte et les stratégies de camouflage pendant l’enfance, puis les amours imaginaires, fantasmées ou bien réelles, consommées ou non, les remords, les échecs, les accomplissements ; tout cela finalement assumé et nourrissant l’art du chorégraphe, comme il l’a souvent affirmé. Heureusement, le scénario sera nuancé par de courts moments de tendresse nostalgique ou par quelques épisodes tragicomiques acidulés, dans la veine d’Almodóvar, voire parodiquement burlesques.

Les premiers tableaux résument le propos et en annoncent les épisodes contrastés. Mara Rey incarne la copla, qui resta pendant des décennies la bande sonore rituelle de toutes les histoires d’amour du cinéma espagnol — la copla en tant que genre, et non une "coplera". Elle pousse l’expressionnisme vocal et gestuel de ses interprètes jusqu’à l’extrême caricature, encore soulignée par une robe et une mantille directement inspirées des portraits symbolistes de Julio Romero de Torres. Les danseurs, immobiles, lui répondent par des refrains chantés en chœur a cappella. Manuel Liñan s’empare alors du micro de la chanteuse et esquisse une chorégraphie avec son fil et son pied. Les micros vagabonds, singulièrement celui de Liñan, seront les seuls accessoires du spectacle, dont nous vous laissons imaginer les divers symbolismes déclinés au fil des scènes. L’entrée des instruments, guitare (Fran Vinuesa), violon (Víctor Guadiana) et percussions (Javier Teruel) accompagne une première soleá, suivie d’un cuplé por bulería et enfin du motif de guitare de l’antique malagueña bailable : du baile à l’école bolera, toutes les traditions de la danse espagnole seront effectivement au programme. Tous les danseurs finissent le tableau allongés au sol. Manuel Liñan les relève alors un à un avec son micro et donne le départ d’un nouveau chœur a cappella, le refrain de la colombiana de Pepe Marchena, ("Oye mi voz...", on ne saurait mieux résumer le propos), le dernier debout poursuivant par une guajira en soliste. Les instrumentistes concluent par une zambra (bourdon du violon et guitare) dansée en demi-pointes avec force voltes et entrechats.

Dès lors, le chorégraphe donnera la parole à chacun de ses souvenirs et de ses amants, rêvés ou non. Depuis son œuvre précédente, "¡ Viva !", on connaît sa générosité et son art de fondre en une pièce sans hiatus les styles et les personnalités bien affirmées de chacun de ses partenaires. Sans jamais tirer la couverture à lui, il enchaîne les ensembles, les pas de deux et les solos avec une remarquable fluidité chorégraphique et musicale. Alberto Selles, Juan Tomas de la Molia, Miguel Heredia, José Ángel Capel, David Acero et Ángel Reyes, tous brillantissimes, ont tout loisir de faire valoir leur talent de danseur... et de chanteur — car ils chantent tous fort bien, en soliste ou en chœurs polyphoniques de belle tenue. On retiendra entre autres les alegrías de Juan Tomas de la Molia (cantiña del Pinini et romera par Juan de la María pour le cante), suivies d’un pas de deux avec Manuel Liñan (tangos de Granada) et d’un zapateado final en mano a mano. Les letras soulignent les intentions chorégraphiques, telle la cuplé por bulería ("Yo me muero de duelo...") ou le fandango de Huelva ("La hice pecar y pecó..."), qui suivait une canción-zambra reminiscente des duos de Lola Flores et Manolo Caracol — face à face entre un "baile de mujer"... au masculin et des postures hiératiques issues du "baile de hombre" chères au maître du genre. On retrouva la même fusion du féminin et du masculin dans les sevillanas dansées par un couple lié par une écharpe rouge (belle composition de Fran Vinuesa) et, bien sûr, dans les solos de Manuel Liñan, dont une soleá sur un texte une fois de plus adéquat à la situation ("Dices que a mi no me quieres..." — La Andonda) : dans le remate por bulería, le danseur peut passer instantanément de la manière des bailaoras du Sacromonte à celle, très "masculine" et "de tablao", d’un José Losada Santiago "Carrete".

Le spectacle s’achève sur un sorte de danse celtique débridée menée de main de maître par Víctor Guadiana. Après cette catharsis frénétique, Manuel Liñan, cette fois en costume rose, tend un micro à ses partenaires qui chantent tour à tour une bribe de rumba, reprise finalement en chœur jubilatoire. La morale de l’histoire s’inscrit sur le fond de scène : "Qui que ce soit, pourvu qu’on m’aime." Puis une proclamation : " ¡ Se acabó !". Traduisons : "Se acabaron mis penas...". ¡ Gracias Manuel !.

PS : nous avons peut-être assisté à la naissance d’un nouveau genre, le Musical Flamenco.


Photos : Sébastien Zambon

Selon le synopsis, Rafaela Carrasco et son dramaturge de prédilection, Álvaro Tato, se proposaient de convoquer les neuf muses impliquées dans l’acte de création (Uranie, etc., nous vous épargnerons leur liste). Après son précédent spectacle, "Ariadna", la chorégraphe persiste donc à filer la métaphore mythologique. Pour notre part, nous avons eu quelque difficulté à saisir le rapport entre chacune d’entre elles et le tableau correspondant. Mais peu importe, l’essentiel était ailleurs. Il s’agissait surtout de montrer que tout peu être dansé, de la ritournelle enfantine à la soleá, et que Rafaela Carrasco peut tout danser, de toutes les manières possibles, du baile le plus canonique à la danse contemporaine ou au hip hop, et ce quel que soit le contexte — chant a cappella, cajón soliste ou cuadro en bonne et due forme. "Creaviva" : Rafaela Carrasco ne manque en effet ni de créativité ni de vitalité, a tel point que les chorégraphies donnent l’impression, ou plutôt la sensation, illusoires sans doute, d’être improvisées dans l’instant.

Le prologue de rigueur ne nous épargne pas quelques clichés contemporains : bourdonnements indistincts et palmas pour l’ambiance sonore (rideau fermé), entrée de la bailaora vêtue d’une longue chasuble qui dissimule son visage, etc. Il permet cependant de découvrir l’élégance des costumes et des lumières, en délicats dégradés de couleurs (gris-bleu pour commencer), avec, plus tard, une touche de Carlos Saura — lumière mordorée, artistes alignés face aux spectateurs et ombres portées sur le mur en fond de scène. Au centre du plateau, les musiciens sont d’abord disposés en cercle autour d’un rond lumineux sur lequel Rafaela Carrasco vient se positionner et se recueillir, peut-être en quête de l’inspiration des muses. Laquelle ne tarde pas à advenir, en une soleá entièrement dansée à l’intérieur du cercle et selon les codes traditionnels marqués par les entrées successives du cante (a cappella — soleares de Triana, très tendance ces temps-ci), puis des guitares (Jesús Torres et José Luis Medina pour la première escobilla) et enfin du cajón (Pablo Martín Jones). Antonio Campos saisit cette première occasion d’affirmer sa maîtrise du cante pa’trás, tandis que Rafaela Carrasco démontre une fois de plus qu’il reste beaucoup à dire dans une structure résolument traditionnelle, sans "déconstruction" ni prétexte narratif — ses marquages lentissimo en particulier, qui semblent suspendre le compás, sont des chefs d’œuvre plastiques et musicaux.

La suite est constituée de tableaux au cours desquels la bailaora dialogue avec chaque muse, personnifiée par telle ou tel de ses partenaires : duo polyrythmique hallucinant avec Pablo Marín Jones, farruca hors normes (dans tous les sens de l’expression) avec les deux guitaristes et chansons avec Gema Caballero. Celle-ci était audiblement peu à son aise dans ce répertoire, mais nous avons retrouvée la cantaora que nous admirons avec les romances a cappella qui précédaient les alegrías finales. Les sevillanas, chantées et dansées simultanément (ou reprises en boucles off) par Rafaela Carrasco, sous un micro suspendu aux cintres, éclairée par une douche, furent un pur moment de grâce. Comme les alegrías et cantiñas del Pinini (Antonio Campos), une longue chorégraphie suivant scrupuleusement, comme les soleares initiales, le découpage traditionnel : marquage du cante / falseta / escobilla / silencio / escobilla accelerando / bulerías de Cádiz. Elles auraient pu se poursuive indéfiniment, avec une aisance joyeuse si communicative qu’il nous a semblé danser avec elle.

3] Théâtre Le Molière

De gauche à droite : Concha Vargas, David Fernández, Ismael "el Bola", Esperanza Fernández, Miguel Ángel Cortés, Juan Anguita et Miguel Fernández

Photos : Sébastien Zambon

Placé sous le signe de la transmission, la trente-cinquième édition du festival Arte Flamenco ne pouvait manquer d’inviter l’une des dynasties les plus durablement emblématiques du flamenco sévillan, la familia Fernández, récemment endeuillée par le décès de son patriarche, le cantaor Curro Fernández dont la fille, Esperanza, assume la succession avec dignité. Elle était entourée de sa tante Concha Vargas (baile et palmas), de ses deux fils David (cante) et Miguel (percussions) et de son neveux Ismael "el Bola" (cante) : "Esperanza Fernández y familia", en effet. Seuls les deux guitaristes n’étaient pas du clan, mais Miguel Ángel Cortés lui est intimement lié depuis longtemps, et Juan Anguita accompagne fréquemment la cantaora.

Spécialement pour ce concert, Curro Fernández avait rédigé des poèmes présentant chacun(e) des artistes. Sa fille fut son porte-parole posthume avec une émotion palpable que le public partagea. En maîtresse de cérémonie attentionnée, elle laissa une grande place aux deux cantaores de la génération suivante, dont nous avons eu longuement le plaisir d’apprécier les styles contrastés, souvent en mano a mano. Cante traditionnel pour David Fernández, dans la lignée de celui de son grand-père ; cante innovant et très personnel pour Ismael "el Bola" : martinetes et tonás conclues par le remate "de la verdad" (ce dernier en duo Esperanza Fernández / El Bola) ; bulerías (Esperanza se joint aux deux cantaores pour la coda en trio) ; première série de soleares : bulerías por soleá dans les versions de Tomás Pavón par David Fernández, soleá de Triana (El Arenero) et de La Serneta par El Bola ; deuxième série de soleares : de Alcalá et Utrera par les deux cantaores, suivi d’un cante de Triana (El Machango) par El Bola ; après un accelerando du trio instrumental, Concha Vargas dansa por bulería sur un cante d’Esperanza Fernández, puis sur des bulerías romanceadas de ses deux partenaires.

La fin de cette première partie fut signifiée par un intermède instrumental : après une introduction de Juan Anguita por granaína, Miguel Ángel Cortés enchaîna par l’une de ses (nombreuses) superbes compositions, "Madera de aljibe" (bulerías por granaína et dans la tonalité relative de Mi mineur). Dès lors, Esperanza Fernández, que l’on avait peu entendue jusque là, chanta magnifiquement jusqu’à la fin du concert. D’abord, après une siguiriya de Paco la Luz et un cante de remate de Curro Fernández (David Fernández puis El Bola) accompagnés par Juan Anguita, Miguel Ángel Cortés prit la relève pour lancer accelerando une suite liviana / serrana / fandango de Frasquito Yerbabuena par Esperanza Fernández — elle revenait ainsi à l’ancien usage consistant à conclure le couple liviana / serrana, non par une siguiriya de cambio de María Borrico à la manière de Pepe de la Matrona, mais par un fandango "abandolao". Suivirent des tangos del Titi, l’une de ses spécialités, et des bulerías qu’elle ne se contenta pas de chanter avec une puissance terrifiante et qu’elle dansa vaillamment avec Concha Vargas.

Miguel Ángel Cortés mena le programme de bout en bout avec sa discrétion et sa science de l’accompagnement coutumières : anticipation intuitive de la moindre intention des cantaore(a)s, contrechants à peine suggérés suffisants à mettre en valeur les modèles mélodiques, liens entre les tercios par des basses chromatiques et/ou des accords de passage qui n’appartiennent qu’à lui et, surtout, silences distillés avec un infaillible sens du timing (cf. les siguiriyas, entre autres). Tout apprenti tocaor devrait étudier assidûment ses accompagnements. Handicapée par des douleurs dorsales, Concha Vargas dansa peu mais, comme nous le dit notre amie Anne-Marie Ruggieri, la moindre de ses postures, le moindre de ses braceos expriment l’empathie et la bonté. Nul besoin d’en voir plus.

¡ Vaya familia !


Leonor Leal et Dorantes

Sergio Fargas

Photos : Laura Moulié

"25 años, Orobroy" : le pianiste-compositeur David Peña "Dorantes" a fêté cette année le vingt-cinquième anniversaire de la création mondiale à Mont-de-Marsan, en public, des compositions de son premier disque, "Orobroy". La pièce éponyme lui avait valu le premier cross-over du piano flamenco, comparable à celui qu’avait obtenu Paco de Lucía pour la guitare avec "Entre dos aguas". Depuis, elle est devenue l’un des hymne de l’Andalousie, à tel point qu’elle a été choisie pour accompagner le générique de "Toros para todos", un excellent programme télévisé de Canal Sur. Il va sans dire qu’elle a couronné le concert en apothéose.

Le programme consistait en une séduisante anthologie de l’œuvre discographique du pianiste (sept albums, dont un "live"). Même agrémenté de quelques chœurs (Las Rodes), il n’était cependant pas exempt de redites (structures, progressions harmoniques, répartition des arpèges entre les deux mains) qui n’apparaissent pas dans les albums écoutés séparément mais sont sans doute inévitables dans une rétrospective de type "best of". Leonor Leal illustra fort opportunément quelques compositions, intervenant plus en troisième musicienne du trio qu’en bailaora : interventions pointillistes, sobres et géométriques mettant bien en valeur leurs différentes sections et leurs reprises. Trio, car il convient de souligner la qualité de l’écoute et du drumming minimaliste de Sergio Fargas.

Le récital s’avéra, sinon passionnant, du moins agréable de bout en bout, Dorantes étant de surcroît aussi humble que généreux sur scène.


Miguel Vargas et Juan Vargas

La Kaíta

Photos : Laura Moulié

Hors de l’Andalousie, les seules régions qui aient enrichi le répertoire flamenco de chants autochtones sont Murcia et l’Extrémadure. Pour cette dernière, hormis quelques fandangos et tarantas, ce sont presqu’exclusivement des tangos et des jaleos — compás similaire à celui de la bulería, essentiellement formulé en medios-compases binaires (mesure à 3/4) fortement accentués sur la dernière croche. Les modèles mélodiques et les letras voyagent aisément des uns aux autres, tel le "Vengo de mi Extremadura..." popularisé par Porrina de Badajoz qui apparut d’abord por tango puis por jaleo. Les modèles mélodiques présentent des similitudes frappantes avec certains tangos de Málaga et surtout de Grenade (insistance sur les accords des sixième et septième degrés du mode flamenco notamment). Il est possible que ce soit la conséquence des échanges entre les clans gitans qui se rencontraient chaque année lors des grandes foires aux bestiaux d’Estrémadure, y négociaient des fiançailles et y célébraient des mariages. A l’exception de fandangos chantés a cappella en mano a mano par La Kaíta et Juanfran Carrasco, le programme était donc exclusivement constitués de tangos et de jaleos.

On sait que le plus bel éloge qui puisse être adressé à un cantaor est de dire qu’il "transmet", sans que la nature de ce qui est "transmis" soit jamais précisé. L’expression désigne donc une force ou une densité émotionnelles "vides" dans lesquelles chaque auditeur percevra tel ou tel affect selon sa sensibilité et le contexte immédiat de la performance. La Kaíta est probablement un cas unique de "transmission" de haute intensité sans technique vocale. Écrire que sa justesse d’intonation et sa longueur de souffle sont perfectibles relève de l’euphémisme. Elle tente souvent, réussit peu, mais les rares instants pendant lesquels elle atteint sa cible sont si singulièrement impactants qu’ils suffisent à justifier un concert. Juanfran Carrasco use et parfois abuse de mélismes ornementaux séduisants mais, faute de les fondre en un discours musical cohérent, il nous a semblé dissoudre les modèles mélodiques en fragments discontinus et confondre joliesse et interprétation. A la condition de remplacer joliesse par impétuosité, les mêmes réserves pourraient être appliquées au baile de Zaira Prudencio.

Le style du maître d’œuvre de ce spectacle, Miguel Vargas, est au toque extremeño ce que celui de Diego del Gastor est au toque de Morón : prédilection pour le jeu "a cuerda pelá" et improvisation modulaire. Le matériau de base consiste en cellules mélodiques occupant un ou deux temps dont les multiples assemblages produisent des motifs ajustés indifféremment au medio compás du tango (4 temps) ou à celui de la bulería (3 temps). Ces modules mélodiques peuvent donc être répétés à l’envi sans rique de jouer hors compás et/ou être combinés à leur tour en une infinité de falsetas. Après plusieurs répétitions d’un même motif, la moindre modification, ne serait-ce que d’une note, fait immédiatement sens parce qu’elle trompe notre attente. Ce style doit donc être déployé en falsetas de longue durée et peut être perçu comme lassant ou hypnotique selon le degré d’inspiration du guitariste et les attentes culturelles des auditeurs. Regrettons enfin que le patriarche ait cantonné son fils, Juan Vargas, à une fonction subalterne. Au cours des rares instants d’expression personnelle qui lui ont été laissés, il nous a semblé capable de faire évoluer l’héritage de son père tout en le respectant.


De gauche à droite : Rocío Luna, Andrés Armero et Ángeles Toledano

Photos : Sébastien Zambon

A notre connaissance, offrir une résidence à des cantaore(a)s et non à un(e) chorégraphe est une initiative unique pour un festival de flamenco. D’abord à Séville en novembre 2023 puis à Tarnos en avril 2024, sous la direction d’Árcangel, trois jeunes artistes, Ángeles Toledano, Rocío Luna et Andrés Armero, ont travaillé à un programme basé sur des poèmes de Francisco Moreno Galván, pour la plupart chantés par José Menese. Le titre, "Cantando las 40", fait référence à une strophe du "Romance a la libertad" (album "Mi cante a la esperzanza", 1981) : "Faltarán los cantaores, / aquellos que mejor cantan, / para cantar las cuarentas / que es lo que está haciendo falta." (on pourra écouter tous les LPs de José Menese de cette époque dans notre rubrique "Archives sonores"). Conçu par Domingo González et avec les conseils littéraires de Juan Diego Martín Cabeza, neveu de Moreno Galván, le projet consistait à adapter les textes à des cantes et des palos différents de ceux auxquels ils avaient été initialement destinés. On mesure la difficulté de l’entreprise, qu’il s’agisse du choix et de l’adaptation des letras ou de sa réalisation musicale.

Dissocier l’apport des trois cantaore(a)s serait vain, comparer leurs qualités respectives seraient une muflerie, d’autant qu’ils ont alterné solos, duos et trios avec une amicale connivence. Bulerías, chants folkloriques d’Alosno, tangos del Piyayo et del Titi, caña, bulerías por soleá, serrana, cantiñas, fandangos de Huelva, martinetes, tonás, etc., ils nous offrirent une belle anthologie de cantes complétée par des bamberas d’Árcangel. Ce fut sa seule appartion sur scène. En bon professeur, sûr de la qualité de ses élèves et de son enseignement qu’on devine bienveillant mais exigeant, il ne revint que pour (les) saluer. Remarquons au passage que travailler la technique vocale, loin d’aboutir à un quelconque "formatage", donne au contraire les moyens nécessaires à une expression musicale libre et personnelle — pourvu naturellement que les artistes aient "quelque chose à dire", ce qui était le cas ici.

Les transitions, conçues par Árcangel et servies par le trio qui allait heureusement récidiver le lendemain pour la "Ruta del fandango" (Benito Bernal, Francis Gómez et Lito Mánez — cf. ci-dessus) transformèrent le concert en une sorte d’"oratorio engagé". Le cante "de protesta", qui avait plus ou moins disparu après la floraison des années 1960-1980, semble revenir en force (Rocío Márquez, David Lagos, Juan Pinilla, Niño de Elche...). Par les temps qui courent, en France et ailleurs, nous ne pouvons que nous en réjouir.


Lydie Salvayre et Serge Airoldi

De gauche à droite : Patrick Bellito, Fernando Rodríguez Campomanes et Domingo González (comité de programmation)

Lionel Niedzwiecki (directeur du festival)

Photos : Benoit Toulemonde

Le trente-cinquième anniversaire du festival Arte Flamenco a été une complète réussite. Égal intérêt pour le cante, le baile et le flamenco instrumental, égale attention apportée aux artistes andalous, espagnols, français (et autres "étrangers"), travail de formation d’un public averti qui favorise une étroite complicité avec les artistes, concerts gratuits mais pas au rabais, animations de rue, actions culturelles (cette année avec le Centre Hospitalier de Mont-de-Marsan, le Village Landais Alzheimer Henri Emmanuelli et les élèves de 4ème de la classe médias du collège Pierre Blanquie de Villeneuve-de-Marsan), etc. : sur de telles bases, nous attendons déjà avec impatience l’édition 2025.

Nous ne pouvons que féliciter et remercier Lionel Niedzwiecki (directeur du festival) Domingo González, Fernando Rodríguez Campomanes et Patrick Bellito (comité de programmation) et Serge Airoldi (responsable des actions culturelles). Ainsi que toute l’équipe du festival et des bénévoles, pour leur disponibilité et leur dévouement. Sans convivialité, il n’y a pas de flamenco qui vaille.

Claude Worms





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