Revenons une fois de plus aux éclairantes statistiques de José Manuel Gamboa ("Una historia del flamenco", Espasa Calpe, Madrid, 2005) :
_ 1975 : en 45 LPs publiés (cante et guitare solo), l’ auteur recense 47 palos différents. Les plus nombreux : Fandangos (54) ; Bulerías (51) ; Soleares (34) ;
Tangos (25) ; Siguiriyas (24) ; Tientos (21) ; Alegrías (19) ; Tarantos (16) ; Malagueñas (15).
_ 1985 : 24 LPs, pour un total de 31 palos (dont 42 Fandangos ; 14 Bulerías ; 13 Soleares ; 9 Alegrías ; 8 Siguiriyas ; 8 Tangos ; et 7 Tarantas).
_ 1995 : 41 CDs, pour un total de 31 palos (dont 39 Bulerías ; 19 Tangos ; 17 Rumbas ; 16 Alegrías ; 14 Soleares ; 13 Fandangos ; 7 Siguiriyas ; et 6 Tanguillos).
On n’ ose imaginer ce que donneraient les mêmes statistiques pour 2005...
On remarquera d’ abord une constante de la discographie flamenca, qui perdure depuis ses origines : la limitation du répertoire enregistrée à un nombre réduit de formes, variables selon les modes et les époques. Les années 1990 auront marqué le passage du "tout Fandango" au "tout Bulería", mais les décades du début du XXème siècle avaient connu le même phénomène, successivement avec la vogue des Malagueñas et Cantes de Levante, puis des Cantes de "ida y vuelta" (Guajiras, Milonga, Vidalita, Colombiana...), et enfin des Fandangos. Les derniers chiffres, pour 1995, montrent une polarisation alarmante sur les seuls "cantes festeros" (Rumbas et Tanguillos "modernes" étant sans doute imputables au succès commercial des groupes de "nuevo flamenco", et singulièrement à Ketama), au détriment des Soleares et Siguiriyas, dont les interprétations souvent routinières relèvent surtout de l’ exercice obligé, une sorte de formalité dont devrait s’ acquitter tout artiste flamenco "qui se respecte". Les autres cantes (une liste interminable que nous vous épargnerons) semblent en voie de disparition.
Ajoutons à ce constat désolant une autre considération qui nous aidera à bien mesurer la valeur du travail de Diego Clavel : la plupart des cantaores répètent indéfiniment les mêmes cantes pour chaque forme (Soleares de La Serneta, de Alcalá, ou de Cádiz ; Siguiriyas de Jerez...), en ignorant superbement la richesse du répertoire traditionnel existant, et pourtant désormais facilement accessible par de multiples rééditions. La connaissance de ce fond traditionnel suppose certes un peu de travail, mais permettrait aux jeunes artistes talentueux (et ils ne manquent pas..) de faire oeuvre originale en nous épargnant des "créations" personnelles souvent dispensables.
Dans ces conditions, on ne saurait trop insister sur l’ importance de l’ entreprise anthologique de Diego Clavel. Après des enregistrements sur les Malagueñas, les Fandangos de Huelva, et les Soleares, il nous livre avec "De Levante" un panorama exhaustif des Cantes de Minas : 22 Tarantas, 6 Mineras, 4 Tarantos, 2 Levanticas, 2 Cartageneras, la Murciana, et le Fandango minero. On ne sait qu’ admirer le plus dans cet album : le travail de recherche patient et minutieux, la mémoire auditive exceptionnelle de cantaor, ou la précision des interprétations.
Diego Clavel a eu l’ intelligence de ne pas s’ intéresser exclusivement aux maîtres locaux (El Rojo el Alpargatero, Pedro el Morato, Pencho Cros, Antonio Piñana...). Une bonne partie des cantes sont puisés dans le répertoire d’ artistes originaires d’ autres régions, spécialistes pourtant des Cantes de Minas, ou généralistes : El Mochuelo, La Rubia de las Perlas, Garrido de Jerez, El Pena Padre, Jacinto Almadén, Manuel Vallejo, Fernando de Triana, El Cojo Luque, Manuel Torres,
La Niña de los Peines, Antonio Chacón, et surtout El Cojo de Málaga (qui reste à notre avis, avec Antonio Chacón, le plus grand interprète de ces cantes). Le programme est complété par quelques créations récentes : la "Ferraña", commande du festival de Lo Ferro à Fosforito (à laquelle Diego Clavel ajoute sa propre version) ; et deux versions flamencas, composées par le cantaor, de Malagueñas des Canaries.
Cette anthologie n’ est pas pour autant un aride travail de musicologue, mais une oeuvre musicale vivante. Diego Clavel y fait preuve d’ une technique vocale étincelante (parfaite justesse de l’ intonation, particulièrement ardue pour les mélismes et les attaques de notes "par dessous" suivies de portamentos propres à ces cantes ; maîtrise du souffle...) ; phrasés et conduite mélodique limpides ; relances sur les dernières syllabes des tercios ; contrastes de dynamique... Il existe dans ces cantes dits "libres" une scansion interne très difficile à contrôler, et sans laquelle le flux mélodique perd rapidement toute cohérence : affaire de subtil dosage entre notes tenues, ornements, césures... : on ne peut que saluer la parfaite musicalité du cantaor (écoutez, dans la galerie sonore, ses versions des Tarantas d’ ElCojo de Málaga et de Farnando de Triana ; et la meilleure interprétation que je connaisse de la Murciana).
Saluons enfin l’ abnégation de Paco Cortés et d’ Antonio Carrión, qui accompagnent ces cantes sans aucune redite (ils avaient d’ ailleurs accompli la même brillante performance pour les anthologies précédentes), et le courage commercial du label Karonte, qui soutient fidèlement une entreprise qui ne risque pas d’ enrichir ses éventuels actionnaires.
Dans son prologue, Diego Clavel annonce qu’ il a déjà enregistré son anthologie de Siguiriyas. Merci d’ avance !
Claude Worms
Galerie sonore :
Murciana : Diego Clavel / Paco Cortés
Tarantas d’ El Cojo de Málaga et Fernando de Triana : Diego Clavel / Antonio Carrión
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