Rocío Márquez : "Visto en El Jueves" / Felipa del Moreno : " Jerezaneando" / Alba Molina : "Para Lole y Manuel"

Mémoires et héritages

mardi 22 octobre 2019 par Claude Worms

Rocío Márquez : "Visto en El Jueves" - un CD Universal, 2019

Felipa del Moreno : "Jerezaneando" - un CD La Bodega, 2019

Alba Molina : "Para Lole y Manuel" - un CD + un DVD Universal, 2019

Ce que nous considérons actuellement comme le "répertoire flamenco" s’est constitué à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, au moment même où la musique ethnique de la bourgeoisie occidentale, la "musique classique" (cf. SMALL, Christopher. Musiquer. Paris, Philharmonie de Paris Editions, 2019), surtout dans ses modalités symphoniques et opératiques, devenait également une musique de répertoire. Les compositeurs admis au "grand répertoire" circonscrit aux XVIIIe et XIXe siècle, une cinquantaine tout au plus - de Vivaldi, Bach et Haendel à Mahler, Strauss (Richard) et à la rigueur Stravinsky pour quelques musiques de ballet - exerçaient une hégémonie incontestée sur les programmations des concerts. L’étrange attitude consistant à considérer la musique du passé comme seule digne d’intérêt, une nouveauté absolue dans l’histoire des musiques, toutes civilisations confondues, posait naturellement la question de la fidélité aux œuvres que l’on prétendait perpétuer. Pour la musique "classique", elle pouvait sembler résolue par l’existence de partitions écrites, quitte à spéculer sans fin sur leur exactitude et sur leur fiabilité - manuscrits de diverses provenances, autographes ou recopiées ; repentirs et modifications des compositeurs eux-même etc. (les multiples états des symphonies de Bruckner en sont un cas d’école). Le statut des interprètes, des chefs d’orchestre en particulier, oscillait entre celui du simple exécutant sommé de jouer toutes les notes, mais rien que les notes, et celui de l’exégète ou du démiurge capable de révéler la signification cachée dans le texte écrit. Depuis, les limites du répertoire n’ont cessées d’être repoussées dans le passé, avec le même souci d’authenticité (interprétations "historiquement informées"), paradoxalement vers des époques pour lesquelles les sources sont de plus en plus rares.

Il est donc logique que le répertoire du cante flamenco, du moins tel que l’ont délimité les intellectuels de la fin du XIXe siècle à partir d’Antonio Machado y Álvarez "Demófilo", puis les flamencologues orthodoxes depuis Ricardo Molina et Antonio Mairena, ait été établi sur les mêmes critères. S’agissant d’une musique de tradition orale, l’entreprise ne va pas sans quelques paradoxes. D’une part, l’absence de partitions écrites, palliée par la réalisation de multiples anthologies : l’interprétation de tel ou tel modèle mélodique est alors considérée comme une véritable partition qu’il s’agirait de reproduire fidèlement, même si elle n’est en fait que la lecture singulière par un artiste, historiquement et esthétiquement situé, d’une composition dont on ignore le plus souvent l’état d’origine, faute de documents sonores contemporains. D’autre part l’insistance des mêmes flamencologues sur le devoir qu’aurait chaque cantaor de forger son propre style (le fameux "propio sello") - les mêmes censeurs ne voyant d’ailleurs aucune contradiction à intimer aux tocaores l’ordre, exactement inverse, de ne jouer que leur propre musique. Quoi qu’il en soit des limites fluctuantes imposées au répertoire flamenco - tel ou tel modèle mélodique étant alternativement expulsé du corpus "légitime", pour y être ensuite réintégré -, un consensus assez généralisé consiste à instaurer une séparation nette entre les cantes et d’autres répertoires qui les ont pourtant régulièrement nourris, en particulier la variété andalouse ("copla", "cuplé" etc.) et les musiques latino-américaines (argentines, mexicaines et cubaines en particulier).

Depuis Enrique Morente, c’est précisément à cette frontière que s’attaquent les jeunes artistes les plus créatifs des dernières décennies, dont Rocío Márquez dès ses premiers enregistrements, et plus résolument à partir de l’album "El Niño" (2014). Mais alors que la réalisation des précédents excluait au moins partiellement l’instrument idiomatique du flamenco, la guitare, "Visto en El Jueves" renoue avec le duo canonique cantaor/tocaor (Juan Antonio Suárez "Canito"), avec le seul renfort du fidèle percussionniste de Rocío Márquez, Agustín Diassera. Dans ces conditions, le propos pourrait sembler a priori plus anodin que ceux de "Firmamento" (2017) et de "Diálogos de viejos y nuevos sones" (2018). Il n’en est rien, dans la mesure où les connotations qu’éveillent immédiatement pour l’auditeur le moins averti le duo chant/guitare flamencos entrent en contradiction frontale avec les choix de répertoire - musiques et textes.

Ceux-ci sont issus de ce que l’on peut trouver - cassettes, vinyles etc. - à la brocante qui se tient traditionnellement chaque jeudi dans la rue Feria de Séville ("El Jueves"), que Cervantes évoquait déjà dans "Rinconete y Cortadillo". Rocío Márquez en a retenu des chansons et des cantes qui l’ont particulièrement marquée, et qu’elle traite avec un égal respect, ignorant les frontières musicales et les hiérarchies et autres jugements de valeur qu’elles impliquent insidieusement. Elle se livre donc d’abord à un travail de mémoire, à la fois sur sa propre formation musicale et sur celle des musiques populaires et vernaculaires andalouses, originaires ou "naturalisées" - et par-delà, sur l’histoire andalouse contemporaine de celle du flamenco, celle de l’anarcho-syndicalisme des frères Carlos et Pedro Caba (Andalucía. Su comunismo libertario y su cante jondo. Madrid, Biblioteca Atlántico, 1933) plutôt que celle de l’"Andalucía de pandereta". Mais il s’agit d’une mémoire vivante et donc constamment sujette à des incarnations mouvantes, personnelles et/ou sociales - d’où sans doute quelques exergues du livret : "La memoria es obra de ficción" (Chris Marker) ; "La primera hoja de verdad es una idea nueva" (Hope Jahren) ; "Ya no soy quién era ni quien debía de ser. Yo soy un cuadro de tristeza arrumbaíto a la pared" (populaire, toná). On comprend dès lors la pertinence des reprises d’"Andalucía" (de Paco Cepero et Antonio Fernández "Fosforito", enregistré en 1977 par El Turronero pour le label Olivo) et d’"Andaluces de Jaén" (Miguel Hernández et Paco Ibañez), en un émouvant duo avec Kiko Veneno, qui avait déjà enregistré "Palabras para Julia" en 1989 (poème de Juan Goytisolo mis en musique par le même Paco Ibañez).

De ce point de vue, la clé du disque est sans doute le long poème d’Antonio Orihuela ("Llegar a la meta", romance) : "Cómo se puede pensar en [...] sobriedad y austeridad con tanta plata en acción ; cómo se puede confiar en los sueños si hace tiempo que los sueños dejaron de ser nuestros ; cómo se puede pensar en pensar y hacer conciencia si es frenético el andar, si no importa el caminar, solo llegar a la meta" (extraits). Rocío Márquez met ces vers contemporains en musique selon le style de récitatif/arioso créé par Pepe Marchena dans les années 1930, révolutionnaire en son temps, et "décadent" mesuré à l’aune de la flamencologie orthodoxe. Elle découpe le texte en dizains, sans doute en référence à l’art de la "trova", des joutes d’improvisations poétiques soumises à des règles complexes quant aux rimes et aux répétitions de vers, souvent déclamées sur le rythme "abandaolao", cultivées traditionnellement dans les Alpujarras de Grenade et d’Almería. Les objets qui s’échangent au "Jueves", constamment recyclés et réinvestis dans de nouveaux usages, sont donc opposés au consumérisme accéléré inhérent au capitalisme, et aux distinctions de classe qu’il génère. De même, la mémoire musicale populaire doit perdurer, mais être constamment recyclée esthétiquement et investie de significations actualisées, vécues au présent. Comme toujours, Rocío Márquez a conçu l’objet-disque (maquette : Ernesto Novales) en cohérence totale avec son contenu musical et textuel (les textes sont reproduits intégralement dans le livret) : les illustrations sont des dessins de Manuel León, recyclages/ré-interprétations de photographies de Celia Macías ; le graphisme use de caractères anciens débusqués à la brocante et travaillés par Ricardo Barquín Molero.

La perméabilité des répertoires est soulignée par les versions de Rocío Márquez : chansons interprétées "por lo flamenco" et cantes dont la stylisation des lignes mélodiques, qui implique ça et là une certaine simplification, tend vers la chanson de variété - sans perte de substance musicale ni d’impact émotionnel, les cantes étant judicieusement choisis parmi ceux qui se prêtent le mieux à ce traitement (mariana, serrana, petenera et divers types de fandangos). Les deux belles versions d’"Entorna la puerta" (marianas - Francisco Moreno Galván et José Menese, extrait de l’album "A Francisco", Muxxic, 2000) et d’"El último organito" (tango argentin d’Homero et Acho Manzi, chanté por milonga) illustrent remarquablement de ces deux options. Ce double objectif, pleinement assumé stylistiquement et parfaitement réalisé vocalement, explique que Rocío Márquez co-signe la direction musicale de l’album pour la première fois de sa discographie.

Au risque de retomber honteusement dans le piège des "frontières", mais pour clarifier la description du programme de l’album, nous distinguerons deux groupes de pièces (outre celles que nous avons déjà mentionnées) :

_ chansons "por lo flamenco" : "Luz de luna, boléro d’Álvaro Carillo, popularisé par El Cabrero (por bulería) ; "Trago amargo", tango argentin de Julio Navarrine et Rafael Iriarte (por bulería "à l’ancienne", dans le style de La Niña de los Peines, conclu d’ailleurs par ses célèbres juguetillos " Pilo, pilo..." et "Morrongo, morrongo...") ; "Quiero" et "Me embrujaste", deux coplas du trio Quintero, León et Quiroga - la première dans la version de Bambino (por rumba), la seconde, popularisée entre autres par Marife de Triana, avec "remate" por bulería ; "Se nos rompió el amor", copla de Manuel Álvarez Beigbeder au répertoire de Rocío Jurado (à nouveau por bulería).

_ cantes : malagueña del Mellizo, version d’Antonio Mairena avec Melchor de Marchena (album "Grandes estilos flamencos", Ariola, 1972) ; serrana conclue "à l’ancienne" par un fandango "abandolao" (en fait une taranta de Manuel Vallejo sur rythme "abandolao"), et non par la siguiriya de cambio de María Borrico ; petenera de La Niña de los Peines précédée d’une petenera "corta" originale de Rocío Márquez sur une letra traditionnelle de fandango de Huelva ; rondeñas ("Empezaron los cuarenta", de Francisco Moreno Galván et José Menese - extrait de l’album "Andalucía : 40 años", RCA, 1977) ; fandangos (le premier d’El Carbonerillo, le second enregistré sous le titre "A mis niños" par Julián Estrada, avec Luis Calderito (album "Reflejo de luna", Fods, 1999).

Dans la logique musicale du projet, Juan Antonio Suárez "Canito" devait à la fois endosser le rôle traditionnel du guitariste accompagnateur et l’actualiser, voire le subvertir. L’originalité de "Son de ayer" (album auto-produit, 2008), comme celle de ses collaborations avec Camerata Flamenco Project ou de ses musiques de scène pour Leonor Leal ("Naranja amarga", 2015) ne laissait aucun doute sur sa capacité à remplir ce double office. On admirera sans réserve sa créativité harmonique (en particulier pour le romance, les peteneras et la rumba), et ses ritornellos mélodiques répétitifs (introductions et intermèdes), qu’il utilise en contrastes avec l’accompagnement en rasgueados ("Luz de luna") ou au contraire prolonge en ostinatos (romance, "Me embrujaste"). Ses évocations du "toque antiguo" sont aussi pertinentes que succulentes, telles son accompagnement de la bulería "Trago amargo", qui donne une seconde vie au "toque corrido" façon Currito el de La Jeroma, ou ses picados virulents qui ressuscitent la "malagueña bailable" du XIXe siècle et suffisent à eux seuls à incarner l’exubérance sonore des "pandas" de verdiales ("Andalucía"). Après la délicatesse d’une magnifique introduction modulante, le riff bluesy qui accompagne les marianas accentue violemment leur binarisation, qu’elle creuse en syncopes et contretemps dramatiques - pour nous, l’un des sommets du disque. Par contre, la volonté de prendre systématiquement le contrepied des usages traditionnels de l’accompagnement nous semble parfois frôler le contresens. C’est le cas notamment pour les deux cantes ad lib. (malagueña et fandangos) : les usuelles ponctuations harmoniques intermittentes au cours des tercios sont remplacées par des séries incessantes d’accord plaqués, qui plus est souvent isochrones, alors que l’absence des "réponses" de la guitare à la voix, à la fin des "tercios", provoque des silences béants. Il en résulte pour nous une double perte de sens musical : d’une part, l’arc mélodique vocal de chaque tercio se trouve arbitrairement tronçonné (même s’il s’agit, comme nous le pensons, de rappeler l’ancien usage de l’accompagnement "abandolao" rubato) ; d’autre part, la continuité mélodique à l’échelle globale du cante devient incompréhensible, faute des transitions unificatrices que devraient apporter les "réponses". Paradoxalement, et malgré la discontinuité sonore qui leur est inhérente, les percussions d’Agustín Diassera suffisent à elles seules (duo voix/percussions) à assurer la cohérence des rondeñas - son jeu est par ailleurs, comme d’habitude, un régal permanent.

Les vers écrits par Rocío Márquez pour la serrana résument parfaitement l’unité textuelle, musicale et graphique du disque - une dialectique dynamique entre histoire personnelle et histoire sociale. Ils seront donc l’épilogue de notre critique : "Me dan para perderme / de mi persona / una vida de imagen / dinero y gloria. / Perdí la llave / por aquellos caminos / tan delirantes".

Claude Worms

Galerie sonore

"Entorna la puerta" (mariana)

"Entorna la puerta" (marianas) : Rocío Márquez (chant), Juan Antonio Suárez "Canito" (guitare), Agustín Diassera (percussions).

Le titre du premier disque de Felipa del Moreno, "Jerezaneando", fait référence à une mémoire musicale plus circonscrite dans le temps et l’espace, la tradition cantaora de Jerez. Son appartenance à deux grandes familles flamencas de la ville, les Pantoja et les Moneo - elle est la nièce de Fernando Terremoto, El Torta et Manuel Moneo - implique aussi un héritage. Cet album s’inscrit donc dans les innombrables productions qui misent sur l’aura de Jerez et de ses dynasties flamencas, et sur les récits plus ou moins mythologiques qu’elle draine, comme argument promotionnel majeur. Quels que soient par ailleurs la richesse incontestable de l’histoire de flamenco jérézan et le nombre considérable de cantaores d’exception que nous lui devons, force est de constater que la plupart des albums de ce type sont interchangeables et par trop prévisibles quant à leur contenu et à leur style vocal. Pour délectables que soient souvent leurs performances live, l’art de beaucoup de ces cantaores "de raíces" résiste mal à l’écoute désincarnée d’un CD. Seuls échappent à cette impasse les artistes qui sont parvenus à s’affranchir du cadre étroit dans lequel trop de producteurs et de labels tendent à les enfermer, en élargissant leur répertoire et en élaborant des projets originaux - David Carpio, David Lagos et Jesús Méndez en particulier.

Felipa del Moreno dispose d’un instrument qui pourrait lui permettre de sortir du lot : une puissance et un ambitus enviables associés à un timbre et à des couleurs vocales qui signalent d’emblée une forte personnalité (on pense par instants à Isabelita de Jerez). Nous écrivons "couleurs vocales" au pluriel parce qu’elle est capable de les varier en fonction des cantes qu’elle interprète. Elle en fait une démonstration convaincante dès les deux premières pièces de l’album : d’abord des bulerías "cortas" a cappella (naturellement sur fond de palmas, nudillos et jaleos, un peu trop chargés d’ailleurs) d’un swing ravageur, avec un usage très habile des "quiebros" et un placement impeccable des reprises de souffle ; une granaína de Chacón d’une belle intériorité ensuite, pour laquelle la rugosité vocale qui sied aux bulerías laisse place à une limpidité suave parfaitement adéquate au modèle mélodique et à son ethos (la référence historique serait cette fois Luisa Requejo). La cohérence stylistique des trois soleares de Cádiz (El Mellizo et Paquirri), chantées avec la sobriété et le "poids" qu’on en attend, et la série canonique des trois alegrías, dont elle affronte sans difficulté d’intonation ni de longueur de souffle l’ambitus périlleux, confirment ces qualités.

L’heureux acquéreur de "Jerezaneando" se verra offrir deux disques pour le prix d’un... malheureusement, le reste du programme étant constitué pour partie de chansons "aflamencadas" - une bulería ("Esto se acabó"), des tangos-rumba ("Jerezaneando") et une balade ("Dime que me quieres"). Non que nous nourrissions une quelconque prévention contre ce genre, mais n’est pas Niña Pastori qui veut : audiblement peu l’aise dans ce répertoire, Felipa del Moreno tente de se tirer d’affaire en surjouant d’un expressionnisme outrancier rapidement lassant (María Terremoto se heurtait au même écueil dans son premier disque, pour les mêmes raisons). N’est pas non plus Quintero, León et Quiroga qui veut : les trois compositions sont d’une banalité mélodique et textuelle affligeante, dont le summum est atteint par la balade qui ne nous épargne aucun cliché - une ascension mélodique par paliers prévisibles signifiant l’imminence du "drame", entre autres. L’accompagnement du piano en arpèges rhapsodiques (Rosario Montoya "La Reina Gitana"), à grand renfort de pédale, n’arrange pas la situation ; pas plus que le formatage, avec les inévitables estribillos en chœur, de la bulería et des tangos. On y appréciera par contre les relances de la basse et des percussions, fort bien exécutées par Manolo Nieto et Luis de Perikin, respectivement.

Des fandangos de Alosno et une troisième (!) bulería se situent entre ces deux pôles opposés. Les chœurs dispensables qui encadrent les premiers nous privent d’un troisième cante de Felipa del Moreno, ce qui est bien dommage si l’on en juge par la qualité de ceux qu’elle nous offre. "Con el tiempo" est une autre canción por bulería, de meilleure facture que "Esto se acabó", et surtout bien mise en valeur par l’accompagnement et les falsetas de Manuel Valencia.

Ce dernier progresse de disque en disque, à la fois en tant qu’accompagnateur et en tant que compositeur. Ses falsetas pour la granaína, les soleares et les alegrías, et ses parties en duo de guitares avec Luis de Perikin pour les fandangos, sont de purs régals. Diego del Morao (tangos) et Nono Jero (la bulería "Esto se acabó") témoignent dignement de la vitalité du toque jerezano.

Claude Worms

"Entre murmullos" (granaína)

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"Entre murmullos" (granaína) : Felipa del Moreno (chant), Manuel Valencia (guitare)

"Para Lole y Manuel" est un vibrant hommage d’Alba Molina" à ses parents, Lole Montoya et Manuel Molina. Il s’agit donc là d’héritage direct, les chanson de ce duo mythique étant indissociable de son enfance. Pour un répertoire aussi connu et des compositions aussi intouchables, deux options seulement étaient envisageables : des arrangements radicalement différents, notamment quant à l’instrumentation, ou une sorte de reconstitution historique. La longue amitié d’ Alba Molina avec le guitariste Joselito Acedo l’a conduite à choisir la seconde option, en strict duo chant - guitare. C’est que Joselito Acedo, formé par son père puis par son oncle, Rafael Riqueni, a longuement travaillé avec Manuel Molina et en a parfaitement assimilé le style - Lole et Manuel Molina figurent d’ailleurs séparément au casting de son premier album, "Andando" (Nuba Records / Karonte, 2015). Certains de nos lectrices et lecteurs se souviendront sans doute également de son accompagnement impeccable pour Lole, lors du spectacle "Álala" programmé par la Biennale de Séville de 2016.

Le programme du disque est essentiellement tiré des trois premiers albums de Lole y Manuel : dans l’ordre de l’enregistrement, "Díme" (1976) ; "Recuerdo escolar", pour le texte duquel nous avons une tendresse particulière – entre "El florido pencil" d’Andrés Sopeña Monsalve et la bande dessinée "Paracuellos" de Carlos Giménez (1977) ; "Romero verde" (1977) ; "Al Mutamid" (seul emprunt à l’album "Casta", 1984), "El río de mi Sevilla" (1975) ; "Todo es de color" (1975) ; "Nuevo día" (1975) ; "Tu mirá" (1976) ; "Un cuento para mi niño" (1975). S’ajoutent à cette liste, qui aurait largement suffi à nous combler, un titre du deuxième disque d’Alba Molina, que lui avait offert son père ("Para mí", 2001), des bulerías façon familia Montoya et une seconde version de "Un cuento para mi niño" en duo avec Lole et, en introduction, l’émouvante auto-épitaphe de Manuel Molina, "Que nadie vaya a llorar".

A l’exception de cette dernière et des deux duos avec Lole, toutes les chansons ont été enregistrées en direct lors d’un concert au théâtre Lope de Vega de Séville, paradoxalement, malgré un public conquis d’avance, plus terne que celui auquel nous avions assisté en 2017 à Toulouse. La réalisation du DVD qui reproduit l’intégralité de ce récital est franchement indigne : lumières calamiteuses et prise de vue statiquement frontale. Nous oublierons donc les images pour mieux nous concentrer sur la musique.

Les problèmes essentiels auxquels se heurte l’entreprise tiennent au style du compositeur et du guitariste Manuel Molina. Tant ses accompagnements minimalistes que son inspiration mélodique, associés au choix d’un palo quasi unique (la bulería) et de tempos très modérés, sont parfaitement en phase avec la voix proprement extraordinaire de Lole ; de telle sorte que composition et interprétation sont très difficilement dissociables. Malgré notre respect pour l’œuvre de Manuel Molina, force est de constater qu’elle n’est pas exempte de quelques redites, du fait d’une structure harmonique systématique : une tonalité mineure (La ou Mi mineur en général, exceptionnellement Ré mineur - compte non tenu du capodastre), associée à des modulations vers le mode flamenco relatif. Dans ces conditions, la beauté de ses chansons dépend partiellement de la plénitude vocale de Lole - soutien, mise en place, nuances dynamiques délicates, portamentos, justesse parfaite etc., proprement inimitables. Finalement, plus qu’une "simple" interprète, Lole fut la compositrice associée à Manuel. Il est naturel qu’Alba Molina ne dispose pas de toutes ces qualités, que l’on ne rencontre qu’exceptionnellement réunies en une seule artiste. Dans le format original chant/guitare, et avec l’ accompagnement reproduisant à s’y méprendre celui de Manuel Molina, parfaitement exécuté par Joselito Acedo (il s’autorise tout de même quelques escapades réjouissantes pour les rares bulerías sur tempo rapide : "Romero verde", "Río de mi Sevilla" et surtout "Tu mirá", "por Morón"), ni son ambitus, ni sa longueur de souffle ne sont suffisants pour affronter une si lourde tâche. Avec quelques approximations dans la mise a compás du texte, on frise parfois l’atonie, surtout lorsque les accords et les basses modulantes distillés avec parcimonie par Joselito Acedo, en tout point fidèles au toque de Manuel Molina, créent des gouffres béants faute de remplir les reprises de souffles intempestives de la chanteuse. Les meilleurs moments du disque, heureusement nombreux, adviennent donc lorsque Alba Molina renonce à imiter le style de sa mère, et chante avec ses propres moyens, notamment un parlé-chanté poignant et de beaux graves mezza voce (cf. sa version de "Un cuento para mi niño").

Restent de merveilleuses chansons, une émotion palpable tout au long du disque, et une artiste qui fait tout ce qu’elle peut, ce qui est déjà beaucoup.

Claude Worms

Galerie sonore

"Un cuento para mi niño"

"Un cuento para mi niño" : Alba Molina (chant), Joselito Acedo (guitare)


"Entorna la puerta" (mariana)
"Entre murmullos" (granaína)
"Un cuento para mi niño"




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