jeudi 28 avril 2016 par Claude Worms
"Picassares" : un CD Daniel Casares Fundación, 2015
Après celles de Federico García Lorca et de Miguel Hernández, l’oeuvre de Pablo Picasso semble devoir devenir l’une des sources d’inspiration privilégiées des artistes flamencos. "Picassares" est à notre connaissance le troisième album qui lui est consacré, après le "Picasso Portraits" de Juan Martín (LP Polydor POLD 5048, 1981) et le mémorable "Pablo de Málaga" d’Enrique Morente (CD El Caimán CDDG 102, 2008). Il s’agit là du cinquième opus de Daniel Casares (Estepona, 1980), et pour nous d’une surprise d’autant plus heureuse que nous n’avions guère été séduit par les quatre précédents.
Si la puissance et la netteté de l’attaque, la précision de la mise en place et plus globalement l’autorité de l’exécution incitent à une comparaison quelque peu convenue avec Paco de Lucía (on pourrait tout aussi bien évoquer Niño de Pura ou... mention à compléter par le lecteur, selon ses appétences personnelles), il nous semble que la conception d’ensemble du disque doit surtout beaucoup au "Tauromagia" de Manolo Sanlúcar, par sa cohérence à grande échelle comme par certains détails des compositions, tels la finesse des orchestrations pour les Fandangos de Huelva, les Tangos et la Rumba (Adam Ben Ezra et Emilio Márquez, contrebasse / Yohany Suárez, basse / David Moreira, violon / Karol Marín, claviers et saxo ténor / Lulo Pérez, trompette / Miguel Ortiz "El Nene", percussions) ; le traitement des choeurs et la mélodie chantée par Rubio de Pruna dans les Fandangos de Huelva ("Minotauro") ; ou encore le phrasé de l’accompagnement en rasgueados, la courte falseta centrale et l’élégance des contrechants de la version por Bulería d’un thème de Luis Eduardo Aute, "Prefiero amar", interprétée par Miguel Poveda - écoutez le jeu de Manolo Sanlúcar, sur un tempo plus modéré il est vrai, dans "... de muleta". Cette chanson est d’ailleurs une sorte de "bonus track", étrangère à la thématique de l’album : elle figurait déjà dans un disque hommage à Luis Eduardo Aute, et est sans doute à l’origine du duo Poveda / Casares qui nous avait enthousiasmé lors du Festival de Nîmes en janvier dernier.
Les neuf autres compositions originales qui constituent le programme de "Picassares" sont le prolongement, longuement peaufiné, de la musique du spectacle "Guernica 75", conçue pour le 75ème anniversaire du triptyque de Picasso. Une longue et méticuleuse gestation donc, et cela s’entend. Si l’on excepte le "bonus track", il s’agit là d’une véritable "Suite", dont les différentes parties, souvent regroupées en diptyques, sont liées de manière cohérente par de subtils rapports harmoniques, transposés en discrètes correspondances de couleurs par le graphisme de la jaquette et du livret intérieur, dignes de la musique qui nous est proposée.
L’évocation commence logiquement par "Málaga" (la ville de naissance du peintre), et donc par une Malagueña, divisée en deux sections : d’abord un long et majestueux trémolo, puis une sorte d’évocation fluide du cante, alternance de figurations de "tercios" et de "réponses", tour à tour en "picado", "pulgar" et arpèges. On appréciera au passage un premier aperçu de l’intelligence harmonique du compositeur avec la réharmonisation de la cadence traditionnelle IVm - III - II - I (Am - G(7) - F(7) - E) par une séquence F - G (ostinato mélodique sur la note Si sur ces deux accords) -) - C#m7 - F#m7 - Bm7(b5) - F7 - E (respectivement Mi, Do#, Ré, Mib et Mi bécarre pour les notes mélodiques principales) : l’accord du premier degré, E, est donc remplacé par son relatif mineur (C#m7), qui opère ensuite comme une dominante secondaire vers F#m7, qui assume à son tour la même fonction pour Bm7(b5), avant une cadence traditionnelle F7 - E et une citation du "cierre" traditionnel (3’23’’ à 4’). Le Fandango de Huelva ("Minotauro") est enchaîné logiquement dans le même mode flamenco sur Mi, et divisé lui aussi en deux sections, la première franchement "guitare", la seconde dédiée au chant : d’abord un thème en arpèges dont les diverses expositions encadrent deux chorus sur la même grille harmonique ; ensuite la traditionnelle alternance de falsetas en arpèges et de falsetas figurant le chant, avec les "remates" d’usage, prolongées par les choeurs et le cante de Rubio de Pruna. L’ensemble génère une sensation d’énergie croissante, qui culmine avec la coda instrumentale en forme d’"estribillo" traditionnel, et un déluge d’"alzapúa" (on retrouvera ce dernier pour le final des Tangos).
Le deuxième diptyque du programme est construit rigoureusement sur le même modèle. En préambule lyrique, la Fantaisie "Azul" (en référence à la "période bleue" du peintre) est l’homologue de la Malagueña. Composée en mode flamenco sur Sol#, elle module dans sa dernière partie vers la tonalité de Ré Majeur (modulation insensible vers une tonalité pourtant éloignée), et l’arpège suspensif de D9 qui la clôt sert de portique à une Alegría en Ré Majeur ("Blanco Andalucía") torrentielle, avec cette fois un rôle prépondérant de rasgueados en rafales pour faire monter la tension - du bon usage de la virtuosité à des fins réellement musicales...
Photo : Sevilla Actualidad
Retour à Málaga, "Plaza de la Merced" (la maison natale de Picasso se trouve sur cette place, et est devenue la Fondation Picasso), pour un Garrotín en Sol Majeur - la tonalité des Alegrías précédente faisait donc office de dominante pour la première pièce de ce troisième groupe. Le Garrotín est particulièrement difficile à traiter pour guitare soliste sans tomber dans la paraphrase caricaturale du cante, et peu de guitaristes s’y risquent. La dernière tentative en date nous avait valu un délicieux bijou signé Rafael Riqueni ("De la vera", CD "Mi tiempo" - Nuevos Medios, 1990). Disons, pour abréger cette critique et ne pas lasser nos lecteurs, que la composition de Daniel Casares est digne de ce précédent. Les "Tangos de la Paz" sont un bel hommage à la Colombe de la Paix de Picasso, en mode flamenco sur Si, "por Granaína" : enchaînement harmonique logique des deux pièces de ce troisième binôme, le mode flamenvo sur Si étant le mode relatif de la tonalité de Sol Majeur du Garrotín. La construction de la composition est elle aussi d’une symétrie implacable : motif d’introduction / thème A / thème B / développement en arpèges du motif de l’introduction / choeur / intermède / développement en arpèges et trémolo du motif de l’introduction / choeur / thème B / thème A / coda en "alzapúa". Ajoutons que le dynamisme de l’ensemble repose non seulement sur la virtuosité et la précision du guitariste (par exemple les changements de débit des arpèges - 2’30 à 3’) et l’orchestration, mais aussi sur l’excellente partie de basse de Pablo Zapata.
Nous avions eu jusqu’à présent trois diptyques symétriques, au cours desquelles un relatif apaisement (Malagueña, Fantasia, Garrotín) précédait une vigoureuse tension rythmique (Fandangos de Huelva, Alegrías, Tangos). Le triptyque conclusif est conçu à l’inverse : la Bulería "por medio" "Caballo de Guernica" (cante de Kiko Peña) et la Rumba en mode flamenco sur Do# "Calle Avignon" (chorus de piano d’ Alfonso Aroca), toutes deux de belle facture, relativement classiques (Jerez pour la première, Caraïbes pour la seconde), encadre "Paris", une belle chanson lyrique interprétée par Dulce Pontes (musique de Daniel Casares / textes d’Antonio Martínez Áres) - nous ne nous attarderons pas sur les rapports avec la vie et l’oeuvre de Picasso, évidents. Attardons nous par contre, pour conclure, sur l’harmonisation de cette chanson, de métrique tour à tour ternaire et binaire (avec dans ce dernier cas un léger arrière-goût de Tiento). L’introduction de guitare énonce un motif sur arpèges (C - G7), auquel succède une séquence Dm7 - Am7 - G - C7/Bb - B7. La même grille est reprise pour la première partie du chant (ternaire), la voix doublant le motif sur arpèges à la tierce supérieure. L’illusion de tonalité de Do Majeur initiale est donc démentie par une séquence qui semble nous situer en mode flamenco sur Si, dont l’accord de C n’était en fait que le deuxième degré. Mais la conclusion de la deuxième partie du chant (binaire) est harmonisée de la manière suivante : Am7 - G - F# - B7 - Em9 : la tonalité fondamentale de la pièce, Mi mineur, n’apparaît finalement qu’après de longs détours par le mode flamenco sur Si, dont elle est la tonalité mineure relative. Analyse un peu cuistre, certes, mais qui permet de mieux comprendre l’onirisme impressionniste qui baigne cette pièce, qui doit aussi beaucoup aux parties de violon de David Moreira, à la délicatesse du soutien de la contrebasse (Emilio Márquez), et à la voix de l’interprète - la merveilleuse note tenue a cappella, mezza voce (Fa# sur l’accord de Em), fragment de temps suspendu sur lequel ce disque aurait pu (dû ?) se clore.
L’année dernière, le Festival Flamenco de Toulouse avait eu l’excellente idée de programmer Daniel Casares à l’Instituto Cervantes. Nous n’avions malheureusement pas pu assister au concert. Il ne nous reste plus qu’à espérer que ce même festival, ou un autre, nous offrira une session de rattrapage. Merci d’avance...
Claude Worms
Galerie sonore
"Blanco Andalucía" (Alegrías) : Daniel Casares (composition et guitare)
"Paris" : Dulce Pontes (voix) ; Daniel Casares (composition et guitare) ; Antonio Martínez Áres (textes)
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