dimanche 7 septembre 2014 par Claude Worms
"Pa mi gente" : un CD La Voz del Flamenco LVF 1054, 2014
Le lecteur me pardonnera de commencer cet article par un souvenir personnel, qui date déjà d’un bon quart de siècle. J’avais eu le privilège, deux années consécutives, de partager les cours de guitare flamenca avec Manuel Fernández Gálvez, à l’époque Manuel "Parrillita", lors des stages de guitare et de danse organisés à Argelès-Gazost par Alain Spiesser et Rouben Haroutunian.
J’officiais le matin et Manuel l’ après-midi. C’était, je pense, sa première expérience d’enseignement, au moins en stage : des cours en pure tradition orale, de maître à disciple, auxquels j’assistais pour traduire et transcrire au besoin, mais surtout apprendre moi-même. Outre sa patience et sa courtoisie, j’avais particulièrement admiré la pertinence infaillible du choix des falsetas qu’il transmettait, en fonction des capacités techniques des stagiaires et de leur niveau de connaissance du flamenco, mais aussi de la personnalité et de la sensibilité musicale de chacun d’entre eux - quand rien dans son répertoire ne lui semblait convenir, il modifiait une falseta traditionnelle ou en composait une sur mesure et "sobre la marcha".
C’est la même justesse de ton et la même humilité que j’ai retrouvées ensuite dans ses enregistrements en tant qu’accompagnateur, qui se sont fort heureusement multipliés ces dernières années. Car Manuel Parrilla (Jerez, 1967) est d’abord l’un des maîtres contemporains incontestables de l’accompagnement du cante, quelque soit le contexte : de l’avant-gardisme d’Enrique Morente ("Morente. Canto y cante a Picasso", prémices de "Pablo de Málaga") au néo classicisme de Miguel Poveda ("ArteSano"), en passant par des artistes garants de l’orthodoxie jérézane, tel Enrique Soto "Sordera" - l’unique enregistrement de ce dernier, cantaor respectable et intègre mais sans génie particulier, est devenu une référence par la grâce de son accompagnement (écoutez la Soleá por Bulería - "Herencia", Muxxic / Universal 0602498884931, 2005).
A chaque cantaor ce qui lui convient exactement, et l’on ne confondra pas non plus les falsetas pour le chant avec les falsetas pour la guitare soliste. Les compositions de "Pa mi gente" ne contiennent pratiquement aucune réminiscence des enregistrements antérieurs. Manuel Parrilla n’a d’ailleurs guère besoin d’autocitations pour gorger de musique un album d’un minutage pourtant généreux (45 minutes), mesuré du moins à l’aune des productions courantes de guitare flamenca. C’est que le compositeur a pris le temps d’avoir quelque chose - beaucoup dans ce cas - à dire. Rares sont les guitaristes de ce niveau qui attendent d’approcher la cinquantaine pour livrer leur premier opus soliste. Et plus rares encore ceux qui savent rendre les palos sur lesquels ils composent radicalement inouïs, au sens propre, tout en respectant scrupuleusement leurs harmonies et leurs "paseos" traditionnels, leur éthos..., bref, leur "aire". Dans des esthétiques totalement différentes, seuls à notre avis les premiers disques de Pepe Habichuela et de Pedro Bacán ont atteint ce niveau d’originalité dans un enracinement stylistique traditionnel et local. Ils avaient eux aussi attendu longtemps - on ne devient soi-même que par une longue patience.
Photo : Feliciano Gil
Les deux Bulerías du programme sont représentatives des deux "écoles" de la formation musicale de Manuel Parrilla. La première ( "Bulerías a mi Manuela") évoque, surtout par les parties de chant (Fabi et José Ángel Carmona) et leur harmonisation, le "nuevo flamenco" madrilène des années 1980 - 1990 (Ketama, La Barbería del Sur...). On ne retrouvera cette veine, épisodiquement, que pour les codas de la Rondeña ("Pa mi Antonia") et des Fandangos de Huelva ("A Móma Juana"), avec des arrangements sollicitant les deux frères de Manuel, Bernardo et Juan Parrilla (respectivement, violon et flûte) et José Ángel Carmona (mandola). La seconde ("Bulerías abuelo Parrilla") est strictement jérézane. La "gente" des Parrilla se confond effectivement avec l’histoire du flamenco de Jerez, sur au moins quatre générations, de Juanichi el Manijero (cantaor créateur de quelques Siguiriyas mythiques - cf : les versions de La Piriñaca) à Manuel, en passant par Tío Parrilla (le cantaor dédicataire de cette Bulería) et Juan et Manuel Parrilla (respectivement père et oncle de Manuel, tous deux guitaristes). Avec les compositions de cet album, toutes dédiées à des membres, proches et / ou éminents de la dynastie (deux exceptions cependant : Moraíto et Fernando Terremoto), Manuel Parrilla écrit incontestablement un nouveau chapitre original de l’histoire séculaire du toque jerezano - l’auteur du dernier en date étant naturellement Moraíto.
Mais il ne suffit pas de naître, encore faut-il travailler durement pour être digne de l’héritage. Je ne suis pas sûr qu’il soit suffisant d’être "de pura sangre" pour jouer la Siguiriya, comme l’affirme péremptoirement le prologue parlé (Manuel Molina) de "A la memoria de mi tío Manué". Mais pour livrer une Siguiriya aussi quintessentielle, à la hauteur des modèles créées par l’oncle Manuel pour ce palo, il est certain qu’il faut avoir beaucoup appris (contrairement à ce qu’assure le même prologue), appris à traquer et éliminer impitoyablement l’accessoire, le décoratif, le futile ou le gratuitement démonstratif. C’est seulement ainsi qu’on parvient à composer l’une des rares Siguiriyas pour guitare soliste dont la densité musicale soutient la comparaison avec celle du cante - il en existe au mieux une petite dizaine.
La pièce est traitée en bloc compact fusionnant des falsetas lapidaires avec des "paseos" et des "remates" traditionnels savamment détournés. Manuel Parrilla est un maître de la variation - au sens propre et non au sens (d’ailleurs erroné) d’un synonyme de falseta. Variations sur des incipits de falsetas de Parrilla de Jerez (l’oncle), sur des "llamadas" et des "remates" traditionnels..., dont le cours mélodique et rythmique dérive subtilement en méandres inattendus, qui jamais ne s’attardent : il en résulte un flux musical continu, chaque brève séquence engendrant la suivante sans solution de continuité là où précisément nous anticipions l’interruption fatale d’un "cierre" . Nous sommes ainsi systématiquement conduits là où nous croyions être assurés de ne pas aller.
Toutes les compositions de l’album sont construites sur ce modèle. Des aphorismes musicaux, solidement ancrés dans la tradition jérézane, s’y ajustent en puzzles mouvants, dessinant des figures à géométrie variable toujours renouvelée, où affleure ça et là un lyrisme mélodique qui jamais ne s’épanche - le compositeur cultive aussi l’élégance de la pudeur. Manuel Parrilla prend cependant grand soin de ne pas nous abandonner sans boussole dans ces parages vertigineux, et revient périodiquement à un bref leitmotiv systématiquement varié, le plus souvent une simple réalisation mélodique de tout ou partie de la cadence flamenca - pour les Alegrías ("Hermanos de sangre"), seule pièce tonale du programme avec la coda de la seconde Bulería (traditionnelle modulation à la tonalité mineure homonyme), c’est la présence subliminale de la "llamada" ou de la structure de l’"escobilla" qui assure la continuité. Il arrive même que le matériau musical de base soit intégralement constitué de telles cellules mélodiques sur la cadence flamenca. C’est le cas notamment des Fandangos de Huelva, où l’on cherchera en vain les habituelles falsetas mélodiques construites sur la grille harmonique des cantes - le palo revêt ainsi une physionomie résolument "flamenca" des plus inhabituelles.
Insistons enfin sur la qualité et la rigueur de l’interprétation, et d’abord sur le choix des tempos en parfaite adéquation avec le caractère de chaque composition. Le guitariste sait laisser à la musique le temps d’advenir ("Seguirilla a la memoria de mi tío Manué", "Soleá a Fernando Terremoto "Hijo""...), quitte à tendre la dynamique sur les "remates" en jouant sur une division croissante de la pulsation (croches - triolets de croches - doubles croches - sextolets de doubles croches...). Les phrasés sont d’une rare évidence jusque dans les formes réputées "libres" ("Minera a mi Mare", "Rondeña pa mi Antonia"). Un souvenir de stage à ce propos. Manuel avait un jour corrigé l’exécution d’une introduction "por Malagueña" de Sabicas par ce jugement sans appel : "pas à compás". L’élève avait omis la reprise d’un arpège sur la coda traditionnelle F7M - E. J’avais appris ce jour-là que la Malagueña n’est pas si libre qu’on le croit : affaire, non pas de compás mathématique, mais d’organisation musicale ménageant un exact équilibre des parties. La Minera et la Rondeña du disque sont exemplaires de ce point de vue. Même si cela peut sembler paradoxal, la même leçon de rigueur dans la conception musicale vaut aussi pour les formes les plus rythmiques du programme (les deux Bulerías, les Alegrías, la Soleá por Bulería ("Moraíto") et la Serrana ("Pa mi Pare"), un duo haletant avec le percussionniste Paco Vega) : distiller les syncopes et les contretemps avec discernement et parcimonie pour explorer le potentiel rythmique des compases plutôt que pour les déconstruire, et doser l’intensité et le placement des accentuations avec exactitude (exactitude "swingante", et non platement mathématique).
Si le titre "El toque flamenco" n’avait déjà été déposé par Pedro Sierra, il conviendrait parfaitement à ce disque, indispensable à qui veut comprendre ce que "jouer flamenco" veut dire.
Claude Worms
Galerie sonore
Manuel Parrilla : "Seguirilla a la memoria de mi tío Manué"
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