dimanche 6 septembre 2020 par Claude Worms
Parmi les nombreuses ressources documentaires offertes par Flamenco y Universidad, la plus utile et conséquente est sans doute une collection discographique qui, avec un récent album monographique consacré à Manuel Fernández "Gordo de Juane", en est à sa soixante-troisième livraison...
... La plupart des enregistrements sont des inédits, ou des restaurations de 78 tours incunables. On trouvera bien sà »r au programme quelques figures majeures du cante, déjà plus ou moins amplement documentées au disque : Alfredo Arrebola (vol. 3), Antonio Fernández "Fosforito" (vol. 36), Antonio Fernández de los Santos "el Chaqueta" (vol. 58), Pepe Marchena (vol. 1), Antonio Mairena (vol. 2, 7, 8 et 11), Juan Mojama (vol. 35), Juan Moneo "el Torta" (vol. 20), Pastora Pavón "Niña de los Peines" (vol. 7), Juan Peña "el Lebrijano" (vol. 7) Pedro Peña (vol. 29), Manuel Soto "Sordera" (vol. 48), Paco Taranto (vol. 33), Juan Valderrama (vol. 42), etc. Mais les deux orientations les plus originales de la collection nous semblent être d’une part l’intérêt apporté aux répertoires folkloriques andalous connexes au cante ( "¡ Vive Alosno !", "Coplas y tónas del Cerro de Andévalo y de la Sierra", "Los cantes de laboreo en Torre del Campo"), d’autre part le souci de conservation et de transmission du patrimoine jérézan, soit par des rééditions de gravures anciennes, soit par des enregistrements consacrés à des cantaores peu médiatisés hors des circuits des peñas et des tabancos locaux.
Nous avons déjà eu l’occasion de vous entretenir dans cette rubrique de l’exhumation des 78 tours d’Isabelita de Jerez (vol. 50) et d’enregistrements "caseros" de TÃa Bolola (vol. 40). L’anthologie "Cantaoras jerezanas" (vol. 49, deux CDs) nous restitue opportunément l’œuvre discographique de huit artistes jérézanes actives au cours du premier tiers du XXe siècle. Luisa Requejo (Jerez, 1898 – Madrid, 1940) sera sans doute pour beaucoup d’entre vous une découverte, et les neuf séries de cantes sélectionnées ici (Gramófono, 1928) sont toutes magistrales – elles avaient déjà été fugacement rééditées, avec nettement moins de soin, dans la série "Catedra del Cante", qui par contre y adjoignait le dixième enregistrement connu de cette cantaora, un cuplé por buleria intitulé "Debajo de mi ventana" (Catedra del Cante, vol. 34, CDL-5034, 1996). Que Luisa Requejo ne nous ait pas laissé plus d’enregistrements, du moins dans l’état actuel de nos connaissances, est une perte irréparable pour l’histoire du flamenco, et plus généralement de la musique. Il s’agit sans doute de l’une des deux ou trois disciples les plus importantes, et les plus originales, d’Antonio Chacón et de Pastora Pavón, qui pourtant n’en ont pas manqué. Nous avons dà » nous résoudre à faire un choix (malagueña d’Antonio Chacón et siguiriyas de Paco la Luz et Manuel Molina), mais toutes ses autres interprétations sont de même niveau, insurpassables : bulerÃas jerezanas, bulerÃas por soleá, fandangos, cartagenera de Chacón, media granaÃna et granaÃna de Chacón, peteneras et soleares (Enrique "el Mellizo"). Ramón Montoya, pourtant coutumier des séances de studio passablement routinières, sort pour l’occasion le grand jeu – c’est dire…
Le legs discographique des autres cantaoras jerezanas de cette anthologie n’était jusqu’à présent accessible qu’à des collectionneurs tenaces. Grâce à Flamenco y Universidad, nous pouvons désormais connaître leur art de première main et ne plus nous contenter des quelques lignes qui leur sont consacrées par tel ou tel "flamencologue". Quatre au moins sont des artistes de premier plan :
_ MarÃa Josefa Cayetana Valencia RodrÃguez "La Serrana" (Jerez, 1863 – Séville, 1940) est la fille de l’illustre siguiriyero Paco la Luz. Il est d’ailleurs curieux qu’elle n’ait enregistré aucun des cantes de son père, les deux siguiriyas qui nous sont restituées étant des créations de Manuel Molina et El Loco Mateo. La saeta et les soleares de La Serneta sont exceptionnelles. Enfin, on constatera par une belle version d’un fandango de Lucena que le cante jerezano de l’époque ne se limitait pas au répertoire local (Odeón, 1909 – guitariste : Juan Gandulla "Habichuela").
_ on ne sait à peu près rien de la biographie de La Pastora, sinon que les huit faces qui figurent dans l’anthologie furent enregistrées en 1911 pour Odeón (guitariste inconnu). Par son répertoire comme par son style, elle semble avoir été influencée par une autre Pastora (Pavón "Niña de los Peines"), dont elle fut une disciple particulièrement talentueuse - avec une nette prédilection pour les cantes festeros qu’elle interprète avec un swing irrésistible : deux tientos-tangos, deux bulerÃas, farruca, soleares de Triana (Cagancho), petenera de Medina "el Viejo" et malagueña d’Antonio Chacón.
_ Luisa Ramos Antúnez "La Pompi" (Jerez, 1883 – Séville, 1958) est surtout connue pour être la sÅ“ur aînée de Rafael "el Gloria". A l’écoute des six faces enregistrées en 1932 pour Parlophon (guitariste : Miguel Borrull), il apparaît qu’elle excellait autant que lui dans les cantes "de la casa" : bulerÃas por soleá, bulerÃas, soleares (Enrique "el Mellizo" et JoaquÃn "el de La Paula") et trois séries de fandangos, dont une superbe version de celui de Manuel Vega "el Carbonerillo".
_ La Niña de Jerez n’ a guère marqué la mémoire flamenca des aficionados (sa biographie reste à reconstituer), très injustement si l’on en juge par ses quatre enregistrements pour Gramophone (1913 – guitariste inconnu) : tientos, taranta, soleares (Enrique "el Mellizo" et La Serneta) et bulerÃas.
Les faces gravées par les trois autres cantaoras de l’anthologie sont plus anecdotiques, mais réservent quelques succulentes surprises, à des titres divers. Luz Divina "La Jerezana" et Milagros "La Macarena" ne sont représentées que par deux enregistrements : des fandangos del Carbonerillo, similaires à ceux de La Pompi, et surtout de délicieuses colombianas. Enfin, Adela López fut une pionnière du cante orchestré, ce qui rassurera sans doute les puristes sourcilleux quant à l’antiquité du genre : fiesta jerezana, asturianas por bulerÃa, pregón (avec en improbable coda une sorte de soleá "personnelle") et, plus improbable encore avec accompagnement d’orchestre, un taranto de Pedro "el Morato".
Les cantaoras, largement majoritaires dans les rééditions de 78 tours de la collection (une seule exception notable, Juan Mojama) sont paradoxalement totalement ignorées dès qu’il s’agit de rendre compte du cante jerezano actuel, tel qu’il continue à être pratiqué quotidiennement dans les peñas et les tabancos (des bars conviviaux qui ignorent résolument l’avertissement "aquà se prohibe el cante").
Le volume 46 rend précisément hommage à ces vénérables établissements, avec une introduction en trois parties qui en évoque la continuité historique : conversations sur le fond sonore d’une soleá de Juan Mojama grésillante à souhait, suivies de deux rondas de bulerÃas (les styles d’El Chozas et d’El Borrico y sont particulièrement bien représentés), d’abord a cappella avec nudillos, puis accompagnées par Domingo Rubichi, dont l’accompagnement est un pur délice tout au long de l’album. S’agissant de cantaores s’exprimant dans leur langue musicale maternelle, on ne s’étonnera pas que le programme, comme celui des disques dont nous vous entretiendrons dans la suite de cet article, soit strictement limité aux palos emblématiques de Jerez : alegrÃas (Gasolina Hijo), bulerÃas (Gordo de Juane et Diego Rubichi), bulerÃas por soleá (Gasolina Hijo, Diego Rubichi), fandangos (Antonio "el Cañero", Paco "el Gasolina", Gordo de Juane), siguiriyas (Diego Rubichi) soleares (Manuel "el Tasca"), tangos (Paco" el Gasolina") et tarantos (Gordo de Juane). Les artistes sont chez eux et donnent le meilleur d’eux-mêmes, captés dans des conditions idéales de complicité chaleureuse avec leur auditoire, et tous leurs cantes sont donc également délectables. Puisqu’il faut faire un choix, nous vous proposons les bulerÃas por soleá de Gasolina Hijo, les fandangos caracoleros d’Antonio "el Cañero", les siguiriyas de Diego Rubichi (Manuel Torres et Francisco La Perla) les soleares de Manuel "el Tasca" (JoaquÃn "el de La Paula", Enrique "el Mellizo" et Antonio Frijones), les tangos de Paco "el Gasolina" et les tarantos (Manuel Torres) de Gordo de Juane.
Nous retrouvons ce dernier, aux côtés de son frère Nano de Jerez et de leur père TÃo Juane, soit les deux dernières générations de la dynastie des Fernández, dans le volume 25 de la collection. Intitulé logiquement "Herencia", il regroupe des enregistrements live et quelques extraits de disques depuis longtemps épuisés. On ne manquera évidemment pas les légendaires martinetes du patriarche, non plus que ses soleares "cortas" dans un style proche de celui de La Piriñaca et ses siguiriyas (Manuel Torres et TÃo José de Paula), enregistrées en 1985 avec le guitariste Eduardo de la Malena "tocando por Niño Ricardo". Comme de coutume, Nano de Jerez est renversant dans ses deux séries de bulerÃas et ses bulerÃas por soleá (guitare : Fernando Moreno). Nous terminerons d’admirer l’héritage familial par une émouvante ronda de fandangos (successivement TÃo Juane, Nano de Jerez et Gordo de Juane).
L’album monographique consacré à Manuel Moneo ("¡ Pa mi Manué !", vol. 45) est d’autant plus précieux qu’à notre connaissance, il n’avait jamais bénéficié d’un tel hommage.
Il est des disques rares qui rendent présentes la qualité d’émotion unique que peut transmettre un duo cantaor/tocaor, malgré l’absence de communion physique avec les artistes. A ce niveau d’union instantanée des contraires, de la violence et de la caresse, de l’humilité et de la fierté, du dionysiaque et du recueillement, du poids de la mémoire collective et de l’irruption de l’individualité, ici et maintenant, toute tentative d’analyse serait inopérante et déplacée. Nous avons choisi des bulerÃas au sommet avec MoraÃto, de rares saetas hors de leur contexte processionnel, et deux longues séries de soleares et de siguiriyas accompagnées par Juan Antonio Muñoz Pacheco, l’un des rares guitaristes, avec Eduardo Rebollar et Antonio Carrión, capables de perpétuer à leur manière le style de Melchor de Marchena. Mais tout ici est quintessentiel (bulerÃas por soleá, fandangos, soleares, tonás et martinetes et des tarantos), et tout le reste est littérature.
Ce rapide tour d’horizon est loin d’épuiser toutes les richesses de la collection "Flamenco y Universidad" - raison de plus pour déplorer sa distribution épisodique et aléatoire. Vous pouvez tenter votre chance auprès de quelques sites spécialisés, entre autres El Flamenco Vive, DeFlamenco et Gran VÃa Discos. A défaut, vous pourrez au moins écouter ces albums en streaming, soit directement par la page web de Flamenco y Universidad, soit par celle d’Ivoox, qui propose également de nombreuses conférences (Cristina Cruces, Faustino Nuñez, Pedro Peña, José Luis Navarro GarcÃa, etc.) et des anthologies de cantes ordonnés par palos. L’inscription est gratuite mais peut rapporter gros.
Claude Worms
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