XXXe Festival Flamenco de Nîmes (première partie) : du 9 au 13 janvier 2020

samedi 11 janvier 2020 par Claude Worms , Maguy Naïlmi

Gema Caballero et Javier Patino : concert acoustique / Eduardo Guerrero : "Sombra Efímera II" / Tomás de Perrate : "Tres golpes" / Estévez/Paños y Compañía : "El Sombrero" / Mariola Membrives : "Lorca. Spanish Songs" / David Lagos : "Hodierno"

Gema Caballero : récital acoustique

Nîmes, auditorium du Musée de la Romanité / 13 janvier 2020

Chant : Gema Caballero

Guitare : Javier Patino

Une fois n’est pas coutume, nous commencerons ce compte-rendu par la guitare, et non par le chant. C’est que, plus qu’un accompagnateur, Javier Patino peut être considéré comme le cocompositeur, avec Gema Caballero, de toutes les pièces d’un concert que nous n’oublierons pas de si tôt. Bien que né à Jerez, Javier Patino ne pratique pas le "toque jerezano", mais bien le "toque patinero". En solo (cf. ses deux derniers enregistrements, remarquables – "Oro negro", 2016 et "Deja que te lleve", 2019) comme en duo avec la cantaora, son style est immédiatement identifiable par sa finesse et sa densité : un art de la variation sur un thème mélodique récurrent qui parcourt la trame des compositions, métamorphosé par des mutations rythmiques, des modulations et des nuances de timbre et de dynamique incessantes. L’ensemble produit avec la voix de riches polyphonies, prolongées quand il le faut par de brefs passages en rasgueados, dont les contrechants soulignent ou précèdent chaque inflexion du chant. Ce travail d’orfèvre est complété par une réflexion approfondie sur l’harmonisation, qui conduit le guitariste à appliquer à certains cantes des modes ou des tonalités inhabituels qui en renouvellent la couleur sonore. On nous pardonnera de devoir ici nous livrer à quelques considérations techniques :

_ le passage des chants "de columpio" folkloriques à la bambera de Pastora Pavón ("por soleá" et non "por Huelva", comme dans la version originale), est souligné par un brusque saut modal de quinte ascendante : à la profondeur de graves apportée par le mode flamenco sur Mi sans capodastre, succède un accompagnement "por arriba" avec capodastre à la septième case (donc en mode flamenco sur Si en notes "réelles") qui concentre l’accompagnement dans les aigus – de l’ombre à la lumière, en quelque sorte.

_ la malagueña et les deux fandangos "abandolaos" étaient accompagnés en mode flamenco sur Fa# ("por taranta"), et la serrana en mode flamenco sur Si ("por granaína"), et non en mode flamenco sur Mi.

_ enfin, les caracoles étaient harmonisés en Ré majeur, et non en Do majeur. Anecdotique, dira-t-on ? Pas du tout. Ce changement de tonalité implique, pour la brève modulation vers le mode flamenco relatif à la tonalité de référence, un passage par une cadence G7 – F#7(b9), et donc un délicieux et surprenant parfum de taranta.

On l’aura compris, comme José Luis Montón, Juan Carlos Romero, Salvador Gutiérrez ou Miguel Ángel Cortés, Javier Patino est un arrangeur expert, et non un accompagnateur. Gema Caballero est son digne alter ego pour le cante. Qu’elle traite des chants dûment répertoriés dans la nomenclature du répertoire traditionnel ou des airs folkloriques andalous, elle les métamorphose avec la même musicalité, la même délicatesse de touche et la même originalité. Que deux artistes de styles aussi irréductiblement singuliers soient parvenus à créer un univers musical commun, et même fusionnel (cf. la photo de Sandy Korzekwa qui illustre l’en-tête de cet article), est une chance inespérée pour nous autres, auditeurs. Pas à pas (album "De paso en paso", La Cúpula Music, 2012), elle a forgé puis imposé avec patience et ténacité – et, sans doute, un travail acharné - une manière exigeante (intransigeante aussi) et à nulle autre pareille de concevoir la musique, et donc le flamenco. Nous imaginons sans peine que le chemin aura été difficile, mais, finalement, "lo trae andao" ("Lo traigo andao", La Cúpula Music, 2019).

La voix de Gema Caballero est d’une ductilité exceptionnelle, d’un mezza voce limpide et lumineux à un sforzando torrentiel coloré de raucité – cf. les tangos-zambra de Grenade et la serrana, dans laquelle elle utilise les contrastes de puissance à l’inverse des usages traditionnels (attaque violente de chaque section du modèle mélodique, puis "ayeo" ascendant très retenu) ; ou encore le diptyque des tanguillos, dont la première partie en La mineur, suave et proche de la tonadilla, précède la truculence festive de tanguillos gaditans en La majeur. Elle maîtrise tous les procédés ornementaux de l’histoire stylistique du cante, dont elle use avec une exacte justesse de style : portamentos ascendants (cf. suite malagueña de la Trini / jabera / fandango de Frasquito Yerbabuena) ; mélismes avec saut d’octave en voix de tête façon Pepe Marchena (cf. guajiras et première partie des tanguillos, avec de fines désinences de milonga) ; parlé-chanté du même Marchena (cf. guajiras). Elle utilise de manière très personnelle des retards rubatos qui semblent dissoudre le chant dans un quasi silence, avant de le relancer de plus belle par des staccatos rythmiques (cf. caracoles).

Alliés au style de Javier Patino, de tels moyens techniques, une profonde sensibilité musicale et un sens très sûr de la forme expliquent que toutes les pièces du récital étaient comparables à des "lieder flamencos", dont la construction rigoureuse, sans doute à peu près totalement déterminée en amont, n’empêche en rien l’expressivité de l’interprétation (la "transmission", pour employer une expression chère aux aficionados) – dans le cas contraire, autant reprocher leur "froideur" aux versions des lieder de Schubert par le duo Matthias Goerne/Christoph Eschenbach, par exemple… On retrouva des concentrés de ces qualité dans le diptyque conclusif (romance et panaderas vernaculaires), les poignantes granaína et media granaína (sur des harmonies de guitare debussystes) et un très beau triptyque serrana / intermède / temporera. Pour ce dernier, l’intermède minimaliste (quelques notes de guitare posées sur une ébauche de chant, sur fond de silence palpable), qui remplaçait le duo guitare/violoncelle du disque, fut à lui seul un grand moment de musique.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes.

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Eduardo Guerrero : "Sombra Efímera II"

Nîmes, Théâtre Bernadette Lafont / 12 janvier 2020

Danse : Eduardo Guerrero

Chant : Samara Montañez et Manuel Soto

Guitare : Javier Ibañez

Direction artistique et mise en scène : Mateo Feijoó

Chorégraphie : Eduardo Guerrero et Mateo Feijoó

Musique : Javier Ibañez

Textes : poésies soufies et populaires

Création lumières : Irene Montero

Conception et réalisation du rideau : Soledad Seseña et "Mensajeros de la Paz" / "En la Chácena" Ana Tejada et Rosa Rocha

Production : Clara Castro

Composition électro-acoustique : Pablo Palacio

Assistant de production : José Carlos Durán

Chaussures : Begoña Cervera

Enregistrements vidéo et montage potos : Sarao Film et José Carlos Durán

Photographies : Luis Malibran, Ana Palma, M.A. González et Lou Valèrie

Le Théâtre Bernadette Lafont de Nîmes accueillait ce dimanche le danseur et chorégraphe Eduardo Guerrero pour son nouveau spectacle, "Sombra Efímera II", produit d’un travail réalisé en amont avec des créateurs tels que Marco Carnavacci et son architecture éphémère (une grande bulle réalisée en extérieur et dans laquelle évoluait le danseur) et des réalisateurs d’effets sonores (musique électronique) – le baile d’Eduardo Guerrero étant le terrain de connexion entre ces différents univers visuels et sonores. Bien entendu, recréer la structure éphémère de Carnavacci s’avérant impossible, un décor minimaliste a été conçu pour la représentation à Nîmes (une colline pelée perdue dans une brume laiteuse au sommet de laquelle on planta un arbre au cours du spectacle ; un rideau de fond de scène représentant quelque forêt équatoriale imaginaire).

Le spectacle s’ouvre donc sur une scène empreinte de poésie pendant laquelle le danseur, d’abord immobile, à l’écoute de voix off qui posent des questions ("¿quién cierra ? ¿Quién abre ? ¿Quién pregunta ?" – poème soufi) s’anime ensuite, se découpant en ombres chinoises en une danse silencieuse, et nous introduit tout en douceur dans son univers. Mais très vite, sur le taranto interprété par le chanteur Manuel Soto, Eduardo Guerrero entre dans le vif du sujet en faisant résonner la puissance de son taconeo. C’est un art qu’il maîtrise bien, ce qu’il ne se privera pas de démontrer pendant le tout le spectacle. Les tangos nous ont semblé complètement décalés et drôlissimes, car dansés pieds nus et rappelant ainsi les "bailes de negros". Parenthèse humoristique dans une chorégraphie qui jusque là pouvait paraître un peu froide, Eduardo Guerrero utilisant ses souliers attachés autour de son cou par des lacets et les faisant virevolter comme s’il s’agissait d’un mantón.

Malheureusement, nous n’avons pas pu apprécier le contenu social des letras chantées, à cause d’une mauvaise sonorisation, et nous avons probablement perdu une partie de la symbolique du spectacle… (quand les artistes flamencos se décideront-ils à remettre leur sort entre les mains expertes des ingénieurs du son ?). Le fait est qu’il était difficile pour nous de comprendre la dénonciation du drame de tous ces êtres humains contraints de fuir la misère de leur pays d’origine pour "échouer" dans nos contrées…

Mais, ces réserves étant faites, les amateurs de taconeos débridés et virtuoses ont particulièrement apprécié la fougue du danseur, véritable "Maître es zapateado", qui nous a régalé de véritables variations sur ce thème. Le dialogue entre Eduardo Guerrero et la chanteuse Samara Montañez sur les siguiriyas fut particulièrement intense, soulevant l’enthousiasme du public, et l’excellente escobilla réalisée par le danseur était un modèle du genre. La présence des deux chanteurs serrant de près le danseur, l’enveloppant de leurs chants et l’entourant presque de leurs bras a ajouté, si besoin était, une charge supplémentaire d’émotion. Après les fandangos por soleá et une bulería por soleá, Eduardo Guerrero s’est lancé dans un baile por bulería particulièrement savoureux et le spectacle s’est achevé par un retour au paisible paysage brumeux du début.

Standing ovation du public qui était venu assister nombreux au spectacle. Bien que mes goûts me portent plutôt à apprécier des danses plus stylisées et que l’abus du zapateado m’ait semblé censurable, je dois reconnaître que les "Sombras Efímeras" d’Eduardo Guerrero m’ ont fait passer un bon moment flamenco au Festival de Nîmes

Maguy Naïmi

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes


Tomás de Perrate : "Tres golpes"

Théâtre Bernadette Lafont, Nîmes / 11 janvier 2020

Chant : Tomás de Perrate

Guitares : Paco de Amparo et Alfredo Lagos

Claviers, orgue : Raül Refree

Contrebasse : Miguel Ángel Cordero

Percussions : Antonio Moreno

Avant même le début du récital, il suffit que Tomás de Perrate fasse quelques pas vers le micro pour qu’ "il se passe quelque chose". Il existe ainsi des artistes privilégiés dont le charisme ne s’explique pas. Cet homme sait tout faire : chanter le répertoire flamenco traditionnel ou la salsa, capter l’attention du public en quelques mots ou quelques pas de danse (nous avons pu mesurer son talent d’acteur lors de ses collaborations avec Israel Galván, notamment pour "Lo Real") etc. ; bref, la scène est son habitat naturel. S’il était né aux Etats-Unis, il aurait été une star de la comédie musicale. Mais il est né à Utrera, et a hérité par sa famille et ses "vivencias" de toute la tradition musicale du lieu, des cantes de son père José, "el Perrate de Utrera", comme des cuplés por bulería et des rumbas de Bambino. Son appétit de musique(s) a ajouté à ce précieux bagage une vaste culture - de la musique ancienne au rock en passant par les airs à danser vernaculaires de toute l’Andalousie - qui imprègne les programmes de ses enregistrements et de ses concerts.

Sa voix semble un don aussi miraculeux que sa présence scénique, tant ses interprétations touchent directement à l’essentiel avec une apparente aisance naturelle. Bien sûr, il n’en est rien : "dire" la soleá avec cette sûreté de phrasé et d’intonation, en renouveler les phrasés à chaque récital, mettre les mélodies à nu avec une telle sobriété de moyens jusqu’à nous en révéler l’épure émotionnelle… tout cela suppose un travail de longue haleine sans lequel il n’est pas de grand musicien. On y ajoutera un timbre reconnaissable entre mille, délicieusement et légèrement nasalisé, et une capacité exceptionnelle à délivrer brusquement une puissance dévastatrice sans forcer la voix, et sans même que l’attaque des notes soit perceptible, comme si elles se matérialisaient mystérieusement dans le silence de quelque partition intérieure. C’est dire qu’un récital de Tomás de Perrate est toujours un événement ; à plus forte raison quand il est dans un grand soir, ce qui était le cas ce 11 janvier au Théâtre Bernadette Lafont de Nîmes.

Le programme du concert était habilement conçu, quatre pièces en groupe encadrant cinq séries de cantes en format traditionnel – duo chant/guitare. Pour la plupart, les arrangements de Raül Refree associaient la contrebasse (Miguel Ángel Cordero), l’orgue ou les claviers (Raül Refree) et les voix (tous les musiciens sont aussi à l’occasion de très bons choristes) en bourdons telluriques traités en vastes vagues crescendos/decrescendos, ponctués par quelques accords de guitare (Paco de Amparo) et dynamisés de l’intérieur par les véhémentes percussions d’Antonio Moreno – son solo introductif aux tonás, pour soupirs et percussions corporelles a compás de siguiriya, fut un grand moment de musique. Seule la dernière composition du concert échappait à ces sombres couleurs, adoptant logiquement un ton persifleur d’abord, puis truculent – logiquement, parce qu’il s’agissait d’une version "por lo flamenco" d’une délectable chaconne de Juan Arañés, "A la vida bona", déjà un hit en son temps – elle fut publiée à Rome en 1624, en version à quatre voix, dans un recueil intitulé "Libro segundo de tonos y villancicos" (pour la version originale, nous vous recommandons l’enregistrement de l’ensemble Orphénica Lyra dirigé par José Miguel Moreno – "Música en el Quijote", Glossa GCD 920207, 2005). Après la chaconne pour guitare flamenca soliste composée récemment par Miguel Ángel Cortés, cette nouvelle exhumation flamenca semble annoncer que la chaconne pourrait s’ajouter prochainement à la nomenclature des palos, ce qui ne serait guère surprenant compte tenu de son évidente parenté rythmique avec la bulería.

En duo guitare/chant, Tomás de Perrate continua son labeur archéologique avec une magnifique version du "Romance de Melisenda insomne", dont il nous apprit qu’il était chanté à Utrera lors du rituel des noces – version en triptyque, introduction et coda ad lib. encadrant un développement "por soleá" dans le style d’Antonio Mairena, artistement harmonisé par Alfredo Lagos. Pour le répertoire vernaculaire andalou, le choix d’une seguidilla de Alosno s’avéra particulièrement pertinent. Il s’agit là d’un trésor folklorique, dont la saveur mélodique troublante tient à son ambigüité entre mode flamenco et tonalité majeure homonymes, par des glissements chromatiques permanents sur les deuxième et troisième degrés – une seguidilla alla Schubert, dont on trouvera une version idiomatique par Eduardo H. Garrocho dans l’album "Coplas y tonás del Andévalo y la Sierra" (collection "Flamenco y Universidad", volume XLI, 2017). Tomás de Perrate exploite le potentiel expressif de cette seguidilla par des portamentos sur le souffle d’une précision diabolique entre les secondes et tierces majeures et mineures. Il faudrait d’ailleurs explorer plus avant les affinités entre les chants d’Alosno et ceux d’Utrera et Lebrija : on retrouve par exemple les mêmes procédés dans les sevillanas et la nana enregistrées par Inés Bacán. La saveur de cette version doit également beaucoup aux intermèdes de Paco de Amparo, "a cuerda pelá por bulería de Morón". Sa coda nous laissa finalement en majeur, avec une falseta emblématique de Diego del Gastor (elle-même inspirée d’une falseta "por guajira" de Manolo de Badajoz…) popularisée par le "Blues de la Frontera" de Pata Negra.

Enfin, pour le legs familial, Tomás de Perrate nous offrit trois suites de classiques : soleares, siguiriyas et bulerías. Depuis notre découverte de l’album "Perraterías", il y a quinze ans déjà (Flamenco Vivo Records 8437006250078, 2005 – avec Antonio Moya), nous le tenons pour l’un des maîtres contemporains de la soleá. Il procéda pour ce récital à un choix cohérent de compositions attribuées à La Serneta, avec pas moins de six modèles mélodiques distincts. Toutes sont familières aux aficionados, et pourtant, chaque version du cantaor sonne totalement inédite – à ce niveau d’originalité, plutôt que de désigner des "soleares de La Serneta", dont personne n’a jamais entendu les versions originales, mieux vaudrait parler de soleares de Tomás de Perrate, comme naguère de La Fernanda de Utrera pour le même corpus (accompagnement d’une parfaite justesse de style, là encore "por Morón", par Paco de Amparo). Avant les siguiriyas, Tomás de Perrate nous en expliqua les deux types de compás – en fait plutôt de feeling rythmique – en usage à Utrera et Lebrija. Alfredo Lagos les illustra immédiatement en une belle introduction, et poursuivit l’exercice tout au long de l’accompagnement des trois cantes (Manuel Molina / El Loco Mateo / El Planeta), le chant quasiment psalmodique semblant planer sur la tension croissante exercée par le tempo très rapide de motifs de guitare répétitifs de plus en plus serrés, résolue en rasgueados sur chaque coda. On ne se lasse pas des bulerías de Utrera, entre "cortas" issues des soleares, "romanceadas" et cuplés (avec une nette prédilection pour les boléros d’Antonio Machín) : le duo Tomás de Perrate/Paco de Amparo remémora sans doute aux plus anciens d’entre nous quelques échanges d’anthologie entre El Perrate de Utrera et Diego del Gastor.

L’enthousiasme du public fut généreusement récompensé par trois rappels (deux extraits de la cumbia "Tres golpes" et une bulería). Nous attendons le disque avec impatience.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes


Estévez / Paños y Compañía : "El Sombrero"

Nîmes, Théâtre Bernadette Lafont / 10 janvier 2020

Direction artistique et chorégraphie : Rafael Estévez et Valeriano Paños

Collaboration artistique et chorégraphique : Juan Kruz Díaz de Gariao Esnaola

Musique originale : Dani de Morón

Collaboration musicale et arrangements : Luis Prado

Musique, scénario, répertoire, photographie, vidéo, collages, peintures : Rafael Estévez

Musiques : de Falla, Rimsky-Korsakov, Rossini

Création lumières : Olga García-Aal

Son : Chipi Cacheda

Costumes : María José Fuenzalida

Direction technique : Olga García

Danse : Nadia González, Sara Jiménez, Macarena López, Carmen Muñoz, Rafael Estévez, Valeriano Paños, Alberto Sellés, Iván Orellana et Jesús Perona

Guitare : Dani de Morón

Chant : Vicente Gelo

Rarement aurons nous assisté à un spectacle de danse aussi inégal, non dans son interprétation, mais dans sa conception : une première moitié en tous points remarquable, mais une seconde, sinon totalement dispensable, du moins substantiellement abrégeable. La photo retenue pour l’affiche, un danseur torse nu, coiffé d’un tricorne et affublé d’un masque à gaz, résume malencontreusement cette dernière. Il faut sans doute y voir l’un des effets néfastes des contraintes auxquelles se trouvent confrontées actuellement la plupart des compagnies de danse flamenca : pour obtenir les subventions dont dépendent leur survie, elles n’ont d’autre moyen que d’afficher ostensiblement un projet d’"avant-garde", aussi iconoclaste que possible, susceptible d’allécher les autorités compétentes en vue d’une exportation mondiale via les cénacles branchés des arts scéniques contemporains – à ce propos, on lira avec intérêt la dernière partie de "Flamenco y poder", de Francisco Aix Gracia (Madrid, Dataautor / Fundación SGAE, 2014).

Pour nos lectrices et lecteurs, pas forcément au fait des circonstances historiques à l’origine du scénario, résumons l’ "affaire Félix ‘el Loco’". Il s’agit d’une part de l’évocation de la création du "Sombrero de tres picos" de Manuel de Falla par les Ballets Russes de Serge de Diaghilev, le 22 juillet 1919, à l’Alhambra de Londres : chorégraphie de Léonide Massine, décors et costumes de Pablo Picasso, orchestre dirigé par Ernest Ansermet. Pour initier les danseurs des Ballets Russes au baile et monter les épisodes les plus "flamencos" du ballet, notamment la fameuse farruca ("Danza del molinero"), Diaghilev avait engagé le bailaor Félix Fernández García " Félix el Loco", qui fut ensuite écarté de la distribution et mourut dans un asile d’aliénés à Londres. "El Sombrero" est à la fois une reconstitution de l’état de la danse flamenca au début du XXe siècle (première partie), et un récit des derniers mois de la vie de Félix "el Loco" (deuxième partie).

La première partie renoue avec l’inspiration de "… aquel Silverio ", conçu par Rafael Estévez pour le Ballet Flamenco de Andalucía, que nous avions vu et admiré sans réserves au Festival Flamenco de Jerez. Il s’agit d’une reconstitution de l’évolution de la danse "proto-flamenca" au cours du XIXe siècle (allers-retours entre les danses folkloriques vernaculaires et leurs stylisations savantes – "Escuela bolera", "Salones de baile" etc.) et d’une reconstruction des chorégraphies proprement flamencas du début du XXe siècle ("Cafés cantantes"), historiquement (très) informées. Elles reposent sur un travail d’archives extrêmement rigoureux et extensif (traités de danse, dont celui, fameux, du Maestro Otero, et les cahiers attribués à Massine, en fait vraisemblablement écrits par Félix "el Loco" ; films ; témoignages etc.), dont Rafael Estévez devait nous exposer le processus le lendemain au Théâtre de l’Odéon, au cours d’une "conférence dansée" particulièrement passionnante – nous devons les informations qui suivent à Maguy Naïmi, qui eut le bonheur de pouvoir y assister. Nous avons ainsi pu mieux mesurer la solidité documentaire sur laquelle reposent certains tableaux du spectacle : les chorégraphies éclairs des alegrías et des tangos, d’après un témoignage de La Argentina selon lequel La Macarrona était surnommée "la danseuse d’une minute et demi" en référence à la brièveté de ses alegrías ; le cake-walk qui fit fureur dans les années 1920, déclencha une vigoureuse réaction conservatrice nationaliste, et dont certains pas et postures furent finalement incorporés à la farruca. L’ histoire ne s’arrête d’ailleurs pas là, Manuel Santiago Maya "Manolete" s’étant de son propre aveux inspiré de Gene Kelly pour monter la sienne… - au cours de sa conférence, Rafael Estévez expliqua d’ailleurs que le montage de la farruca de Falla était, sur la base d’une reconstruction de la chorégraphie historique de Ramiro de Jerez, une sorte de parcours chronologique du palo, avec des emprunts à José Otero, José Greco et Antonio Gades et, évidemment, une évocation de l’opposition entre la vie et la mort attachée traditionnellement au genre, en référence au toreo hiératique de Belmonte.

Comme pour " … aquel Silverio", les reconstitutions chorégraphiques étaient menées en synchronies avec des reconstitutions musicales, confiées pour la plupart à Dani de Morón (guitare) et Vicente Gelo (chant), qui s’en acquittèrent brillamment - cf. les peteneras bailables façon El Mochuelo, le garrotín enregistré par Manuel Escacena ou le jaleo d’El Pena "padre", par exemple). Outre la "Danse du meunier", qui revenait périodiquement et logiquement en leitmotiv dans sa version orchestrale ou sa transcription pour piano, de courts inserts musicaux diffusés off signifiaient l’intérêt des "étrangers" pour le flamenco naissant et l’influence en retour qu’ils exercèrent sur son évolution – entre autres, des extraits du "Capriccio espagnol" de Rimsky-Korsakov et d’une tarentelle de Rossini ("La Danza"). Mais, au contraire d’"… aquel Silverio", elles étaient présentées, non en longues suites linéaires-chronologiques, mais en chassés croisé de brefs aperçus basés sur les deux cycles fondamentaux des futurs compases : 1, 2, 3, 4 (ou amplifié en 1, 2, … 8) ; 1, 2, 3, 4, 5, 6 – pour le premier : garrotín ("Pregúntale a mi sombrero… " ne pouvait manquer), tanguillos, tangos (le "Serrana, me publicaste…" d’époque, transmis par Pepe el de la Matrona), zapateado et farruca ; pour le second : petenera, jaleos de la fin du XIXe siècle, jotilla de Cadiz, alegrías, bulerías etc., sans oublier la mosca de Grenade, différents types de jota, ou les seguidillas sevillanas.
L’ensemble de ces processus de codification des compases et de leur réalisations chorégraphique fut résumé en une première leçon de danse, qui marquait également la transition vers la biographie de Félix "el Loco" proprement dite : sur fond de comptage métronomique, des instructions de plus en plus rapides ordonnaient d’enchaîner rotations de poignets, "pitos", courtes figures de zapateados etc.

Le miracle est que cet état des lieux évite toute pesanteur pédagogique, par l’élégance et la variété des géométries scéniques (entre autres, de somptueux effets de groupe instantanés, évoquant des sculptures, mis en valeur par les costumes et les lumières en noir, blanc, dégradés de gris et brun) et l’alternance rapide de solos, pas de deux et chorégraphies de groupe, synchronisées ou en polyphonies gestuelles – la superbe idée de la danse au ralenti sur l’accélération finale de la farruca de Falla est de ce point de vue une pièce d’anthologie. Nous avons regretté que Valeriano Paños et Rafael Estévez aient bien peu dansé, mais nous avons été largement dédommagés par les prestations des sept autres danseurs, en particulier par celle d’Alberto Sellés, qui incarnait Félix "el Loco".

Nous nous apprêtions donc à assister à un spectacle de très haute qualité chorégraphique, plastique et musicale lorsque nous nous sommes trouvés insensiblement piégés par une seconde partie inutilement répétitive, pesamment symbolique et, pour tout dire, finalement soporifique. La conception globale du scénario en est sans doute la cause originelle : reconstitution chorégraphique et description d’un dérèglement mental sont deux thèmes incompatibles, d’autant que le second se prête mal à une expression dansée, surtout de groupe. Nous en avions été averti par quelques signes avant-coureurs, tel le texte chanté en ébauche de guajira au tout début du spectacle (la vie d’artiste, misères et grandeurs…), et surtout la récurrence des chapeaux dans tous leurs états (melon, haut-de-forme, panama, casquette, cloche etc.) symbolisant telle ou telle origine géographique ou sociale, certes d’abord amusante, mais rapidement lassante.

Pour être convaincante, la seconde partie devait tendre vers le théâtre. Outre que le grand talent des danseurs ne garantit en rien qu’ils soient également de bons acteurs, juxtaposer de façon aussi artificiellement binaire danse et théâtre mène fatalement à l’incohérence. De fait, il n’y eu plus ni danse ni musique (ou si peu) dans l’évocation de la folie progressive du bailaor. Mais, faute de théâtre, nous avons eu droit à une débauche de métaphores gestuelles plus ou moins artificielles : arpentages frénétiques et de plus en plus saccadés de la scène, dans le plus grand désordre, désignant sans doute le "désordre" mental ; réitération abusive du tableau du cours de danse, lui aussi sur des tempos de plus en plus accélérés et mécaniques renvoyant à l’obsession du compás et du tempo, etc. Pour montrer l’aspect caricatural de ce type d’exercice, nous nous bornerons à deux exemples concernant l’ "obsession du métronome" (parmi beaucoup d’autres, malheureusement) : nous voyons d’abord Félix "el Loco" devant une assiette, mangeant comme un pantin articulé au tempo du métronome (une idée sans doute subrepticement dérobée à une scène fameuse des "Temps modernes" de Charlie Chaplin) ; un peu plus tard, le bailaor est soigneusement coiffé du même métronome… - pour que nul n’en ignore, Rafael Estévez ajoute alors un sous-titre verbal, nous précisant textuellement qu’ "il est obsédé par le métronome" (première irruption de la parole dans le spectacle), soit qu’il ait jugé utile d’expliciter le sens de la scène pour quelques spectateurs particulièrement obtus, soit qu’il ait procédé à un prudent rappel des interminables épisodes précédents pour quelques autres, qui auraient sombré dans quelques instants de somnolence bien excusables.

Nous n’insisterons pas plus sur ces critiques, qui ne remettent en cause ni le talent de chorégraphe de Rafael Estévez et de Valeriano Paños, ni la qualité de tous les artistes présents sur scène. Nous préférons donc garder le souvenir de la première heure de "El Sombrero", en l’attente de remaniements toujours possibles.

Claude Worms

Photo : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes


Mariola Membrives : "Lorca Spanish Songs"

David Lagos : "Hodierno"

9 janvier 2020 / Paloma

Première partie :

Chant : Mariola Membrives

Guitare : Javier Pedreira et Osvi Grecco

Trombone : Vicent Pérez

On ne compte plus les versions de tout ou partie des "Canciones españolas antiguas" harmonisées par Federico García Lorca depuis leur enregistrement princeps de 1931 par La Argentinita, accompagnée au piano par le compositeur - flamencas (Carmen Linares, Camarón etc.) ou non (Victoria de los Ángeles comme Ana Belén...) ; instrumentales idiomatiques (essentiellement en transcriptions pour deux guitares - Manuel Cano, Víctor Monge "Serranito", Paco de Lucía, Ricardo Modrego etc.) ou jazzys (Minautore Jazz Orchestra de Jean-Marc Padovani, Josephine Foster et The Víctor Herrero Band, le groupe Ibérica Suite etc.).

C’est dire que prétendre apporter une lecture originale de ces pièces tend vers la gageure, intrépidement relevée récemment par Mariola Membrives en duo avec le guitariste Marc Ribot (album “Lorca. Spanish Songs", Karonte KAR 740, 2019). En concert, Marc Ribot est remplacé par le trio instrumental formé par Javier Pedreira et Osvi Grecco (guitares électriques) et Vicent Pérez (trombone - très "électrique" lui aussi...), ce qui change nettement l’affaire. Nous ne contesterons pas la qualité des trois musiciens, évidente d’après ce que nous avons pu entendre de quelques rares chorus et des arrangements. Par contre, leur réalisation sonore nous a laissé pour le moins perplexe : balances mettant très en avant le mur du son d’un duo de guitares qui submergeait fréquemment la voix, et plus encore le trombone ; excès de reverb et son globalement cotonneux au point de rendre incompréhensible une bonne partie des textes - un comble pour ce répertoire. Or, ce rendu sonore calamiteux n’est en rien imputable aux techniciens de La Paloma (cf. le son impeccable de la deuxième partie), mais bien à un choix délibéré des artistes, revendiqué d’ailleurs par Mariola Membrives - à un spectateur qui manifestait quelque agacement, elle répondit, d’ailleurs fort aimablement : "Lo siento, debe ser así". Par delà une finalité expressive et/ou musicale qui nous reste énigmatique, peut-être faut-il y voir une tentative d’introduire artificiellement du "liant", via une débauche de reverb, dans un effectif instrumental menacé en permanence d’éclatement : trois instruments traités la plupart du temps en soliste, et pas de basse ni de percussions (donc pas de soubassements harmonique et rythmique).

Quoi qu’il en soit, nous comprenons d’autant moins ce parti-pris que ce que nous avons cru deviner des compositions méritait incontestablement d’être écouté dans de bonnes conditions. Il s’agissait sans doute de ne pas tirer les chansons populaires vers le flamenco, tout en évitant soigneusement le folklorisme passéiste. D’où le contraste volontaire entre un chant linéaire dont la sobriété confinait parfois à l’introversion (en actrice consommée, la chanteuse joue remarquablement de toutes les ressources expressives de la diction) et une profusion instrumentale qui faisait flèche de tout bois contemporain - au sens de "musiques actuelles" : parties de trombone haletantes, en hachures, harmoniques et glissandos (Berio ?) ; polytonalité ; riffs de guitares sournoisement "low-down" façon rock sudiste ; tutti bruitistes alternant avec des arpèges minimalistes (Van der Graaf Generator, King Crimson ?) etc.

Au total, huit pièces de García Lorca ("Sones de Asturias", "Romance pascual de los pelegrinitos", "Las morillas de Jaén", "En el Café de Chinitas", "Nana de Sevilla", "Anda Jaleo", "Zorongo gitano" et "La Tarara"), augmentée de deux hommages à Enrique Morente et Rafael Alberti. Nous regrettons amèrement de n’en avoir entendu que des bribes, plus ou moins indistinctes.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes

Deuxième partie :

Chant : David Lagos

Guitare : Alfredo Lagos

Musique live électronique et création sonore : Daniel Muñoz/Artomático

Saxophones : Juan Jiménez

Nous avons déjà longuement rendu compte de l’album "Hodierno", que nous tenons pour l’une des œuvres discographiques de musique flamenca les plus abouties et importantes de ces dernières années - cf. David Lagos : "Hodierno" (texte en français) ; David Lagos : "Hodierno" (texte en espagnol).

Pour l’exégèse des compositions, nous renvoyons donc nos lectrices et lecteurs à cet article, que nous compléterons par quelques considérations sur leur réalisation en concert, telle que nous avons eu le privilège de l’écouter à La Paloma de Nîmes le 9 janvier 2020. Avant l’enregistrement, "Hodierno" avait déjà été longuement peaufiné sur scène. Le processus continue actuellement, et il s’agit donc d’un "work in progres" dont chaque état s’avère, sinon supérieur, du moins incomparable aux précédents, ce qui n’est pas une mince performance compte tenu de l’excellence du projet. Nous le devons à la maîtrise technique, à l’acuité musicale et au feeling exceptionnels des quatre artistes, dont la connivence et la complémentarité sont telles qu’on serait tenté de les confondre en un unique compositeur-interprète

La différence la plus marquante entre l’enregistrement et le concert est sans doute la continuité musicale du programme, déjà perceptible dans le disque mais considérablement renforcée, qui tend à transformer "Hodierno" en une seule suite en plusieurs mouvements. A tel point que ce sont les applaudissements, et non le contenu musical en lui-même, qui ont marqué les limites temporelles des différentes pièces - ce fut le cas notamment après un long et bel intermède "por malagueña" d’Alfredo Lagos, que le public comprit comme une coda, alors qu’il s’agissait d’une transition vers les cantes qui allaient suivre (cf. ci-dessous). Cette cohérence à grande échelle est imputable aux fonctions assumées de main de maître par chaque musicien :

_ soulignons d’abord que Juan Jiménez (saxophones) est beaucoup plus présent sur scène qu’au disque. Sur fond d’influence marquée des "minimalistes" américains, ses contrechants en longues notes tenues ou en boucles mélodiques répétitives marquent à la fois l’affect de chaque pièce et les harmonies sous-jacentes à ses traits monodiques, et donc aux cantes - quelque chose comme des réalisations contemporaines de basses continues.

_ les compositions électroniques de Daniel Muñoz/Artomático sont plus que jamais finement millimétrées, et fuient scrupuleusement tous les effets sonores gratuits dont le genre est trop souvent prolixe. S’il lui arrive épisodiquement de se muer en accompagnateur, il s’attache surtout à commenter l’action ou à en planter le décors émotionnel, à la manière d’un illustrateur alternant lignes claires à la pointe sèche, clairs-obscurs et kaléidoscopes de touches colorées, en général dans des tons pastels - non parfois sans humour (cf. son dialogue avec le cantaor sur le "tiriti trán..."conclusif des alegrías et cantiñas). Son rôle est d’autant plus essentiel qu’il est souvent imperceptible : nous ne prenons parfois conscience qu’il "était là" que lorsque l’électronique disparaît, transformant par là-même notre perception inconsciente du temps musical - c’est l’absence que nous ressentons brusquement, plus que nous ne la percevons vraiment, qui enclenche rétrospectivement une réévaluation du processus des mutations, de la caña au verdial, du verdial à la malagueña etc.

_ les accompagnements d’Alfredo Lagos, ses duos avec Juan Jiménez et Daniel Muñoz et ses propres intermèdes en solo sont d’une diversité et d’une pertinence admirables : de nappes d’arpèges diaphanes en déferlements rugeux de rasgueados "à l’ancienne", de simples ponctuations réduites à une note qui suffit à marquer l’harmonie en denses séquences chromatiques d’accords, de "toque a cuerda pelá" (cf. les marianas, dont un bref ritornello renvoie à la scansion rythmique de la zambra) en paraphrases personnelles de "paseos" traditionnels, il est le pivot des suites de cantes passant imperceptiblement d’un "palo" à un autre. Un seul exemple : son accompagnement le la caña, qu’il distingue remarquablement de celui de la soleá, repose sur la réitération obsessionnelle de transpositions du motif traditionnel de l’accompagnement du "ayeo". C’est ensuite une mutation rythmique de ce motif qui lance le verdial en continuité, et lui encore qu’il cite dans l’intermède qui conduit aux malagueñas de Chacón et de El Gayarrito.

_ David Lagos est évidemment le maître d’œuvre de ces longues pièces enchaînant "palos" et cantes avec une logique musicale si implacable qu’elle semble couler naturellement de source. Il y faut une intelligence musicale et une technique vocale à toute épreuve - en particulier une longueur de souffle et une justesse d’intonation qui permettent d’infinitésimales inflexions mélodiques d’un cante à un autre, et une intuition infaillible des déphasages rythmiques par lesquels il négocie sans heurts les passages d’un compás à un autre. Là encore, pour nous contenter de deux exemples : d’une part, la suite caña / verdial / malagueñas de Chacón (d’abord sur ostinato "abandolao" dans la version de Lecuona, puis ad lib) / malagueña del Gayarrito muée en malagueña del Mellizo ; d’autre part, les "ayeos" en apesanteur qui concluent chaque cante de la suite alegría / romera / alegría, qui ne semblent s’échapper du compás que pour y mieux revenir (de telle sorte que les différents modèles mélodiques finissent par ne plus faire qu’un seul long cante). Ce par quoi David Lagos nous semble être l’un des héritiers les plus légitimes d’Enrique Morente (celui de "Pablo de Málaga"), qu’il se garde bien d’imiter mais dont il a parfaitement assimilé l’esprit de liberté rigoureuse et le style - ce n’est sans doute pas par hasard qu’il a tant travaillé sur la caña, l’un des terrains d’expérimentation privilégiés de Morente, ni qu’il interprète en introduction et en conclusion des cantiñas le même cante ("El agua, no la aminoro.."), d’abord dans sa version traditionnelle, puis en glosant à sa manière la version de Morente.

Outre celles que nous avons mentionnées ci-dessus, le programme du concert reprenait la totalité des pièces du disque (cf. notre article, cité au début de cette critique), avec le même type de modifications délectables : "Romance de la monja" (avec inserts de "ayeos" de la petenera de Pastora Pavón) ; soleares de Triana (dont une magnifique version de la composition attribuée à Charamusco) ; pregón "del miedo" (version personnelle, tant pour les textes de Daniel Muñoz que pour le modèle mélodique, du "pregon del Zapico)“ de Niño de las Moras) ; liviana et siguiriyas ; marianas et tangos.

Les quatre musiciens se produiront au Théâtre de Chaillot (Paris) les 26 et 28 janvier prochain pour le spectacle "¡ Fandango !" de David Coria. Si vous le pouvez, ne les manquez surtout pas.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes





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