mardi 22 janvier 2019 par Claude Worms , Maguy Naïlmi , Nicolas Villodre
Rafaela Carrasco : "Nacida sombra" / Tomás de Perrate : récital acoustique / Rocío Márquez et Fahmi Alqhai : "Diálogos de viejos y nuevos sones" / Eva Yerbabuena : "Cuentos de azúcar"
NB : cet article sera mis à jour au fur et à mesure que nous parviendront les critiques de nos rédacteurs.
Rafaela Carrasco : "Nacida sombra"
Théâtre Bernadette Lafont - 15 janvier 2019
Direction et chorégraphie : Rafaela Carrasco
Idée originale et dramaturgie : Álvaro Tato
Musique : Pablo Suárez, Antonio Campos et Jesús Torres
Scénographie : Carolina González
Assistant à la chorégraphie : David Coria
Lumières : Gloria Montesinos
Son : Ángel Olalla
Régie : Alejandro Salade
Costumes : Blanco y Belmonte
Danse : Rafaela Carrasco, Florencia O’Ryan, Blanca Lorente et Paula Comitrex
Chant : Antonio Campos et Miguel Ortega
Guitare : Juan Antonio Suárez "Cano" et Jesús Torres
Voix off : Blanca Portillo
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Nous avions déjà vu "Nacida sombra au Théâtre de Chaillot en 2017, et nous avions salué la cohérence et l’intelligence rares de ce spectacle, qu’il s’agisse du choix des textes, de la scénographie, de la chorégraphie ou des compositions musicales. La représentation donnée au Théâtre Bernadette Lafont nous a semblé encore plus aboutie : plus de rythme, plus de fluidité dans les transitions et plus de liberté et d’engagement dans l’interprétation des artistes - danseuses et musiciens. Ce fut le cas notamment de Rafaela Carrasco : bailó con mucha gana y rabia. Elle met un point d’honneur à glisser les codes du baile traditionnel dans des chorégraphies "contemporaines" complexes – en particulier dans des escobillas dont nous avons pu pour une fois goûter les moindres nuances, leur accompagnement se limitant aux deux chanteurs, aux deux guitaristes et aux palmas, sans le pléonasme percussif qu’on nous inflige habituellement.
Nous reproduisons donc nos commentaires de l’époque, à peine modifiés, et leur ajoutons ceux de notre ami Nicolas Villodre.
Si nous devions définir le spectacle de danse de Rafaela Carrasco, "Nacida sombra" nous le résumerions par cette courte phrase : "l’écriture c’est la liberté". Car on y écrit beaucoup, et pas seulement sur un coin de la scène sur un petit écritoire ou à même le sol, mais également en fond d’écran pour un public français, la traduction des quatre lettres imaginaires forgées à partir d’extraits de correspondances, de fragments de romans ou de poèmes de quatre femmes qui vécurent au XVI et au XVII siècle et qui ont inspiré cette création de la danseuse et chorégraphe Rafaela Carrasco et du dramaturge Àlvaro Tato : Sainte Thérèse d’ Ávila, María de Zayas, María Calderón et Sor Juana Inés De la Cruz.
Un décor minimaliste : une superposition de rectangles éclairée par la lune en guise de fenêtre, symbole de l’enfermement, (celui vécu par trois de ces femmes qui furent recluses dans un couvent), et deux draps blancs tendus sur les murs des deux cotés de la scène où vont se découper en ombres portées les silhouettes des danseuses. Le défi relevé par celles-ci est périlleux : transcrire avec leur corps le regard intérieur et l’imagination délirante de Sainte Thérèse ; la revendication des droits des femmes à l’éducation, à la libre expression, à l’amour - pour l’écrivaine María de Zayas - ou à la sensualité – pour María Calderón “La Calderona”, célèbre actrice qui scandalisa une partie du public et réjouit l’autre, en créant la danse des marizápalos ; l’univers végétal poétique et exubérant de Sor Juana Inés de la Cruz, féministe avant l’heure, exigeant davantage de droits pour "ses sœurs".
Quatre tableaux au "féminin pluriel", car les quatre danseuses (Rafaela Carrasco, Carmen Angulo, Paula Comitre et Florencia O’Ryan) enchaînent solos et danses en groupe sans faillir, formées à toutes les techniques : flamenca, classique, contemporaine. Sans interruption (nous aurions préféré quelque pauses), elles vont œuvrer pour faire danser les paroles, pour traduire la douloureuse recherche de la liberté de ces quatre femmes. La danse est tour a tour intériorisée, exubérante, virevoltante, ponctuée ça et là de taconeos nerveux. Univers sonore varié (deux chanteurs et deux guitaristes en direct sur scène pour la partie flamenca alternant avec des musiques enregistrées - jazz, musique baroque, voix de femmes scandées…) pour évoquer chacune de ces femmes : soleares pour Teresa, siguiriyas et bulerías pour María de Zayas, re-création des danses interprétées dans les "corrales de comedias" de l’époque pour "La Calderona", et, pour la mexicaine Sor Juana Inés de la Cruz, des guajiras, cantes de ida y vuelta (cf. Gabriel Garrido et l’Ensemble Elyma : "Le Phénix du Mexique", CD K617, K617106, 2000). Saluons au passage la performance des musiciens qui, à l’image des danseuses, se fondent dans des univers musicaux différents, passant des uns aux autres comme dans des fondus enchainés, donnant une impression de naturel. Tout semble couler de source pour les artistes présents sur scène, tant leur complicité paraît évidente. Pour conclure notre critique, nous nous contenterons de citer ces vers de Sor Juana Inés de la Cruz : "Nacida sombra, al cielo encaminada, escalar pretendiendo las estrellas" ("Primero sueño")… Ne nous privons pas de rêver avec elle !
Maguy Naïmi
Depuis quelques années, les grand(e)s chorégraphes flamenco(a)s élaborent un nouveau genre de spectacle total dans lequel les décors, les costumes, les lumières, la scénographie, la lumière, la musique et la danse prennent une part également importante à la réalisation d’un scénario global solidement structuré - dans le cas de "Nacida sombra", à partir d’un choix particulièrement original et avisé de textes (Álvaro Tato) dont les spectateurs pouvaient lire la traduction comme lors d’une représentation d’opéra.
Pour de telles œuvres, la qualité et la pertinence des musiques de scène sont évidemment cruciales. Qu’elles soient de nature purement illustratrice, ou qu’elles aient valeur de symboles, les compositions font flèche de tout bois, et puisent donc leur inspiration, selon ce que suggère tel ou tel tableau, non seulement dans le strict répertoire flamenco, mais aussi dans les musiques populaires, le folklore, le rock, le jazz ou la musique contemporaine. Le risque est alors de tomber dans un patchwork dont chaque épisode écouté isolément peut s’avérer séduisant ou surprenant, mais dont l’hétérogénéité finit par détruire l’unité d’action qui sous-tend la chorégraphie et risque de distraire l’attention du public.
La musique composée par Pablo Suárez, Antonio Campos et Jesús Torres brille au contraire par sa cohérence à grande échelle, malgré le risque encouru par l’alternance des interprétations "live" et diffusées "off", parfaitement négocié par les fondus-enchaînés auxquels Maguy Naïmi se réfère dans son article (cf. ci-dessus). La connivence des musiciens y est sans doute pour quelque chose : Jesús Torres, Juan Antonio Suárez "Cano" et Antonio Campos sont invités régulièrement par le trio "Camerata Flamenco Project" dont Pablo Suárez est le pianiste. Et, bien qu’ils ne figurent pas sur la fiche technique du programme, nous prenons sans doute peu de risque en créditant Karo Sampela (autre collaborateur habituel du trio – batterie) et Ramiro Obedman (saxophones et flûte) pour les bulerías instrumentales jazzy, orchestrées et harmonisées à la manière de Gil Evans ; et José Luis López (violoncelle) pour les variations sur la basse obstinée de la chaconne – ces deux derniers sont les deux autres membres permanents du trio. Aussi attribuerons-nous l’ensemble de la partition à la "nébuleuse C.F.P.".
Si quelques numéros, tels la siguiriya (Francisco La Perla) et la toná initiales, les tarantos (de Almería / Manuel Torres / Levantica) ou les soleares (Joaquín el de la Paula / La Roezna / Juaniquí / Paquirri) de l’avant-dernier tableau, s’apparentent bien à une interprétation plus ou moins traditionnelle (encore que l’accompagnement à deux guitares y alterne le "toque" proprement dit avec quelques passages évoquant les techniques des guitaristes "éclectiques" du XIX siècle, sur des harmonisations très actuelles – accords brisés, arpèges etc.), ce sont surtout de longues suites intégrant plusieurs chorégraphies en une seule unité musicale qui ont retenu notre (admirative) attention. Nous n’en prendrons qu’un seul exemple, l’itinéraire musical qui conduit de la scène consacrée à La Calderona à la guajira figurant le Mexique pour Sor Juana Inés de la Cruz : aux marizápalos (pour les "corrales de comedia", dont les quinquets sont représentés par des spots placés en fond de scène au ras du sol), en duo de guitares et percussions diffusées "off", succèdent sans rupture un pot-pourri de danses baroques parfois à peine citées (folias, canarios, seguidillas), puis le refrain de la jotilla de Aroche (Huelva) ; celui-ci donne naissance, par de simples (si l’on peut dire...) modifications d’accents rythmiques, à des bulerías de Cádiz, des alegrías por bulería et enfin des alegrías traditionnelles ; au cours de l’escobilla de ces dernières, la jotilla s’immisce sans problème dans l’accompagnement canonique a medio-compás (notons au passage que tous les détournements polyphoniques à deux guitares des motifs traditionnels de l’accompagnement des escobillas sont de purs régals) ; à la suite d’un rallentando (trémolo à deux guitares), la scansion du medio-compás fournit à son tour le lien avec un splendide lamento sur la basse obstinée de la chaconne, qui gagne progressivement en vigueur rythmique et se mue d’abord en une valse avec l’entrée du piano, accelerando, jusqu’à sa métamorphose en guajira. Le tour est joué… et le tout fonctionne d’autant mieux que les évocations d’airs à danser baroques ne donnent jamais lieu à de pesantes reconstitutions d’époque, ce qui facilite évidemment les transitions avec les falsetas "flamencas", d’autant qu’Antonio Campos et Gabriel Ortega sont aussi à l’aise dans le cante "por derecho" que dans le chant populaire. Ajoutons que si le jazz s’intègre parfaitement dans la dramaturgie (les bulerías), c’est aussi le cas pour la musique contemporaine. Le travail de montage, de dédoublements déphasés et de superpositions en écho, produisant une polyphonie rythmique de plus en plus haletante (sur la répétition de "je n’ai jamais eu peur"), sur la voix de l’actrice Blanca Portillo, ne déparerait pas un opéra de Philip Glass.
A quand la publication de la musique de "Nacida sombra" en disque ?
Claude Worms
Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes
Tomás de Perrate : récital acoustique
Auditorium du Musée de la Romanité – 14 janvier 2019
Chant : Tomás de Perrate
Guitare : Alfredo Lagos
En matière d’art de la performance, Tomás de Perrate est partout chez lui. Une présence qui ne s’explique pas : il lui suffit d’entrer en scène, de s’asseoir et d’adresser un léger sourire complice à Alfredo Lagos pour que nous sachions avec certitude qu’il va se passer quelque chose.
L’apparente aisance sereine du musicien et du performeur dissimule pudiquement une intelligence aigüe de la forme, évidente dans la construction de la plupart des pièces du programme. A commencer par celle du "Romance del Conde Niño" qui ouvrait le récital : une arche mélodique et émotionnelle déployant une implacable progression d’intensité a compás de soleá (modèle mélodique des romances de Lebrija et Utrera), encadrée par un prélude et un postlude ad lib. et a cappella sur un modèle mélodique proche cette fois de celui du "Romance de la monja". Le même plan était appliqué aux tangos, mais dans un tout autre esprit : un "tango grec" encadrant des cantes extremeños – traduction en termes esthétiques : le style de Pata Negra (grande époque) encadrant une évocation-hommage de celui de Camarón. La "seguidilla alosnera" donna lieu à un jeu de répétitions variées par la seule ornementation, respectueux du caractère folklorique d’une belle mélodie "entre dos aguas", entre modalité et tonalité ; belle, et rare : nous n’en avions jusqu’à présent entendu qu’une seule version par Eduardo H. Garrocho (Coplas y tonás del Andévalo y la Sierra).
Tomás de Perrate suivit par contre scrupuleusement la structure traditionnelle des séries de cantes, dont l’efficacité n’est plus à prouver, pour deux palos fondamentaux de son récital. Por soleá : deux cantes "standards" d’abord (étalons du genre, ici de Joaquín el de la Paula, puis Tomás Pavón version Perrate de Utrera), un "cante de alivio" (plus léger, si l’on peut dire…) lié sur le souffle au précédent (Joaquín el de la Paula) et un premier climax avec une composition d’ambitus plus large (La Serneta). Ce schéma type peut être ensuite allongé par d’autres couples détente-tension, comme le fit le cantaor lors de ce récital : soleá de La Andonda suivie d’une soleá "de remate" de Joaquín el de la Paula. Nous tenons Tomás de Perrate pour l’un des grands maîtres contemporains du genre. Il faut remonter à Tomás Pavón pour trouver un tel art de "dire la soleá", sans le moindre effet expressionniste, sans presque élever la voix – comme si celle-ci n’était que le vecteur d’une matérialisation sonore, d’une révélation à l’un des sens espagnol du terme ("revelar" peut signifier développer un négatif photographique) des compositions. Mais quelle compréhension intime du cante, et quelle sûreté technique, pour atteindre une telle apparente simplicité ! Une sorte de lévitation sereine au-dessus du compás, dont elle ne frôle les accents qu’en de rares occasions (juste ce qu’il faut pour faire sens musical), commencée en diction et énoncé stricts de la letra et de la ligne mélodique et achevée en étirements ineffables des dernières notes de chaque tercio.
Por siguiriya, deux cantes et "cambio" (modulation à la tonalité majeure homonyme du mode de référence) pour conclure : Manuel Molina, Manuel Torres et la rare siguiriya del Planeta. Tomás de Perrate nous donna dans sa présentation une leçon de rythme. Selon lui, tout dans le flamenco est affaire de tempo ou de pulsation : "je peux chanter à la blanche pendant que le guitariste joue à la noire". Traduction de ces termes techniques légèrement approximatifs : je peux chanter sur une pulsation très lente alors que l’accompagnement est régi par une pulsation rapide. Démonstration immédiate : le compás de la siguiriya marqué par des "nudillos" de tempo très enlevé, caractéristique des siguiriyas chantées traditionnellement a cappella à Lebrija et Utrera – tempo qu’Alfredo Lagos adopte ensuite pour son introduction et maintiendra tout au long de la série de cantes. Comme annoncé, le chant se déploie beaucoup plus lentement, mais d’une manière nettement plus subtile et complexe qu’un simple rapport de "redoble" (du simple au double). Un seul exemple suffira : la partie centrale de la siguiriya del Planeta, au cours de laquelle le cantaor abandonna l’alternance canonique || 2/4 | 6/8 | 1/4 || (que conserva stoïquement le guitariste), qu’il remplaça par une longue séquence ternaire (6/8 en boucle). Peut importe évidemment la recette technique : l’essentiel est l’effet de grâce aérienne qui contrastait momentanément avec l’âpreté de la siguiriya.
Pour une première série de bulerías "de la casa", Tomás de Perrate était doublement chez lui : dans le palo et dans le style familial. Nous ne commenterons donc pas plus avant son interprétation. Alfredo Lagos adopta pour l’occasion le "toque de Morón" façon Diego del Gastor, dont on sait la proximité avec la dynastie Perrate : une double performance, dans la mesure où il restitua fidèlement le swing très particulier de la bulería de Morón sans jamais citer une falseta de Diego et en parvenant à jouer encore moins de notes que lui – mais les bonnes et aux bons moments, comme l’on dit en pareil cas. Au cours du concert, le guitariste a d’ailleurs été un partenaire idéal par la pertinence de ses choix : "toque a cuerda pelá" pour les soleares et les siguiriyas, délicates harmonisations en arpèges pour le romance et la seguidilla, "toque rockero" pour la partie "grecque" des tangos et humour pince-sans-rire si nécessaire, notamment pour les bulerías offertes en bis. Après un hommage à Astor Piazzola (patchwork de tango argentin, récitatif, bulería et valse) nous avons retrouvé dans ce bis l’acteur-chanteur partenaire d’Israel Galván ("Lo real", entre autres) dans une double incarnation por bulería de la chaconne : d’une part musicale, puisqu’il s’agissait d’une adaptation de "A la vida bona", à quatre voix, figurant dans le "Libro segundo de tonos y villancicos" publié à Rome en 1624 par Juan Arañés (version par Hesperion XXI, dirigé par Jordi Savall : "Miguel de Cervantes, Don Quijote de la Mancha : Romances y Músicas" - Alia Vox, 2006) ; littéraire d’autre part, par une interprétation truculente renvoyant aux intermèdes des "corrales de comedias", ou encore à l’épisode de la taverne de "La ilustre fregona" de Cervantes ("El baile de la chacona encierra la vida bona…" - merci à Maguy Naïmi pour la référence).
Le genre de concert qui vous donne la pêche pour la semaine.
Claude Worms
Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes
Rocío Márquez et Fahmi Alqhai : "Diálogos de viejos y nuevos sones"
Théâtre Bernadette Lafont – 13 janvier 2019
Chant : Rocío Márquez
Viole de gambe : Fahmi et Rami Alqhai
Percussions : Agustín Diassera
Comme toujours, le quatuor formé par Rocío Márquez, Fahmi et Rami Alqhai et Agustín Diassera nous a offert ce dimanche un somptueux moment musical au Théâtre Bernadette Lafont, avec leurs "Diálogos de viejos y nuevos sones". Le programme était constitué de la presque totalité des pièces du disque (manquait "La mañana de San Juan"), augmentée de deux compositions qui nous avaient déjà été présentées lors de la création de l’œuvre en concert pour la Biennale de Séville de 2016 – un très virtuose arrangement pour deux violes de gambe et percussions des canarios de Gaspar Sanz, et une suite composée d’un martinete original et de deux siguiriyas (El Viejo de la Isla et le cambio Manuel Molina). Une adaptation pour duo voix / percussions du délicieux "Romance a Córdoba" de Pepe Marchena remplaçait "La mañana de San Juan", arrangé pour une formation identique – nous aurions pu écrire tout aussi bien "adaptation pour deux voix", tant est admirable la musicalité avec laquelle Agustín Diassera suit, anticipe ou commente tour à tour la moindre nuance du débit vocal de Rocío Márquez – de la rythmique acérée du parlé-chanté à la préciosité des mélismes legato avec passages de registre.
Bis en cascade pour un public enthousiaste. Dans l’ordre : le boléro "Angelitos negros", un fandango del Carbonerillo a cappella et sans micro, une reprise de la bambera et un second fandango.
Pour ne pas nous répéter inutilement, nous vous renvoyons donc à nos critiques du disque et du concert de la Biennale : Diálogos de viejos y nuevos sones / XIX Bienal de Sevilla.
Pour l’heure, nous avons préféré laisser la parole aux musiciens, qui ont eu la courtoisie de nous accorder deux entretiens d’après concert : Rocío Márquez nous parle des "Diálogos de viejos y nuevos sones"
Claude Worms
Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes
Eva Yerbabuena : "Cuentos de azúcar"
12 janvier 2019 - Théâtre Bernadette Lafont
Direction, idée originale et chorégraphie : Eva Yerbabuena
Direction musicale : Paco Jarana
Danse : Eva Yerbabuena et Fernando Jiménez
Chant : Alfredo Tejada et José Valencia
Guitare : Paco Jarana
Taiko (tambour japonais) : Kaoru Watanabe
Percussions : Rafael Heredia
Batterie : Antonio Coronel
Collaboration spéciale : Anna Sato (chant)
Chorégraphe invité : Mario Bermúdez
Scénographie : María de la Camara
Lumières : Fernando Martín
Costumes : López de Santos
Teinture et peinture des tissus : María Calderón
Son : Ángel Olalla
On nous pardonnera de traiter prioritairement de musique à propos d’un spectacle de danse. C’est que l’argument essentiel de "Cuentos de azúcar" est à l’évidence la confrontation en forme de dialogues entre les chants traditionnels de l’île tropicale japonaise d’Amani-Oshima, dans leur dialecte vernaculaire (Anna Sato) et les cantes flamencos (Alfredo Tejada et José Valencia), qui trouvent une traduction chorégraphique dans les emprunts aux danses traditionnelles japonaises qu’Eva Yerbabuena intègrent au baile.
Absolument ignorant de la nature traditionnelle de l’art vocal d’Anna Sato, nous nous contenterons de souligner d’abord la grande beauté de ses interprétations, et de nous en tenir à deux caractères musicaux saillants : un net penchant pour les échelles pentatoniques d’une part, et pour les vastes sauts d’intervalles disjoints d’autre part. Ces deux traits stylistiques semblent de prime abord plutôt incompatibles avec ceux du cante, et de fait, le dialogue peine à s’établir au début du spectacle, les chanteurs œuvrant chacun(e) dans son propre domaine, sans véritable interaction : duo Anna Sato / Paco Jarana (guitare) ; soleá apolá et caña (l’ordre canonique de la série était donc inversé) en mano a mano des deux cantaores ; duo Anna Sato / Kaoru Watanabe (entre les mains duquel le taiko, un tambour japonais, s’avère riche d’une infinité de de nuances de frappes et de timbre)... Mais le miracle est qu’à partir de la fin de cette troisième séquence, les deux genres vocaux se révèlent parfaitement compatibles, au point de donner matière à des pièces dialoguées cohérentes. Sans doute la toile de fond de la musique composée par Paco Jarana n’est-elle pas étrangère à la réussite de cette rencontre improbable - rencontre et non "fusion", fort heureusement. Ses harmonisations, que l’on savait déjà aussi impeccables qu’originales pour le cante, servent avec une égale pertinence - et sans hiatus stylistique - les chants d’Amani. Ajoutons que ses transitions solistes, brèves mais d’une rare efficacité, fondent ce qui aurait pu être une suite de numéros disparates en une vaste pièce homogène : choix des modes perdurant sur plusieurs cantes (avec une nette dominance du mode flamenco sur Fa#, "por taranta") et modulations fluides - par exemple du mode flamenco sur Fa# au mode flamenco sur Si ("por granaína") par un usage habile du rapport de dominante entre le premier et le second.
Poursuivons avec le programme des cantes. En continuité avec le duo précédent, sur un détournement en 4/4 de l’ostinato rythmique du Boléro de Ravel, d’abord marqué par le taconeo puis repris par le duo de percussionnistes flamencos (Rafael Heredia et Antonio Coronel), une boucle mélodique de guitare sert d’écrin aux versions de deux cartageneras de Chacón (a compás de taranto donc) par José Valencia d’abord ("A la derecha te inclinas..."), puis par Alfredo Tejada ("¿Me acabarás de una vez...?"). Après un duo Kaoru Watanabe / Fernando Jiménez (cf. ci-dessous), les tangos (essentiellement de Triana, accompagnés "por taranta" et avec flûte japonaise) confirment la parfaite complémentarité des styles des deux cantaores ... et d’Anna Sato - même constat pour les alegrías, cantiñas del Pinini et bulerías de Cádiz conclusives (avec un bel et swinguant hommage aux "quintos" d’El Lebrijano par José Valencia), pour l’accompagnement desquelles Anna Sato joint son luth sanshin à trois cordes à la guitare. Entre temps, l’un des plus beaux moments flamencos de la soirée nous aura été offert avec les deux granaínas de Chacón, une fois de plus en mano a mano - Alfredo Tejada en donna une version que nous n’oublierons pas de si tôt.
La scénographie (María de la Camara), les lumières (Fernando Martín) et les costumes (López de Santos et María Calderón) sont d’une grande beauté plastique. Surtout, ils assurent la continuité visuelle du spectacle comme les compositions de Paco Jarana en assurent la continuité musicale. Sur le rideau de fond apparaît périodiquement un cercle lunaire, à l’intérieur duquel s’inscrivent en délicats dessins "à la japonaise" des feuilles ou des oiseaux, un cerisier en fleurs, ou encore les profils d’Eva Yerbabuena et Anna Sato. Son ombre dessine sur le plateau un vaste cercle qui concentre en permanence l’action chorégraphique, et parfois l’action musicale par quelques incursions d’Anna Sato. Au début du spectacle, des robes chasubles majestueuses accentuent le caractère hiératique de la danse et du chant des deux artistes. Pour la partie plus spécifiquement flamenca, Eva Yerbabuena apparaît d’abord dans une robe multicolore qui pourrait figurer le patchwork d’une robe paysanne (tangos), puis dans un costume façon "delantal" du Sacromonte (alegrías et bulerías). Pour sa part, Fernando Jiménez pourrait bien être un paysan en haillons tels qu’on les trouve dans les tableaux de Murillo, ou encore un génie facétieux, un "duende" au sens propre du terme : pantalon court et tunique débraillée, dans des tons sombres. Les jeux de lumières sont autant de transitions en dégradés colorés, nous allions écrire de modulations, qui changent insensiblement l’univers poétique et les humeurs d’un spectacle parfois onirique (nous pensons par exemple à Anna Sato traversant la scène accompagnée d’un poisson volant "fellinien"), parfois violent (le duo entre Kaoru Watanabe et Fernando Jiménez, qui aura sans doute ravi les amateurs de danse contemporaine), parfois exubérant (les alegrías finales).
Osons un exégèse, aventureuse dans la mesure où nous ignorons tout de la symbolique japonaise. Peut-être faut-il interpréter "Cuentos de azúcar" comme une chronique des saisons et de leur perpétuel retour (Eva Yerbabuena parcourt les contours du cercle à lents pas cadencés, une première fois dans le sens des aiguilles d’une horloge, puis plus tard à rebours), qui s’accompagnerait d’un calendrier rural (le cercle pourrait alors également être celui de la "trilla", du battage). Quand Fernando Jiménez brise à coups de pied sonores les accessoires métalliques qui bornent le cercle (outils, sonnailles...?), ce pourrait être le signal de la fin des travaux des chants (suivie des réjouissances des tangos), ou encore celui de la rupture des cloisons culturelles entre musiques et danses japonaises et flamencas.
Beaucoup de conditionnels, et nous ne doutons pas que chaque spectateur pourrait y ajouter ses propres interprétations. Ce qui ne fait en tout cas aucun doute, c’est la fascination d’Eva Yerbabuena pour la danse traditionnelle japonaise, dont elle a su faire un usage judicieux. Dès le début du spectacle, elle "marque" le chant d’Anna Sato par une géométrie des bras et des mains en rapides mouvements rectilignes, presque saccadés, interrompus de brefs arrêts sur images - la lourdeur de sa robe chasuble et son immobilité donnent parfois une impression de statue animée. L’inverse donc des lentes arabesques du braceo de la caña. Progressivement, la gestuelle "japonaise" s’immisce ensuite dans le baile et en enrichit la palette expressive, à l’image des dialogues entre Anna Sato et les deux cantaores. Les chorégraphies deviennent alors plus mobiles et changeantes, parce que certains épisodes codifiés peuvent être remplacés, ou au moins écourtés, par l’usage de ces nouveaux outils. C’est le cas notamment des escobillas (ce dont nous ne nous plaindrons pas) : Eva Yerbabuena ne se livra réellement à cet exercice qu’une seule fois, pour la transition usuelle entre les alegrías et les bulerías - ce qui d’ailleurs lui suffit pour démontrer que son zapateado n’a rien perdu de sa limpidité cristalline. Avouons tout de même que ce sont bien la caña, les tangos (beaux dessins du mantón) et les alegrías qui nous auront le plus marqué - mais peut-être faut-il y voir l’effet néfaste de nos habitudes acquises et donc de notre paresse intellectuelle...
Le rideau se ferme sur une cérémonie du thé entre Eva Yerbabuena et Anna Sato. Juste retour des choses : "Cuentos de azúcar" est un bel hommage du flamenco à un Japon qui lui a beaucoup donné.
Claude Worms
Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes
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