Alicia Morales : "La novia de cristal"

vendredi 19 avril 2019 par Claude Worms

Alicia Morales : "La novia de cristal" - un CD La Droguería Music, 2019

Nous avons eu le plaisir de découvrir Alicia Morales très récemment, lors d’un concert où elle prêtait sa voix aux compositions d’Antonia Jiménez, dans le cadre du XVIIIe Festival Flamenco de Toulouse (Antonia Jiménez : "Entre primas"). Pour nombre de nos lectrices et lecteurs également, son premier album sera une double et heureuse découverte : celle d’une jeune cantaora de grand talent assurément ; mais aussi celle de la richesse et de la variété du cante granaíno, trop souvent occultées par la fascination exercée sur les aficionados par le flamenco de la Basse Andalousie occidentale, certes justifiée mais quelque peu exacerbée par des subventions institutionnelles de tendance fâcheusement hégémonique.

Le texte de présentation, signé Miguel Ángel Jiménez, nous apprend que "La novia de cristal" n’est autre que Grenade, selon une citation tirée d’une nouvelle de Chateaubriand, "Les aventures du dernier Abencérage". Et c’est en effet à une visite guidée du répertoire autochtone que nous convie Alicia Morales, avec la complicité des guitaristes invités pour l’occasion : si David Caro, tocaor almeriense, s’adjuge les arrangements et les accompagnements de cinq des neuf pièces du disque, ceux des quatre autres sont dévolus à Paco et Miguel Ángel Cortés (respectivement, tangos et temporeras), Miguel Ochando (granaína) et les jeunes Antonio de la Luz et Álvaro Pérez "el Martinete"" (fandangos del Albaicín) - en somme, une mini anthologie de "la flor y nata del toque granaíno".

Une telle entreprise risque toujours de verser dans la muséographie. Or, la visite nous a enchanté, non seulement parce que notre guide possède une connaissance historique approfondie du patrimoine flamenco de Grenade, mais surtout parce qu’elle le défend avec l’engagement émotionnel et la créativité musicale qui signent d’ores et déjà un style personnel : le cante granaíno du XXe siècle, d’África Vázquez à Enrique Morente, par la sensibilité et la voix d’une musicienne du XXIe siècle.

Nous entrons dans l’album par un portail du XXIe siècle et un poème de José Luis Ortiz Nuevo, avec des tientos originaux composés par la cantaora dans la veine d’Enrique Morente, remarquablement harmonisés par David Caro - le ton recueilli des transitions chromatiques soulignées par les chœurs est un pur régal. La malagueña qui suit nous renvoie au début du XXe et à La Peñaranda, via les incunables enregistrés par Antonio Pozo "el Mochuelo". Comme de coutume, le "cante de cierre" est un fandango abandolao, le très rare modèle mélodique attribué à África Vázquez "la Peza", dont nous ne connaissons qu’une version ancienne enregistrée en 1914 par El Niño Ríos, accompagné par Nicolás Domínguez (cf. Rafael Chaves Arcos et Norman Paul Kliman. "Los cantes mineros a través de los registros de pizarra y cilindros". Madrid. El Flamenco Vive. 2012) - une première occasion de souligner l’originalité des choix de répertoire d’Alicia Morales. Les quatre soleares font référence aux maîtres grenadins du genre, tous débiteurs de compositeurs de Triana que nous signalons entre parenthèses : 1) Enrique Morente (José Lorente) ; 2) Manuel Celestino Cobitos (Antonio Silva "el Portugués") ; 3) Pepe el de Jun (cante "de cierre" de Paquirri) ; 4) Rafael Moreno (La Andonda et El Quino). Sur ces compositions d’une grande difficulté (ambitus très large) et malgré une légère dureté dans l’aigu du registre, le découpage des périodes mélodiques (liaison des tercios et placement des césures), les reprises variées, l’assise des graves et les nuances dynamiques d’Alicia Morales sont exemplaires - bel exercice de style de David Caro, qui ne s’écarte guère du toque por soleá traditionnel, citation de Paco de Lucía comprise. Contrairement à ce que le titre pourrait suggérer, "Alcaicería" (l’ancien quartier juif situé en plein centre de Grenade) est un hommage aux fandangos de l’Albaicín, sur fond d’évocation sonore des ensembles "de púa" (guitare, laúd et bandurria - une spécialité de Grenade) par Antonio de la Luz et Álvaro Pérez "el Martinete", avec la complicité de Mostafa Bakkali... au banjo. La pièce est construite en diptyque (tempo médium / tempo rapide), chaque volet associant un fandango folklorique à une composition dérivée des sources populaires : d’abord le fandango de Paco el del Gas, puis celui de Frasquito Yerbabuena, tous deux selon les interprétations magistrales de Manuel Celestino Cobitos. Alicia Morales a le bon goût d’interpréter sobrement les modèles populaires et de réserver la virtuosité vocale à leurs déclinaisons flamencas, avec notamment des tercios conclusifs personnels artistiquement ouvragés. Comme pour les bulerías et les tangos, l’usage ponctuel des chœurs dynamise habilement l’ensemble.

Photo : Manuel Puga

Les bulerías de La Chata sont une première discographique. La Chata serait une artiste en activité dans les zambras du Sacromonte des années 1930, au cours desquelles elle a enregistré au moins un 78 tours. Alicia Morales en a reconstitué minutieusement les paroles, avec l’aide d’Antonio Conde González-Carrascosa, à qui nous devons par ailleurs deux ouvrages récents de grand intérêt - une biographie de José Cepero augmentée de la discographie intégrale de cantaor (La Droguería Music, 2017) et une étude du répertoire des granaínas (collection "Granada Universo Flamenco", Publicaciones de la Diputación de Granada, 2018). L’introduction est une version por bulería d’une letra communément chantée sur le modèle des tangos "paraos" del camino ("Los gitanos son primores..."). La suite démontre la parenté musicale de ce répertoire, comme de celui des tangos du Sacromonte, avec les cantes homologues des rues Los Negros et Cruz Verde (bulerías) et du quartier du Perchel (tangos) de Málaga, diffusés par La Pirula et La Repompa et, actuellement, par La Cañeta.

Nous nous contenterons d’écrire que l’interprétation de la granaína est parfaite (cf. galerie sonore). A lui seul, le "temple" très développé a valeur de cante à part entière, avec de belles arabesques mélodiques autour du quatrième degré qui annoncent l’ambiguité de la composition, entre le mode flamenco sur Si et la tonalité relative de Mi mineur. C’est à notre avis, avec les siguiriyas et les temporeras, l’un des sommets de l’album - et quel plaisir que d’écouter la falseta classique en trémolo de Ramón Montoya superbement interprétée par Miguel Ochando ! Logiquement, le titre "El camino" annonce une anthologie de tangos du Sacromonte, sur un accompagnement parfaitement idiomatique de Paco Cortés. Si la majorité des cantes sont effectivement référencés traditionnellement "del camino", on y découvrira également en introduction un "tango canastero" (selon la version qu’en a donnée Toni Maya dans l’anthologie "Graná baila por tangos" - Producciones Peligrosas JASS-6 CD, 1997).
), et en conclusion un "tango de la vega", avec sa modulation caractéristique à la tonalité majeure homonyme du mode flamenco de référence ("cambio"). Alicia Morales a aussi eu l’heureuse idée d’insérer dans la suite un tango de Jaén (ou "de La Carlota") jadis enregistré par Gabriel Moreno (Philips, 1974).

Les deux premières et mémorables siguiriyas sont tirées d’une version live du "Guern-Irak" d’Enrique Morente, enregistrée pour la bande sonore du film d’Emilio Ruiz Barrachina (Universal, 2011). Le troisième cante, sur un tempo plus vif, est le fameux "cambio" de Manuel Molina actuellement très sollicité pour conclure les chorégraphies por siguiriya. Morente ne l’a jamais enregistré, mais selon l’indispensable biographie de Balbino Gutiérrez ("Enrique Morente. La voz libre" - Madrid, Fundación SGAE, 1996, 2006 et 2018), il l’a chanté au moins deux fois en public, au Festival de Jazz de Victoria en 2006, et lors d’un récital au Teatro del Liceu de Barcelone en 2010. Pour faire court, disons que les versions d’Alicia Morales sont en tout point dignes de leur modèle. Pour l’accompagnement en mode flamenco sur Ré, David Caro s’inspire judicieusement du style de Miguel Ángel Cortés, dont il cite une falseta.

Ce dernier, comme de coutume, transfigure par ses harmonisations les temporeras de Montefrío qui concluent le disque. Une fois encore, Alicia Morales parvient à recréer à sa manière, pudique et délicate, respectueuse des sources populaires, les versions que nous en ont léguées Manuel Ávila, Miguel Burgos "el Cele" et Rogelio de Montefrío. Faute de pouvoir se procurer l’enregistrement original de Rogelio ("Mosaíco de los cantes granadinos", Fonodis DIS 40/049, 1983 - des documents inestimables dont on attend toujours une diffusion digne de ce nom), on pourra au moins écouter Manuel Ávila et El Cele, au programme de l’album "El flamenco antiguo. Veteranos del cante en Granada" (Big Bang BB 442 CD, 2001).

"Vengo vendiendo flores por las calles de Graná ; las tengo de mil colores..." (tientos - Alicia Morales et José Luis Ortiz Nuevo) : avec ce premier opus, Alicia Morales revêt de mille couleurs vocales les cantes de Graná.

NB : à lire également : Cantaor(a)es granadin(a)os

Claude Worms

Galerie sonore

Granaína
Fandango (África Vázquez "la Peza")

Granaína : Alicia Morales (chant) / Miguel Ochando (guitare)

Fandango - África Vázquez "la Peza" : Niño Ríos (chant) / Nicolás Domínguez (guitare) - Columbia T-147, 1914.


Granaína
Fandango (África Vázquez "la Peza")




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