samedi 1er septembre 2018 par Claude Worms
Miguel Lavi : "Viejos retales" - un CD Universal Music Spain, 2018
Photo et design : Manuel Rosa
Le cante est exigeant mais généreux. Il ne pardonne rien aux faiseurs et aux dilettantes, mais il sait récompenser les musiciens qui l’aiment et le respectent. Miguel Lavi ne possède pas la voix hors normes de... (chacun complètera selon ses admirations personnelles). Il peine parfois à mener les tercios à leur terme, mais il sait où et comment respirer sans mettre en péril leur cohérence. L’ambitus de certains modèles mélodiques excède-t’il les limites de sa tessiture ? Il en modifie alors légèrement le profil sans altérer leur identité musicale. Le cante est une matière vivante et plastique qui requiert des lectures personnelles intimement liées à la sensibilité et au corps de chaque artiste : le cœur, l’engagement émotionnel, le respect et le métier y contribuent autant que la voix, et parfois la suppléent.
Les trois premiers ne se commandent pas. Quant au métier, Miguel Lavi l’a acquis au cours de deux décennies de "cante p’atrás" : dès 1998 avec Andrés Peña et Mercedes Ruiz (il avait dix-sept ans...), puis avec Shöji Kojima, Antonio Canales, Belén Maya, La Toleá, Javier Latorre, La Moneta etc. Il nous est d’ailleurs souvent arrivé d’assister à des spectacles de danse dont nous n’attendions pas grand-chose parce que nous avions lu son nom sur la fiche artistique - comme pour El Londro par exemple.
Photo : deflamenco.com
"Viejos retales" : le titre de l’album pourrait se traduire littéralement par "vieilles chutes d’étoffe"... Un titre singulièrement réducteur - trop d’humilité peut nuire - pour un programme proposant quelques pièces maitresses du répertoire jérézan, dans l’approche rythmique de La Plazuela. Sans doute faut-il plutôt entendre quelque chose comme "Qué nos queda" (précieux album "en vivo desde Lebrija", dirigé par Antonio Moya, passé scandaleusement inaperçu - CD Senador / Flamenco d’Arte CD-02778, 2000). Le disque est donc sans surprises quant à son programme (encore que... cf. ci-dessous), mais non quant à l’interprétation et la réalisation.
On reconnaîtra bien ça et là quelques désinences gutturales de Fernando Terremoto "Padre", quelques découpages rythmiques de Manuel Soto "Sordera", quelques attaques véhémentes à la manière de Manuel Agujetas, voire quelques "detalles" mélodiques de Camarón (en particulier dans les bulerías). Mais ces références passagères sont subtilement intégrées à un style personnel cohérent : du cante traditionnel certes, mais ici et maintenant, sans poussière passéiste, par un jeune cantaor de trente-six ans.
Le parti pris traditionnel est souligné par le titrage des plages, une simple mention du palo (seules exceptions : la malagueña-granaína et les bulerías), et surtout par une production sobre et élégante, façon "live en studio", signée par Manuel Parrilla. Comme il se doit pour un tel projet, l’accompagnement est réduit aux palmas et jaleos (El Bo, Rafa, Tío Gregorio, Jesule, Pirulo) et surtout à la guitare de Manuel Parrilla. On ne se privera pas de cette occasion de déguster le jeu lumineux du guitariste, l’un des maîtres du toque jerezano - d’autant qu’il n’est guère prolixe et ne nous a malheureusement livré à ce jour qu’un seul album solo, "Pa mi gente" ( Pa mi gente, La Voz del Flamenco LVF 1054, 2014). Nous ne saurions assez vanter la limpidité de son toucher, léger et dense à la fois ; ses fondus-enchaînés d’arpèges délicats et de brefs sursauts de pulgar ; la musicalité avec laquelle il fond des citations de son oncle Manuel Parrilla dans ses propres compositions (tientos, siguiriyas, bulerías por soleá) ; et ses remates inimitables qui surgissent toujours au moment où l’on croyait la falseta achevée. Quant à son exacte intuition de ce dont a besoin à chaque instant le cantaor qu’il accompagne (relances, durée et dynamique des intermèdes etc.)...
Passons donc au programme : tientos classiques (El Mellizo, Antonio Chacón) et remate por tango / soleares (Joaquín el de la Paula - La Andonda - cante de cierre de Joaquín el de la Paula) / malagueña-granaína (dans la version de Manuel Torres, même si d’aucuns en créditent la composition à El Canario, Antonio Chacón ou El Gayarrito - c’est selon) / siguiriyas (Joaquín La Cherna et cierre de Juan Junquera - magnifique) / martinetes / bulerías por soleá (Tomás Pavón, La Moreno "corta", La Moreno "larga" et El Sordo la Luz) / bulerías (deux estribillos en chœur encadrant des classiques de La Plazuela) / romances du répertoire de José de los Reyes "El Negro del Puerto", por soleá, a cappella et "a golpes de mostrador y palmas sordas" ("Cuatrocientos son los míos..." - Miguel Lavi a réduit de moitié, à "doscientos", le nombre des affidés de Bernardo del Carpio).
Seule une pièce, "El niño del encajero", fait légèrement exception à l’ascétisme de la production : un émouvant hommage por bulería à Manuel Molina (lenta, comme il se doit). Sur fond d’arpèges de guitare et avec quelques discrets contrechants de Bernardo Parrilla, qui est au violon flamenco ce que son frère aîné est à la sonanta, la composition évoque subtilement, sans jamais la citer explicitement, la veine mélodique de Manuel - chœurs à deux voix (El Londro et Javi Peña) et coda shuntée reprenant en boucle l’estribillo "Todo es de color" inclus.
"Viejos retales" ravira les amateurs de cante jerezano tradionnel (on nous pardonnera ce pléonasme), que nous espérons nombreux ; et les autres, que nous espérons plus nombreux encore. Respect.
Claude Worms
Galerie sonore
Bulerías por soleá - chant : Miguel Lavi / guitare : Manuel Parrilla
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