mercredi 16 mai 2018 par Claude Worms
David Carpio : "Con la voz en la tierra" - un CD El Flamenco Vive, 2018.
Remercions une fois de plus El Flamenco Vive, à qui nous devons le premier enregistrement en studio de David Carpio, "Con la voz en la tierra", qui fait suite à un album live gravé en 2013 lors du Festival Flamenco de Jerez, avec déjà son alter ego, le guitariste Manuel Valencia ("Mi verdad" - Karonte, 2014). Le magasin et producteur madrilène est d’ailleurs sans conteste le promoteur le plus avisé du cante jerezano contemporain : rappelons, entre autres perles, l’anthologie "Pasaje en el tiempo" (Rafael el Zambo, Manuel de la Nina et Enrique Remache - Pasaje en el tiempo ), "Plazuela viva" (Juanillorro - Plazuela viva) et "Tomasa la Macanita y Manuel Valencia. Directo en el Círculo Flamenco de Madrid" (Directo en el Círculo Flamenco de Madrid).
Qui a eu le bonheur d’assister au spectacle "Solos" ne s’étonnera guère de la réussite exceptionnelle de "Con la voz en la tierra" - nous avons eu pour notre part ce privilège à deux reprises, lors de sa création au Festival Flamenco de Jerez en 2015, puis au Festival Flamenco de Nîmes en janvier dernier (XIX Festival Flamenco de Jerez / XVIII Festival Flamenco de Nîmes). Si Manuel Liñan n’intervient pas sur le disque, David Carpio a par contre invité Manuel Valencia, naturellement, et l’excellent contrebassiste Pablo Martin Caminero. C’est dire que la cohésion des trois artistes ne doit rien au hasard, et que certaines des compositions de l’album ont été soigneusement élaborées sur scène plusieurs années durant. Les arrangements sont de plus servis par des musiciens de grande qualité, qui apportent une remarquable variété de styles pour les accompagnements de guitare (Santiago Lara, également producteur artistique du projet, et Diego del Morao), des chœurs pour une fois délicatement ouvragés (Marce et El Londro pour la première bulería, auxquels se joignent Sandra et Fania Zarzana et Javier Peña pour un diptyque milonga / bambera), et des touches de couleurs sonores parfaitement en phase avec chaque "palo" (Carlos Merino, percussions ; Mercedes Ruiz, castagnettes ; Claudio Constantini, bandonéon).
C’est la voix de José de los Reyes "El Negro del Puerto" qui accueille l’auditeur au début de la première plage du disque, "Origen y búsqueda", en prologue au "Romance de Gerineldo" (récitatif extrait du premier LP d’El Negro - Movieplay 170879/9, 1976 ; réédition en CD : "Raíces del cante jondo", collection Cultura Jonda, volume 19, Fonomusic CD 1418, 1997). David Carpio poursuit ad lib. sur un bourdon de la basse, son phrasé laissant déjà percevoir allusivement le balancement ternaire qui apparaît ensuite à la guitare (arpèges) et aux percussions et perdure jusqu’à la fin de la pièce, dont la construction rigoureuse culmine sur la polyphonie vocale qui superpose les textes et les mélodies des deux dernières strophes ("Grandes guerras se publican..." / "A la verde verde, a la verde oliva..."). La qualité de l’interprétation est fondamentalement redevable à l’art du phrasé du cantaor, dont les longues périodes sur le souffle sont imperceptiblement dynamisées par de très courtes césures (’) distribuées sur chaque letra de manière différente, avec des rejets ou des enjambements de tercios liant deux strophes entre elles. Exemples :
Tengo juramento hecho ’
Que con la Virgen de la Estrella
Que mujer que hubiera sido ella
Mi dama ’ de no casarme con ella.
. . . . . .
Tira por donde tú quiera ’
Por donde quieras tú puedes tirar
Gerineldo viene a su rebaño ’
El rey mío usted será.
. . . . . .
Gerineldo Gerineldo ’
Gerineldo de verdad
Si usted me viene a mí avasallando ’
No sabemos como será.
Cette intuition aigüe du phrasé idéal est sans doute la caractéristique la plus frappante du style de David Carpio, qui lui permet de livrer des versions personnelles d’une subtile musicalité de tous les cantes qu’il a enregistrés, d’autant plus prenantes qu’elles ignorent les démonstrations superflues. Dans toutes, on retrouvera avec bonheur des déploiements mélodiques fluides, à la fois sophistiqués et limpides, impulsés par des attaques de notes aussi fermes que délicates - une voix vibrante d’émotions justes dont la tension sous-jacente reste dans l’allusion ou le non-dit.
C’est le cas notamment d’un autre sommet du disque, une série de soleares de Triana en duo voix / contrebasse intitulée "Encuentros". "No importa de donde, tampoco de quién, si el cante es bueno, pa qué saber, de donde o de quién" : dûment prévenu par cette letra conclusive, nous nous garderons bien d’assigner chaque cante à tel ou tel créateur... D’autant moins que l’originalité de leur lecture permettrait à bon droit de les baptiser "soleares de David Carpio". Ecoutez par exemple le merveilleux passage de registre (en voix de tête) du second cante, une belle métaphore musicale des vers : "Y al cante quisiste darle, la dulzura y la frescura, y el olor de los rosales" - ce qu’en d’autres temps on aurait salué comme un parfait figuralisme. Et puisque nous utilisons une terminologie propre à la musique baroque, soulignons la performance de Pablo Martín qui joue, non un accompagnement, mais une basse continue en bonne et due forme dont il poursuit la logique implacable lors des intermèdes (il se garde bien de tenter des imitations de falsetas), assurant ainsi la continuité organique d’une véritable suite.
Les bulerías "Los colores de la esencia" sont un régal d’un tout autre genre. Un hommage à Moraíto aussi swinguant qu’on pouvait l’espérer, Diego del Morao évoquant à sa manière quelques falsetas de son père. Chant, guitare et chœurs : par sa légèreté, l’ensemble nous a rappelé quelques grands moments de los compadres Diego Carrasco et Moraíto. "Cruzando el charco" est un autre hommage réjouissant, cette fois à El Piyayo et par-delà aux sources des tangos qu’il a créés, "con recuerdos carceleros, aires de punto cubano, y la guitarra por tango" : après un premier cante sur le tempo modéré qu’affectionnait Camarón pour ces "tangos del Piyayo", Santiago Lara, Pablo Martín et Carlos Merino lancent un vigoureux rythme de tango argentin réhaussé par le bandonéon de Claudio Constantini - idas y vueltas...
La maturité aidant, Manuel Valencia s’affirme comme le digne héritier, non seulement des Moraos, mais aussi du Manuel Parrilla de "Pa mi gente", par sa manière de revivifier la tradition du toque jerezano, dont il livre à petites touches des versions de plus en plus personnelles : question d’accentuations imprévisibles, d’entrelacs torrentiels d’arpèges et de traits en picado ou en attaque du pouce, de discrètes colorations harmoniques "contemporaines", et surtout de relances et de remates auxquels aucun cantaor ne saurait résister. On en trouvera, entre autres, une impressionnante démonstration dans son introduction aux fandangos, puis sa transition entre ad lib. et compás de soleá sur le dernier tercio du fandango d’Antonio Rengel ("Olas de la mar en calma..."). Suivent deux fandangos dignes d"El Chocolate pour l’interprétation vocale : "Ella es buena y volverá" (Pérez de Gúzman pour le texte, mais non pour le modèle mélodique qui suit celui de la version enregistrée par Isabelita de Jerez et Manolo de Badajoz - Odeón, 1930), puis "Antes de llegar a tu puerta, mi caballo se paró..." (Manuel Torres, inspiré dit-on de El Comía).
On ne saurait trop se réjouir de la curiosité et de la culture des jeunes artistes flamencos. Pour la taranta ("Preso de su cante"), David Carpio a très attentivement écouté la version du taranto de Manuel Torres enregistrée par Juan Mojama et Ramón Montoya (Columbia, 1929), récemment exhumée par Carlos Martín Ballester. Après une splendide introduction de Santiago Lara, conclue par une discrète réminiscence du balancement binaire traditionnellement assigné à cette composition, le chant se démarque nettement de la version originale mais en respecte scrupuleusement la rigoureuse sobriété.
Le diptyque inattendu milonga / bambera ("Quiéreme"), créé en 1940 par Pepe de Marchena pour le film "Martingala" (cf. Faustino Nuñez : Flamencopolis), est rendu par un fort contraste vocal entre le délicat ad lib. parlé-chanté de la première partie, et le compás de soleá et l’impétuosité vocale culminant sur une impressionnante tenue sforzando (dernier tercio) de la seconde. Un estribillo souligne la construction, chanté d’abord en solo et ad lib. à la fin de la milonga, puis en chœur et a compás pour la coda. Le cantaor assure lui-même la transition rythmique sur le premier tercio de la bambera ("Eres chiquita y bonita"), Santiago Lara prenant appui sur le douzième temps du compás par un rasgueado, pour lancer le tempo. L’introduction et l’harmonisation de la milonga par le guitariste nous rappellent la délicatesse de touche de ses arrangements de thèmes de Pat Metheny ("Flamenco tribute to Pat Metheny" - Warner 2564648564, 2016).
Détour par Los Puertos pour les siguiriyas : David Carpio a choisi deux modèles mélodiques peu fréquentés (Juanelo puis Miguel el de Pepa) du répertoire d’Antonio Mairena. Oserons-nous avouer que nous préférons les versions du disciple à celles du maître, pour leur austérité et leur émotion contenue, brisées in extremis par la puissance d’un dernier tercio longuement soutenu, une catharsis ? La siguiriya est l’un des palos de prédilection de Manuel Valencia, et cela s’entend dès les premières superbes dissonances de son introduction...
Brillant exercice de style por bulería, en majeur, pour finir ("A mi mare y a mi pare"), paroles et musique de David Carpio - ou comment s’approprier le style d’El Gloria pour créer du nouveau. Une fois encore, Diego Carrasco n’est pas loin non plus, au moins dans le détournement succulent (c’est le mot juste...) de la strophe bien connue de toná qui conclut l’album :
"Y si no es verdad,
Esto que yo digo,
Que me quede sin puchero,
Y sin toíto mare mía sus avíos".
Le disque est malheureusement bien (trop ?) court (30’17’’). Mais mieux vaut peu d’essentiel que beaucoup de superflu.
Claude Worms
Galerie sonore :
"Origen y búsqueda" (Romances) : El Negro del Puerto (récitatif) / David Carpio (chant) / Santiago Lara (guitare) / Pablo Martín (basse et contrebasse) / Carlos Merino (percussions).
"Encuentros" (Soleares de Triana) : David Carpio (chant) / Pablo Martín (contrebasse).
Fandangos : Isabelita de Jerez (chant) / Manolo de Badajoz (guitare) - Odéón, 1930.
Taranta : Juan Mojama (chant) / Ramón Montoya (guitare) - collection Carlos Martín Ballester, Columbia, 1929.
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