Óscar Herrero : "Salinas"

... et quelques nouvelles parutions Acordes Concert

dimanche 25 mars 2018 par Claude Worms

Óscar Herrero : "Salinas" - un CD Acordes Concert AC171717, 2018

Óscar Herrero : "Rey de Reyes. Homenaje a Paco de Lucía" - Ed. Acordes Concert, 2017.

Lola Fernández : "Flamenco al piano 5. Seguiriya" - Ed. Acordes Concert, 2017.

Pablo San Nicasio : "Contra las cuerdas. Volumen 2" - Ed Acordes Concert, 2014.

"En "Salinas", los segundos apellidos pasan a ser los actores pricipales". (Óscar Herrero Salinas). La parution du dernier disque d’Óscar Herrero Salinas a presque coïncidé avec les grèves et les manifestations historiques du 8 mars dernier – grèves féministes, mais pas seulement... Heureux hasard, le guitariste déclare dans son prologue qu’il entend signer cet album de ses deux noms : celui de son père, Herrero, par lequel il est bien connu des aficionados et autres amateurs de musique ; mais aussi, et surtout en l’occurrence, celui de sa mère, Salinas – une attention qu’il étend à tous les crédits et remerciements de rigueur, chacun(e) étant désigné par ses deux noms, le "deuxième" étant dûment souligné. On peut donc considérer que toutes les pièces du programme de "Salinas" sont autant d’hommages à la mère du compositeur, même si chacune est précisément dédiée à un membre de sa famille, ou à Paco de Lucía (qui fait un peu partie de la "gente" de tous les guitaristes de sa génération et des postérieures), ou encore à ses élèves et donc à ses héritiers artistiques (cf. ci-dessous).

Les photos de famille qui illustrent le livret, comme le choix des compositions, incitent à considérer cet enregistrement comme une sorte de bilan, après quatre décennies de carrière. Óscar Herrero Salinas y livre de nouvelles interprétations de pièces parfois anciennes, mais aussi d’œuvres récentes singulièrement innovantes. Certaines font référence au toque le plus traditionnel, d’autres au plus contemporain, par leur l’harmonisation et plus encore par la profusion des modulations. Or, quelque soit l’époque à laquelle elles nous revoient (le zapateado "Voz del duende", par exemple, ne fait son âge, un peu plus de trente ans…), aucune des composition ne sonne "datée". C’est qu’Óscar Herrero Salinas s’est constamment tenu à l’écart des modes passagères, creusant obstinément son propre sillon, sans jamais céder à la facilité ou aux trucs de métier qui assurent à bon compte la séduction immédiate de l’auditeur : respectant son public, il exige beaucoup de lui, mais lui rend généreusement son effort et la concentration de son écoute.

D’une certaine manière, on peut voir en lui un héritier contemporain de la longue lignée des guitaristes-compositeurs qui ont toujours ignoré, pour le concert soliste, la frontière entre guitare classique et guitare flamenca, de Juan Parga ou Julían Arcas à Víctor Monge "Serranito" en passant, pour les flamencos, par Esteban de Sanlúcar, Mario Escudero ou Manuel Cano. La discographie antérieure d’Óscar Herrero Salinas témoigne d’ailleurs de ce choix esthétique : trois albums de compositions flamencas personnelles ( "Torrente", "Hechizo" et "Abantos", avec quelques invités de marque : Carmen Linares, Enrique Morente, Gabriel Moreno, Víctor Monge "Serranito", Sara Baras, Javier Barón, Tito Duarte, Tino Di Geraldo, Guillermo Mc Gill etc.) ; un hommage à deux grands maîtres (1912. Homenaje a Sabicas y Esteban de Sanlúcar) ; un disque de transcriptions pour deux guitares d’œuvres de Manuel de Falla, avec le guitariste classique Carlos Oramas (" Brindis de guitarras. Homenaje a Falla"). Il poursuit dans la même veine avec avec "Salinas". D’une part, en tant qu’interprète, par une technique qui, sans perdre le mordant et le dynamisme propres au toque, est d’une précision et d’une limpidité que pourraient lui envier bien des concertistes classiques. On en trouvera un exemple spectaculaire pour le trémolo, qu’il pratique avec un égal bonheur dans ses variantes flamenca et classique, avec une régularité de l’attaque sur toutes les cordes et surtout un détaché des basses admirables. Du coup, les lignes de basses configurent souvent des contrechants aux lignes mélodiques des aigües, plutôt qu’un simple accompagnement harmonique – cf : "Armonía para dos mundos", qu’il avait déjà enregistré en duo avec Víctor Monge "Serranito" (album "Torrente"), mais qu’il nous donne ici en solo. Curieusement, la première partie, en trémolo flamenco, reste presque constamment dans la tonalité de Mi mineur (quelques rares incursions dans le mode flamenco sur la dominante, sur Si, ou "por granaína"), alors que la seconde, en trémolo classique, est résolument flamenca pour son harmonie, oscillant constamment entre le tonalité de Mi Majeur et le mode flamenco relatif sur Sol#, ou "por minera" - le tout rappelant un illustre précédent, la "Nana" de Mario Escudero. Cette virtuosité technique n’est jamais gratuite, en ce qu’elle donne toute liberté à l’interprète, notamment pour les traits en attaque butée du pouce, en alzapúa ou en picado, de varier à l’envie l’intensité de l’attaque et l’accentuation, et donc de vivifier le compás de l’intérieur – cf. entre autres, les picados en sextolets de doubles croches pour la bulería "Carrusel".

Les pièces du disque peuvent être classées en trois groupes distincts, là encore une caractéristique du répertoire des maîtres mentionnés ci-dessus :

_ d’une part, deux compositions sans rapport direct avec un palo, qui pourrait figurer sans démériter dans le répertoire des concertistes classiques : "Armonía para dos mundos" et "Abuela Tomasa" (cette dernière en tonalité de Mi mineur).

_ d’autre part, des études. Mais, comme tous les grands compositeurs, Óscar Herrero Salinas n’omet jamais d’écrire de la (bonne) musique, même pour des œuvres dont l’objectif est expressément pédagogique. Outre "Armonía para dos mundos", c’est le cas du zapateado "Voz del duende" (dans la tonalité usuelle de Do Majeur), de la valse flamenca "Vaivén", à fort parfum de bulería (première partie en mode flamenco sur Mi, ou "por arriba" ; seconde partie dans la tonalité relative de La mineur), et des sevillanas "Cuatro elementos". Comme leur titre l’indique, ces dernières sont un brillant exercice de style, Óscar Herrero Salinas s’y astreignant à composer chacune des quatre sevillanas pour une unique technique de main droite : trémolo ("por granaína") / arpèges (mode flamenco sur Fa#, ou "por taranta" / attaque butée du pouce (mode flamenco sur La, ou "por medio") / picado ("por arriba"). On ne s’étonnera donc pas que le guitariste dédie ces sevillanas à ses élèves… parmi lesquels son fils cadet, Mario Herrero Monreal, qui assure la seconde guitare pour "Voz del Duende", "Vaivén" et les verdiales conclusives de la malagueña "Trovador" - la relève est donc assurée. Ajoutons que ces quatre études clôturent le troisième et dernier recueil d’études progressives pour la guitare flamenca publiées par Óscar Herrero Salinas (éditions Acordes Concert - niveau supérieur, c’est le moins que l’on puisse dire…).

_ enfin, l’essentiel du programme est constitué de palos proprement dits. Quelque soit le style de leur écriture, même pour les plus "contemporaines", le compositeur prend toujours grand soin de les inscrire dans leur tradition propre : le "silencio" en mineur et les paraphrases des motifs de l’escobilla pour les alegrías "Balcón del agua" (tonalité de Mi Majeur avec interpolations du mode flamenco relatif, "por minera") ; la farruca "Ojos de luz" avec les "paseos" traditionnels (ou presque…) en rasgueados (tonalité de La mineur) ; la malagueña "Trovador", avec introduction au chant, évocation d’un cante d’Antonio Chacón ("Del convento las campanas…"), falsetas (dont une superbe mélodie en trémolo) et final por verdiales.

Par leur complexité qui ne nuit jamais à l’agrément de l’écoute "naïve", deux pièces méritent une mention spéciale. Toutes deux sont construites sur un itinéraire modal modulant proprement vertigineux, et d’ailleurs assez comparable. Sans entrer dans la description fastidieuse de la diversité des procédés de modulation, contentons nous d’en baliser les parcours. La soleá "Luz de otoño" commence et finit dans le mode canonique "por arriba", mais entretemps… : mode flamenco sur Do# / "por arriba" / "por medio" / "por taranta" / "por granaína". La construction de la bien nommée bulería "Carrusel", en laquelle on peut voir une suite contemporaine aux bulerías de concert "Ímpetu" (Mario Escudero) ou "Bulerías de las gitanas marquesas" (Manolo Sanlúcar), est encore plus remarquable, en ce qu’elle repose sur un bref ritornello qui se pare de nouvelles couleurs à chaque modulation - introduction et conclusion "por arriba" (avec quelques passages par la tonalité relative de La mineur), après de multiples détours : mode flamenco sur Do# / tonalité de La Majeur pour une dynamique lecture des bulerías de Cádiz, et quelques suspensions harmonique sur le mode flamenco relatif sur Do# / mode flamenco sur Do# / tonalité de La Majeur / "por medio" , mode flamenco homonyme de La Majeur / mode flamenco sur Ré, en relation de dominante avec le précédent / "por granaína" / "por minera". Le tout en à peine plus de six minutes, et non sans de magnifiques mano a mano avec le percussionniste Jesús Mañeru Abadiano. Óscar Herrero Salinas nous en avait averti dans son prologue : "[…] como soy un enamorado de los instrumentos de percusión, hace tiempo que tenía en mente hacer un trabajo donde dialogaran solamente guitarra y percusión […]." Menudo trabajo, qui nous vaut quelques grands duos… et solos de percussions, entre autres l’introduction des sevillanas.

Enfin, l’album se clôt sur trois pièces en hommage à Paco de Lucía, dont les partitions ont été récemment publiées aux éditions Acordes Concert. Les titres des deux premières, "Calle San Francisco" (alegrías en tonalité de Ré Majeur) et "Ilustración 17" (soleá "por arriba") renvoient respectivement à la rue d’Algeciras où est né Paco de Lucía, puis à l’adresse du premier domicile de sa famille lors de son installation à Madrid. C’est dire qu’il s’agit de retours aux sources : loin de se réclamer ici d’une quelconque "modernité", Óscar Herrero Salinas y revient au toque traditionnel de toujours, celui que Paco lui-même avait appris de son père et plus encore de frère Ramón de Algeciras avant de fonder lui-même une nouvelle tradition. Mais il s’agit surtout de deux leçons magistrales : comment, après des générations de tocaores, parvenir à renouveler les clichés les plus usés par les seuls recours du phrasé et de désinences et de relances inattendues. Plus janséniste encore ? La rumba conclusive, "Compás final", réitère obstinément la fameuse cadence IVm – III – II – I ("por arriba" : Am – G – F – E).

Claude Worms

Galerie sonore

"Carrusel" (bulería)
"Calle San Francisco" (alegrías)

"Carrusel" (bulería) : composition et guitare : Óscar Herrero Salinas / percussions : Jesús Mañeru Abadiano

"Calle San Francisco" (alegrías) : composition et guitare : Óscar Herrero Salinas / guitare : Mario Herrero Monreal / palmas : Jesús Mañeru Abadiano


Les éditions Acordes Concert

Acordes Concert

Óscar Herrero n’est pas seulement compositeur, concertiste et pédagogue, il est également éditeur. Avec les éditions Acordes Concert, nous lui devons, ainsi qu’à son épouse Carmen Monreal, l’un des meilleurs catalogues de livres consacrés à la guitare flamenca... mais pas seulement. On y trouvera d’abord des ouvrages didactiques de tous ordres, techniques et théoriques : trois cahiers d’études progressives ("Estudios para guitarra flamenca" - Óscar Herrero) et "200 ejercicios para guitarra flamenca" (Juan Lorenzo) pour la technique de la guitare flamenca ; "Ciencia y método de la técnica guitarrística" (réédition de la méthode de Jorge Cardoso publiée en 1973) pour la technique de la guitare classique ; "Apuntes de interpretación para el Renacimiento y el Barroco" (Jorge Cardoso) ; une méthode de cajón ("Manual flamenco para cajón" (Miguel Reyes) ; une analyse théorique du langage musical du flamenco ("Teoría musical del flamenco" - Lola Fernández) ; trois volumes sur l’harmonie de la guitare flamenca ("Desde la guitarra. Armonía del flamenco" - Claude Worms) ; deux guides pour la composition et l’improvisation ("El guitarrista flamenco creativo" - Raúl Mannola ; "Identidad propia" - Carlos Ledermann) ; et même deux livres sur les pathologies liées à la pratique de l’instrument... et comment les résoudre ("La salud del guitarrista" - Virginia Azagra ; "Dichoso músico mustio" - Jorge Cardoso)

Parmi les parutions récentes, signalons d’abord le cinquième et dernier volume de la série consacrée par Lola Fernández à l’apprentissage du piano flamenco : "Flamenco al piano 5. Seguiriya". Comme de coutume, l’auteur y expose d’abord méthodiquement les éléments structurels du toque (compás, llamadas, cierres, remates etc.), puis propose des exercices de transposition, des harmonisations alternatives inspirées du jazz et deux compositions récapitulatives, la première en mode flamenco sur La et la seconde en mode flamenco sur Do# (pour les volumes antérieurs : soleá, tangos, bulerías et alegrías).

Pour sa part, Óscar Herrero vient de publier les trois compositions de son hommage à Paco de Lucía, au programme de "Salinas" ("Rey de Reyes"), et trois pièces séparées : "28 de junio", nana ; "Carmen", sevillanas ; et "Miragua", alegrías.

Enfin, nous recommandons chaudement à nos lectrices et lecteurs passionnés de guitare flamenca la lecture des interviews réalisées par Pablo San Nicasio. Titulaire d’une licence de journalisme (Universidad Complutense), d’un diplôme supérieur de guitare classique (Real Conservatorio Superior de Música de Madrid) et du Grado Profesional de Guitarra Flamenca, l’auteur était incontestablement triplement qualifié pour mener à bien des entretiens passionnants avec 18 (volume 1) puis 27 guitaristes (volume 2), sans compter quatre discussions collectives sur "la guitare flamenca à l’étranger", "la flamencologie et la guitare", "la femme et le toque" et "la guitare à Jerez". Nous vous ferons grâce de la liste exhaustives des artistes aux sommaires - sachez qu’ils y sont presque tous ("Contra las cuerdas, volumes 1 et 2).

Claude Worms


"Calle San Francisco" (alegrías)
"Carrusel" (bulería)




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