mardi 7 juin 2016 par Claude Worms
"Oro negro" : un CD MPIRE Studio, 2016
Quelques esprits chagrins ne manqueront sans doute pas de nous reprocher de verser dans le dithyrambe systématique. Mais il se trouve que l’heureux chroniqueur ne reçoit ces temps-ci que d’excellents disques de guitare flamenca, tel cet "Oro negro", superbe à tout point de vue, pour la composition, pour l’interprétation, et surtout par l’originalité de son inspiration. Plus remarquable encore, le caractère novateur et souvent insolite des pièces (par l’usage de scordaturas, entre autres) va de pair avec leur facilité d’accès : l’agrément de l’écoute est immédiat, même si l’on découvre de nouvelles pépites à chaque audition. Comme tous les compositeurs altruistes, ceux qui nous touchent le plus directement et le plus intimement (nous pensons par exemple à Haydn, à Scarlatti... ou à Diego del Gastor) Javier Patino fait preuve d’une conscience aigüe, et rare chez les "flamenquistes", des limites du cerveau musical du mélomane moyen (à commencer par celui de l’auteur de cet article) : la rigueur et la sophistication de l’écriture sont précisément équilibrées par le juste dosage de répétitions de motifs mélodiques, de cellules rythmiques ou de couleurs harmoniques, qui nous permettent d’entendre et de goûter sans même y prendre garde la moindre subtilité des variations et des modulations qui structurent la plupart des compositions - une alternative stimulante à l’habituelle suite de falsetas plus ou moins hétérogène, comme le souligne avec justesse Faustino Nuñez dans son prologue. Les silences, outre leur poids émotionnel, sont également autant de pauses ponctuelles qui nous aident à nous remémorer ce qui à déjà été dit, et à anticiper ce qui reste à dire... des attentes qui seront d’ailleurs souvent déjouées, tant l’artiste pratique avec brio, et non parfois sans humour, l’art du contre-pied. De toute façon, nous ne serons jamais perdus : la solidité de la forme y pourvoit.
L’auditeur entre dans le disque par le portique relativement familier d’une alegría en Ré Majeur ("En la Alameda"). La première partie, long développement mélodique continu qui parcourt tout le registre de l’instrument, est une pièce d’anthologie à elle seule. Mais l’affaire ne tarde pas à se corser, la série de variations sur l’"escobilla" traditionnelle (à partir de 1’34) annonçant ce qui nous attend dans la suite du programme. Elle commence par le balancement habituel dominante / tonique (A7 - D), mais l’arpège de Bb qui suit semble annoncer une modulation vers le mode flamenco de la dominante (II - I en mode flamenco sur La, donc Bb - A), immédiatement démentie par le retour à l’accord de D. La variation en rasgueados, un procédé que nous retrouverons pour les codas de la bulería en Mi mineur et de la guajira, accentue encore l’ambiguité tonale / modale : accord de Bb sur bourdon de La, et notes des deux accords Bb et A sur la première corde (respectivement : Fa et Ré ; Mi et Do#. La tension harmonique et rythmique accumulée est logiquement résolue par le cante qui conclut la pièce. On ne louera jamais assez l’art du chant "sur mesure" de El Londro, qui trouve toujours exactement le ton qui convient aux guitaristes qui ont l’heureuse idée de le solliciter, quelque soit leur style - c’était déjà le cas lors de sa première apparition discographique, et déjà sur une alegria, pour un album de José Luis Montón ("Aroma" - Auvidis Ethnic B 6854, 1997).
Photo : Javier Fergo
Le deuxième thème en arpèges de la bulería "Pelirón", dédiée à Gerardo Nuñez, peut en effet évoquer la "Suite de la golondrina". Mais le caractère à la fois acéré et aérien (écoutez la délicatesse des ligados suspensifs) du premier thème pourrait être tout aussi bien attribué à Scarlatti (encore...). Une analogie qui nous est aussi suggérée par la forme sonate à variations de la composition, en Mi mineur avec quelques détours par le mode phrygien homonyme (F - Em), dont nous ne commenterons pas plus avant les multiples subtilités, qu’il suffit d’écouter - cf : "Galerie sonore". Comme sur tout le reste du programme, les percussions de Ángel Sánchez "Cepillo" offrent un soutient d’une solidité à toute épreuve aux phrasés pour le moins complexes et imprévisibles du guitariste, et les rend ainsi d’autant plus clairs et intelligibles.
Javier Patino dédie à son père la granaína "Amontillao" - il avait dédié à sa mère une autre composition sur cette forme, "A mi Juana", dans son premier enregistrement ("Media vida" - PAE, 2009). Nous frisons ici l’atonalité, ou plutôt l"amodalité". L’arpège introductif et ses frottements de secondes mineure et majeure a de quoi surprendre pour une forme en mode flamenco sur Si (Fa# à l’armure) : de la cinquième à la deuxième corde : Fa bécarre, La bémol, Sol et Si. L’agrégat est une véritable boule d’énergie harmonique, qui plus est rapidement sous-tendue par une basse de Do abyssale (scordatura de la sixième corde), qui fera souvent office de bourdon. Le reste du matériel thématique est exposé dès le début de la pièce. D’une part, un motif mélodique ascendant (Do - Ré - Mib - Ré) qui nous situe en tonalité de Do mineur, et sera soumis à de multiples transpositions. D’autre part, en "réponse", une trait en ligados et glissandos sur la sixième corde (Mi - Ré# - Ré bécarre - Do - Ré - Ré# ... Mi - Fa : suspension sur l’accord de Fm) qui évoque la traditionnelle "signature" des falsetas por granaína. Ainsi s’explique l’accordage de la sixième corde, par la volonté de placer le mode traditionnel de la granaína sous la tension permanente de son deuxième degré,
portant de surcroît fugitivement les tonalités de Do mineur et de Do majeur, et le mode flamenco sur Do (d’où l’accord de Fm). Effectivement, le mode flamenco sur Si n’apparaîtra qu’à l’extrême fin de la granaína, avec la cadence traditionnelle Em - D - C - B (à 3’08), non sans un détour par une métamorphose du trait en ligados et glissandos en mode flamenco sur Do# (à 2’20) - peut-être un hommage à Manolo Sanlúcar, qui avait composé une granaína dans ce mode ("Brindis para Alberto Vélez" : "Mundo y formas de la guitarra flamenca. Vol. 2" - CBS, 1972). Une composition d’une grande beauté, et d’une inventivité stupéfiante.
La deuxième bulería ("La Virgen de la Peña") pourrait être un exercice de style, d’ailleurs parfaitement réussi, sur le "toque jerezano", mais... Après un cante a cappella traditionnel de Jesús Méndez, la composition est structurée solidement sur la réitération, avec variations, de thèmes en mode flamenco sur Do# et dans la tonalité relative de La Majeur. Le guitariste nous ayant confortablement installé dans cette alternance, avec la complicité de deux autres cantes de Jesús Méndez, il termine par une coda... en Ré Majeur. On admirera au passage l’aisance vocale du cantaor : passer d’un mode flamenco à sa tonalité homonyme majeure (le "cambio") est déjà éprouvant, mais au demi-ton supérieur ...
Photo : Javier Fergo
Vous n’avez sans doute jamais écouté une farruca comparable à "Azahar". Aucun rasgueado, mais un réseau inextricable d’arpèges modulant par chromatismes ou enharmonies et de lignes de basse tout aussi mouvantes (Victor Merlo), qui nous tiennent en haleine jusqu’à 2’34, quand enfin surgit la tonalité traditionnelle de La mineur, alors que nous ne l’attendions plus. Le saxophone de Diego Villegas vient alors se lover progressivement dans le velours de la guitare, avec une autorité tranquille et une plénitude sonore qui nous a rappelé Paul Desmond. La guajira "Guardalavaca" devrait-elle son titre à un clin d’oeil aux variations sur "Guardame las vacas" de Luis de Narváez ? Toujours est-il qu’il s’agit effectivement d’une suite de variations éblouissantes en "diminutions" sur la "paseo" traditionnel de la guajira (E7 - A).
Contrairement à ce que avions observé pour la granaína, Javier Patino ne nous fait pas languir longtemps avant d’énoncer le "cierre" traditionnel de la malagueña ("Mi arriate"), à 0’46, non sans l’avoir abordé par une marche harmonique originale, sur une basse chromatique descendante (Bm6 - Bb7M - F/A). Une deuxième paraphrase du même "cierre", en basses torrentielles, conduit à un long trémolo dont l’expressivité repose à la fois sur une subtile agogique pour le phrasé, et de larges sauts d’intervalles pour la mélodie. Nous entendons dans la figuration du chant qui suit le trémolo des réminiscences du motif mélodique ascendant de la granaína, avant une coda suspensive dont la matière sonore raréfiée, sur fond de dissonances de tritons et de neuvièmes mineures, annonce la dernière plage de l’album.
"Alfarero" est une chanson "por bulería" en La mineur (capodastre à la première case, donc en tonalité "réelle" de Sib mineur), avec quelques passages par le mode flamenco relatif (donc sur Mi). Chaque section est ponctuée par une suspension "phrygienne", comme pour la première bulería - ici, Bb - Am. La Macanita y fait valoir de superbes graves, et la volonté de "pelea" qui convient pour atteindre des aigus particulièrement périlleux, tandis que les contrechants de violoncelles de José Luis López apportent l’exacte touche de lyrisme mélodique qui convient à ce type de répertoire.
Le sous-titre "Fantasia" éveille habituellement notre méfiance, tant il est trop souvent l’occasion pour les guitaristes flamencos de céder à la tentation de la sucrerie mélodique, ou du bain émollient de nappes harmoniques "planantes". Rien de tel pour "Oro Negro", qui défie la description (cf : "Galerie sonore"). A l’exception d’une courte section en arpèges effervescents, l’ascétisme de la guitare, au bord de silences abyssaux, sonne pour nous comme un lointain descendant du piano errant et poignant des "Clairs de lune" d’Abel Decaux. Quoi qu’il en soit, cette pièce serait parfaitement à sa place dans un programme de musique contemporaine pour guitare, aux côtés de celles de Leo Brouwer ou de Maurice Ohana.
Répétons le : "Oro Negro" est un superbe disque de guitare flamenca, donc de musique "tout court". Nul besoin d’être "spécialiste" pour l’écouter et le réécouter. Vous savez ce qu’il vous reste à faire...
Claude Worms
Galerie sonore
"Pelirón" (Bulería) : Javier Patino (composition et guitare) / Ángel Sánchez "Cepillo" (cajón)
"Oro negro" (Fantasia) : Javier Patino (composition et guitare)
Abel Decaux : "Clairs de lune. 1 : Minuit passe" - Marc-André Hamelin (piano) / extrait du CD Hypérion CDA 67513, 2006
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