mercredi 6 avril 2016 par Claude Worms
Paco el Lobo : "Flamenco" - un Cd Buda Records 4771365, 2016. Livret trilingue (espagnol, français, anglais) avec les textes des cantes.
"Patriarcas del Cante en Arcos" - 3 Cds Candela Music CM 20150002, 2016
Paca Aguilera : "25 Aniversario de la Peña Tobalo de Ronda" - Calé Records CAL 10425, 2005
Nos lectrices et lecteurs familiers de la discographie de Paco el Lobo risquent d’être surpris par ce quatrième opus, sobrement intitulé "Flamenco" : pour la première fois, notre auteur-compositeur-interprète flamenco ne s’accompagne pas lui-même à la guitare – encore que pour les parties de seconde guitare… Cristóbal Corbel, qui signe aussi quelques arrangements et compositions, assume l’essentiel des accompagnements et nous gratifie au passage de quelques belles falsetas (notamment pour les Romeras, les Fandangos et la Bulería "Canastero rebelde", façon Moraíto pour l’occasion), efficacement secondé par Pascal Rollando (percussions), Samuelito (cajón pour le premier Tanguillo) et José Maya (taconeo pour la Siguiriya).
Nous avons déjà eu l’occasion d’écrire tout le bien que nous pensons du style de Paco el Lobo (cf : "Mi camino flamenco" dans cette même rubrique - Mi camino flamenco ), mais nous avons cette fois été particulièrement frappé par son travail sur les "letras" - peut-être n’ y avions nous pas été assez attentif jusqu’à présent. Toujours est-il que la plupart des cantes du programme sont de convaincantes démonstrations de l’interaction musicale entre textes et mélodies, que connaissent bien les chanteurs de blues ou de jazz, ou les interprètes de lieder, mais qui n’est pas toujours une priorité pour les cantaores, à l’exception de tous les maîtres du genre, naturellement - nous pensons immédiatement à Enrique Morente, Carmen Linares ou Mayte Martín, et vous laissons le soin de compléter la liste, qui menace tout de même d’être conséquente, en remontant jusqu’à Antonio Chacón. C’est ici notamment le cas pour les chants les plus proches des sources folkloriques, les Sevillanas (rocieras pour le style, et dédiées aux Hermanos Toronjo), les Campanilleros de Manuel Torres, la Rumba (avec quelques clins d’œil respectueux aux Chichos / Chunguitos ; une adaptation d’une letra por Bulería de Juana Cruz Castro - "Al pasar la barca le dijo el barquero…" ; et d’une autre por Soleá de La Piriñaca – "Tan imposible lo hallo…"), ou encore la savoureuse interprétation por Tanguillo de "La mauvaise réputation" de Georges Brassens (adaptation en espagnol de Pierre Pascal, déjà chantée de toute autre manière par Paco Ibañez). Comment espacer les mots ou au contraire les compacter, de manière à ne pas morceler la mélodie par des accentuations intempestives ; mesurer la valeur musicale et émotionnelle de la nuance, de l’économie des moyens vocaux, de ce que nous nommerons l’understatement faute de trouver un terme français équivalent ; donner leur juste poids aux "letras", de telle sorte qu’elles informent le cœur même de la ligne mélodique : bref, tout ce qui permet au chanteur (nous allions écrire "à l’instrumentiste") de toucher directement l’auditeur, sans qu’il soit nécessaire de "pegar voces". Ces références risquent naturellement d’être écrasantes : n’y voyez aucun élément de comparaison avec le présent album, mais plutôt un moyen d’en mieux comprendre le propos.
Nous avons sans doute été frappé par cet aspect du disque du fait des jeux de références qui en marquent l’itinéraire, avec de savants mélanges de textes originaux et de strophes anonymes, la plupart du temps adaptées à des cantes qui ne leurs sont pas assignés par la tradition – un exercice dans lequel excellait précisément Enrique Morente. Dès le Tanguillo qui ouvre le programme, résolument ternaire (phrasé répétitif et lancinant des palmas, des percussions et de la guitare – identique à celui qui accompagnera "La mauvaise réputation" pour le conclure), on sera surpris d’entendre en guise d’ estribillos d’abord une letra por Bulería de La Perla de Cádiz ("Que amargas son mis comidas…"), puis une autre devenue célèbre par une version por Bulería por Soleá de Manuel Soto Sordera ("Voy como si fuera preso…") – cette dernière chantée sur une mélodie originale avec de discrètes réminiscences des Tanguillos de Juana La Revuelo. Cette même letra réapparaît plus loin, avec une mélodie légèrement modifiée, pour conclure une belle série de Soleares (Joaquín el de La Paula et La Serneta).
Photo : Salah Mansouri
Le thème général de l’album pourrait être le choc entre un monde rêvé de justice sociale et l’amère réalité. Ce n’est sans doute pas par hasard que les Fandangos de Alosno sont intitulés "Marinaleda", avec l’estribillo suivant : "Hago de mi pena alegría / De mis sueños soy el dueño" - complété sans illusion par un lapidaire "ya que no mando en mi vida" à la fin du troisième cante. De même, les Bulerías "Canastero rebelde" s’achèvent par la terrible letra por Soleá immortalisée par Manuel Agujetas et, déjà por Bulería, par El Perrate et Fernanda de Utrera ( "Me hago la ilusión / y luego me como de rabia / los puños del camisón", après avoir dénoncé ("… El pobre siempre más pobre…") et espéré ("…¿Cuándo acabaremos de una vez por todas / con la injusticia y las mentiras ?" ; et plus loin : "Yo sé que mi duquela / desaparecera como las nubes"). Premier degré ? Certes, mais franchement salutaire par les temps qui courent, les exploiteurs et tortionnaires de tout poil (ils cumulent fréquemment) ne s’embarrassant guère de subtilités et pratiquant l’écrasement de classe avec une saine ardeur franchement descarada qu’il convient de saluer. "Al que mandiga lo encierran / y meten preso al ladrón / el que no pide ni roba / muere de hambre en su rincón" : on ne saurait mieux dire (ni mieux chanter), sur l’air guilleret des Tangos del Titi qui avaient déjà inspiré à Paco Moyano les cinglantes "Coplas de don Manuel" il y a presque quarante ans… (cf : "Las voces que no callarón", dans cette même rubrique - Las voces que no callaron). Et de prison en prison, Paco el Lobo n’oublie pas non plus le "Patio de las tres palmeras" ("Adiós Alcalá de Henares"), letra traditionnelle des Tangos del Piyayo à laquelle il ajoute un épilogue personnel que nous vous laisserons découvrir - la version primitive de El Piyayo faisait allusion à sa propre incarcération à Málaga en octobre - novembre 1939, dans des circonstances encore mal élucidées, un an avant sa mort le 25 novembre 1940 : "Adiós patio de la cárcel / rincón de la barbería / que al que no tiene dinero / lo afeitan con agua fría".
Ces considérations textuelles n’épuisent évidemment pas la substance musicale de l’album, dont le programme comporte également une autre série de Bulerías (avec une adaptation d’un texte d’une Soleá de El Mellizo – "Tiro piedras por la calle" ; une autre d’une Soleá por Bulería chère à Pepe El Culata – "Escuchamos un redoble de campanas…" ; et un Jaleo extremeño), des Romerasi parfaitement orthodoxes (Paco el Lobo poursuit donc de disque en disque son anthologie personnelle des Alegrías et Cantiñas), et une brève Siguiriya d’Antonio Mairena ("Si algún día yo a tí te llamara…"), de plan inversé : le "temple" qui devrait préluder au cante y a fonction de coda, superposé au taconeo "a palo seco" de José Maya.
Vous l’aurez compris, ce "Flamenco" nous réjouit à plus d’un titre…
Claude Worms
Galerie sonore
Paco el Lobo : "Compañera María" (Tanguillo) - Cristóbal Corbel (guitare), Pascal Rollando (percussions), Samuelito (cajón)
Parmi les nombreuses et indispensables activités des peñas flamencas, l’édition discographique nous est particulièrement précieuse parce qu’elle nous permet, de la promotion de jeunes cantaores aux publications commémoratives, de découvrir des artistes, souvent amateurs ou semi-professionnels, trop étrangers aux circuits commerciaux pour intéresser les grands labels. La Peña Nuestro Flamenco d’Arcos de la Frontera, après un "Romancero tradicional de Arcos" (2009), nous offre avec "Patriarcas del Cante en Arcos " un hommage bienvenu à Miguel Durán Escort "Miguel Cambayá" (Arcos, 1908 – 1975), Manuel Gallardo Téllez "Manolo Zapata" (Arcos, 1912 – 1990) et Leonardo Rodríguez Pérez "El Latiguera" (Arcos, 1930 – 1996), en trois Cds – respectivement, 24, 16 et 16 cantes.
El Latiguera, travailleur journalier agricole temporairement émigré en France, est sans doute le moins méconnu des trois, dans la mesure où il a fait partie entre 1972 et 1974 de la troupe de théâtre flamenco "La Cuadra" de Salvador Távora, avec laquelle il collabora au spectacle "Quejío". Fort de cette expérience, il créa ensuite sa propre troupe, "La Sombra". De Manuel Zapata, chauffeur de taxi et éleveur de chevaux, nous ne connaissions jusqu’à présent que deux enregistrements (Saetas de Arcos et Taranta) inclus dans l’ "Archivo del Cante Flamenco" de J.M. Caballero Bonald (6 Lps Vergara, 1968 – réédition éphémère et déjà épuisée, en 4 Cds, 2011), et une brève apparition dans la série télévisée "Rito y Geografía del Cante Flamenco" (Peteneras). Il est justement renommé pour ses versions personnelles des Saetas locales, dont Enrique Morente de s’est probablement inspiré pour la composition de la seconde partie de "Compases y silencios". Quant à Miguel Cambayá, il fut surtout apprécié des habitués du bar El Alambique d’Arcos…
Les enregistrements semblent issus pour l’essentiel de captations réalisées dans des bars ou des peñas par des amateurs, avec un matériel technique franchement précaire – aucune indication ne nous est donnée quant à leur provenance. Il vous faudra donc passer sur les multiples bruits de fond et autres distorsions pour savourer quelques pépites, notamment por Soleá, Siguiriya, Liviana, Serrana, Petenera, Fandango, Martinete et Saeta, qui valent bien que nous leur sacrifiions nos habitudes d’écoute aseptisées.
Sachez enfin que vous pouvez écouter le tout en consultant le site :
Galerie sonore
Miguel Cambayá : Fandangos
Manolo Zapata : Saetas de Arcos
Leonardo el Latiguera : Cantes de Trilla
L’intérêt des productions discographiques des peñas flamencas n’a d’égale que la précarité de leur diffusion, qui semble trop souvent réservée aux seuls initiés. C’est ainsi que nous venons de débusquer par hasard, dans les bacs du magasin Candilejas Discos de Málaga, un disque édité par la Peña Tobalo de Ronda, pour célébrer son 25ème anniversaire en 2004 – rien moins qu’une quasi intégrale des enregistrements de Francisca Aguilera Domínguez "Paca Aguilera" (Ronda, 1877 – 1913), soit 23 faces de 78 tours (1906 – 1910) et un cylindre non daté, avec les guitaristes Manuel López, Román García et Ángel de Baeza. Le livret, qui contient une biographie aussi exacte que possible, les "letras" et, une fois n’est malheureusement pas coutume, les références des enregistrements, mentionne l’existence de quatre autres cantes qui restent à localiser : deux Sevillanas, une Malagueña "estilo Niño de Cabra" et un Garrotín.
Paca Aguilera est surtout connue comme la plus brillante disciple de La Trini, dont elle nous a transmis les Malagueñas – mais aussi celle de El Canario ou sa composition personnelle, "Pensando en tí desvarío…"). On en retrouvera ici de magnifiques versions, et de tout aussi remarquables Siguiriyas (El Mellizo, La Serrana et El Chato de Jerez), Soleares, Tarantas, Cartageneras et Granaínas, et les cantes en vogue à l’époque (Guajiras, Tangos, Peteneras et Jotas).
Hâtez vous donc d’épuiser le stock avant que les rats ne s’en chargent… Si vous passez par Málaga, Candilejas Discos est situé à proximité de la Plaza de La Contitutión, calle Santa Lucía, 9. Ce disquaire n’est pas spécialisé dans le flamenco, mais on y trouve régulièrement des fonds de catalogue dont la réédition officielle est très improbable – les rayons jazz, rock et classique valent aussi le détour. Vous pouvez également consulter le catalogue ou passer commande à Candilejas Discos - les vendeurs parlent parfaitement le français, au cas où...
Galerie sonore
Paca Aguilera : Malagueñas (La Trini / El Canario) - Salvador Román (guitare) - Zonophone 553032, 1910
Claude Worms
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