XIX Festival Flamenco de Jerez : cuatro días en Jerez

Du 3 au 6 mars 2015

jeudi 5 mars 2015 par Claude Worms , Maguy Naïmi

XIX Festival de Jerez : Concha Jareño / David "El Galli" et Moi de Morón / Eduardo Guerrero / Ballet Flamenco de Andalucía / David Carpio / Tomás de Perrate / Pastora Galván / Juan Requena

Nuestro agradecimiento a la organización del FESTIVAL DE JEREZ por su profesionalismo y su amabilidad. Hace que un(o)a se sienta a gusto disfrutando del cante del baile y de la guitarra en esta tierra tan acogedora como lo es Jerez de La Frontera.

Juan Requena : "Arroyo de la Miel"

Sala Compañía, 6 mars 2015

Composition et guitare : Juan Requena

Chant (artistes invités) : Remedios Amaya et Pedro "El Granaíno"

Chant : Anabel Valencia et José Ángel Carmona

Violon : Bernardo Parrilla

Percussions : Ané Carrasco et Paco Vega

Guitare basse : Julián Heredia

Palmas : Juan Diego Valencia et Tarote

Outre un bel hommage à Paco de Lucía ("Un año sin Paco" : Gerardo Nuñez, Alfredo Lagos, Juan Diego, José Quevedo, Santiago Lara et Manuel Valencia), le XIX Festival de Jerez n’a programmé que deux concerts de guitare flamenca soliste : Paco Cepero et Juan Requena. Trop peu à notre avis, mais ce n’est malheureusement pas une particularité jérézane. Eternel cercle vicieux : la guitare flamenca soliste n’est pas assez "grand public", donc on ne la programme pas (trop aléatoire en termes de budget), donc le public ne risque guère de mieux la connaître et de l’apprécier, donc il ne vient pas…

Ce qui n’a pas empêché la salle Compañía d’être pleine pour le récital de Juan Requena, intitulé "Arroyo de la Miel" - un village proche de Málaga, où est né le guitariste, et où il aime à faire retraite pour composer. Les présents auront eu grandement raison. Nous avions déjà eu l’occasion d’apprécier la participation de Juan Requena aux récents enregistrements de José Valencia, José Anillo et Jesús Corbacho. Nous ne doutions donc pas de la qualité de ce qui allait nous être proposé, mais nous ne nous attendions pas à un récital de ce niveau.

Si les virtuoses athlétiques de la sonanta sont légion, les véritables compositeurs sont nettement moins nombreux, et plus rares encore les musiciens capables de transformer une pièce pour guitare soliste en véritable cante. C’est le cas de Juan Requena, notamment dans les trois compositions sur des formes libres qui jalonnaient son récital : la Taranta "Dolores", la Granaína "Nazarí" et la Rondeña "Arroyo de la Miel". La plupart des jeunes guitaristes préfèrent nettement la sécurité des formes a compás, dont la structure codifiée assure quasi automatiquement la cohérence du propos et offre mainte occasions d’exhibitions techniques et rythmiques qui ne manquent jamais de réjouir le public. Ils se contentent en général, parce qu’il faut bien en passer par là, d’un "toque libre" plus ou moins sommairement expédié - quand il n’est pas réduit à une simple introduction laissant rapidement place à une seconde partie a compás de Tango, Bulería, Jaleo ou Abandolao. Une composition libre est un exercice autrement risqué, en ce qu’elle ne tire sa puissance de conviction que de sa propre substance musicale. Juan Requena nous démontra ainsi à trois reprises qu’il ne manque ni d’idées mélodiques et harmoniques, ni du métier et de la rigueur formelle nécessaires à leur déploiement en longues périodes lyriques – toutes qualités qu’on retrouva, mises en œuvre de diverses manières toujours très exactement conformes aux caractères musicaux propres à chaque forme, dans la Soleá, la Colombiana, la Siguiriya, les Alegrías, les Tangos et les Bulerías.

La Taranta qui ouvrait le récital nous permettra de préciser ces remarques liminaires. Après une courte introduction établissant rapidement, de manière originale mais sans équivoque possible, la couleur harmonique du mode flamenco sur Fa#, l’essentiel de la composition consiste en un trémolo très développé, qui figure un véritable dialogue chant / guitare. Le cante est naturellement confié au trémolo, qui commence brièvement sur un mécanisme très lent, à peine perceptible, comme le début de l’intonation d’un chanteur. Le tempo interne s’accélère ensuite à mesure que croît l’intensité sonore , tandis que l’harmonie de la ligne mélodique, qui évolue à partir d’un premier motif traité en variations de plus en plus développées (comme les périodes d’un cante), est marquée par les basses, ou par d’incisifs accords arpégés par le pouce. Le découpage des tercios est assuré par de brefs traits mélodiques ascendants en picado, comme les réponses du guitariste à un chanteur fictif, qui se fondent finalement en quelques notes allusives dans la reprise du trémolo. On pourra même voir dans l’exacte durée des silences une suggestion des reprises du souffle du cantaor, d’autant plus qu’ils sont parfaitement intégrés au discours musical, qu’ils semblent prolonger grâce à un subtil dosage de la dynamique – de telle sorte qu’on entend intérieurement la résonnance des dernières notes qui s’estompent dans le silence, et qu’un auditeur attentif peut garder en mémoire à la fin de l’œuvre la totalité de son parcours. Après ce tour de force compositionnel, une brève coda revient sur la couleur harmonique propre au toque por Taranta. Pour ne pas lasser nos lecteurs, ajoutons simplement que les deux autres compositions libres sont tout aussi abouties, et constituent, par d’autres moyens, de véritables archétypes de l’univers sonore des toques por Granaína et por Rondeña.

Pour la plupart des pièces a compás, la cohérence d’ensemble est assurée par les développements variés d’une cellule génitrice, à tel point qu’on pourrait presque les assimiler à une seule très ample falseta, dynamisée par quelques ponctuations en rasgueados et des remates qui en lient les différentes sections. Ce peut être un motif mélodique diversifié en de multiples arabesques (la Bulería "Mambrú"), une allusion à un "paseo" traditionnel d’où surgissent des tuilages dynamiques d’arpèges et de picados (la Soleá "La alondra" ou les Alegrías "Campo del sur"), ou encore un riff harmonico-rythmique autour duquel gravitent des lignes mélodiques furtives (les Tangos "A tu balcón" ou la Colombiana "La caliqueña", cette dernière avec une originale alternance tonal – modal). Il n’est donc pas étonnant que le compositeur ait besoin du plus large ambitus possible, et qu’il privilégie donc les modes flamencos sur Mi ("Mambrú", "A tu balcón" et naturellement la Soleá) ou sur Ré (la Siguiriya suivie de la seconde Bulería, "Báilame") ou la tonalité de Mi Majeur ("Campo del Sur") – et, évidemment, pas de capodastre.

Juan Requena a également une manière bien à lui de jouer sur le couple tension-détente, plus ou moins à l’inverse de celle de la plupart de ses collègues : au lieu de procéder par divisions de la pulsation de plus en plus véloces accompagnées de crescendos successifs, il entame souvent ses traits en vigoureuses doubles croches (voire triolets de doubles croches) à pleine puissance, puis les dissout progressivement en notes de plus en plus espacées et allusives, là où l’on attendrait un vigoureux cierre. L’effet est d’autant plus saisissant que ces mini codas évanescentes sont généralement innervées par des "bends" expressifs, des trilles ou des notes glissées suggérant des marches harmoniques.

Pour mettre en valeur une musique d’une telle complexité, qui cependant s’avère d’une séduction immédiate, il faut un groupe de musiciens en parfaite connivence avec son compositeur, et à la hauteur de son exigence. C’est de toute évidence le cas de José Ángel Carmona et Anabel Valencia (chant et chœur), Bernardo Parrilla (violon), Julián Heredia (guitare basse), Ané Carrasco et Paco Vega (percussions) et Juan Diego Valencia et Tarote (palmas).

Ajoutons enfin que Juan Requena a aussi le respect et l’humilité nécessaires à tout bon accompagnateur du cante. Il le démontra en soutenant de manière parfaite son invitée Remedios Amaya pour des Tangos et des Jaleos (ces derniers ont été l’un des nombreux grands moments du concert), en restant strictement dans son rôle et en adaptant son jeu à la scansion très particulière du cante extremeño (notamment en ne transformant pas abusivement les Jaleos en Bulerías) – comme il le fit d’ailleurs à nouveau dans les Bulerías qui concluaient le concert, en changeant radicalement ses phrasés selon qu’il s’agissait d’accompagner José Ángel Carmona ou Pedro el Granaíno, autre invité de marque.

Lors de sa conférence de presse, Juan Requena a déclaré qu’il mettait un point d’honneur à n’enregistrer que ce qu’il pouvait jouer à l’identique en concert. Son premier disque en tant que soliste sortait le jour même de son récital, et nous avons pu vérifier l’exactitude de ses propos. Notre compte rendu vaut donc aussi pour critique de cet enregistrement, avec les mêmes partenaires – moins Remedios Amaya, mais avec quelques autres invités, dont Antonio Serrano (chorus d’harmonica mémorable sur la Colombiana) ; El Londro, José Valencia, Pepe de Pura et Delia Membrive (chant et chœurs), Isidro Suarez et Paquito González (percussions)… La prise de son d’ Oscar Lago est un modèle du genre, comme le design et le graphisme de notre amie Prisca Briquet. Aucun mélomane ne voudra se priver de cet "Arroyo de la Miel".

"Arroyo de la Miel" - un CD Flamenco B 4545, 2015

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez

Galerie sonore

Juan Requena : "Dolores" (Taranta) - extrait du CD "Arroyo de la Miel"

Juan Requena : Taranta

Pastora Galván : "&dentidades"

Teatro Villamarta, 6 mars 2015

Chorégraphie : Pastora Galván

Chorégraphie des Alegrías : Rocío Coral

Direction : Antonio Canales

Danse : Pastora Galván

Danse (artiste invité) : José Galván

Chant : Miguel Ortega et Cristian Guerrero

Chant (artiste invitée) : Juana la del Pipa

Guitare : Pedro Sánchez et Ramón Amador

Palmas : Juan de los Reyes et María del Mar Montero "La Canija"

Par ces "&dentidades", Pastora Galván rend hommage hommage, non seulement à six danseuses sévillanes qui ont brillé par leur talent et ont influencé les générations postérieures, mais également à toute une époque (les années 1960 - 1980), celle des Tablaos et des fêtes, où la danse était sans aucun doute moins technique et plus inspirée par l’instant.

Il est difficile d’incarner six danseuses tout en restant soi même, et certainement plus difficile encore de s’émanciper d’une famille où ont brillé père et mère, et où le frère triomphe sur les scènes du monde entier. Mais Pastora s’y efforce, et je pense qu’elle n’y arrive pas si mal. Premier rendez-vous : la nervosité et le trac que Pastora déguise habilement en les mettant en scène, avant d’aborder les Alegrías, avec bata de cola blanche et mantón. Beaucoup de présence et d’expressivité dans cet hommage à Matilde Coral, sur des Alegrías écourtées : sans doute pour insister sur l’élégance de ce baile, Pastora sort de scène après le silencio, évitant volontairement la partie escobilla.

Les Siguiriyas qui suivent, sont dédiées à Loli Flores, qui, selon Pastora, était tellement intimidée par le public qu’elle dansait les yeux fermés - bata de cola noire et castagnettes pour cette évocation. Pastora s’affirme dans les tenus, dans la lenteur. Elle sait faire monter la tension par ses desplantes, pour ensuite calmer le jeu sur le marquage des cantes. Elle privilégie les castagnettes, les substituant au taconeo. L’intensité monte jusqu’à la très belle sortie de la danseuse, sur un cante de cierre de Curro Dulce ("Dicen que duemes sola…").

Les guitaristes sont positionnés de dos pour le Taranto (signalons au passage la bonne sonorisation des guitares), forçant le public à se concentrer sur la seule musique dans l’introduction por Taranta. Interprétation en finesse qui laisse une grande part au braceo et aux tours, le taconeo ne venant qu’en appoint, dans cet hommage à Milagros Mengíbar (la plus "technique" selon Pastora). Et c’est sa mère, Eugenia de los Reyes, qu’elle évoquera ensuite dans la Caña : assise, la robe dégageant ostensiblement les jambes. La danse exécutée d’abord assise, met en valeur les bras. Au ralenti, tous les gestes acquièrent plus de présence, mais c’est dans le taconeo que la danseuse exprimera toute sa force et son énergie.

Le concentré de danse délivré par José Galván (père de Pastora et artiste invité) por Soleá, a soulevé l’enthousiasme du public. Mais Pastora reviendra, et, bien décidée à reprendre les affaires en mains, elle termine le spectacle par un Romance dans le style d’Utrera, bien chaloupé, provocateur, en hommage à Carmen Ledesma, suivi d’une Soleá dédiée à Manuela Carrasco. Juana la del Pipa, deuxième artiste invitée, après avoir récité les letras des Tientos de Frijones ("Quien tiene pena no duerme…") interprétera des Tangos et des Bulerías. Le spectacle s’achève par des Tangos suivis de Bulerías qui réunissent Pastora, Juana la del Pipa et José Galván.

Le chant volontairement traditionnel de Miguel Ortega et Cristian Guerrero convenait parfaitement au projet de Pastora Galván, tout comme les styles contrastés de Ramón Amador et Pedro Sánchez – jeu "a cuerda pelá" pour le premier, et une délicatesse de touche qui évoquait agréablement le toque de Pepe Martínez pour le second (on put notamment l’apprécier dans un beau solo por Taranta).

Bonne soirée de baile traditionnel sans artifices ni scénographie…. Rafraichissant !!!

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez


Tomás de Perrate : "Perraterías"

Sala Paúl, 6 mars 2015

Chant : Tomás de Perrate

Danse (artiste invitée) : Belén Maya

Guitare : Amador Gabarri

Percussions : Nano Peña

Violon : Eloisa Cantón

Les "Perraterías" se suivent mais ne se ressemblent pas, si ce n’est par leur excellence. Ce fut d’abord, en 2005, l’un des meilleurs disques de cante de ces dernières années, entre stricte tradition d’ Utrera et inspiration antillaise (des cantes del Piyayo en version reggae et une Bulería afro-cubaine dédiée à Compay Segundo). Puis un spectacle en deux parties (docteur Jekyll et Mister Hyde) que nous avons vu lors de la Biennale de Séville 2012 – première partie traditionnelle avec Antonio Moya / seconde partie entre rock, musique expérimentale (Siguiriyas) et show façon Bambino. La "Perratería" 2015 est un hommage au père de Tomás, maître du cante d’Utrera qui aurait eu cent ans cette année, d’autant plus beau qu’il est respectueux de la véritable tradition – c’est à dire, non d’un quelconque répertoire sclérosé en normes intangibles, mais au contraire d’une musique savante populaire ouverte et en constante évolution.

Malgré l’héritage familial, Tomás de Perrate n’a véritablement commencé sa carrière de cantaor professionnel que tardivement, à 35 ans, après avoir fréquenté beaucoup d’autres genres musicaux (il a, entre autres, été batteur…). D’où, sans doute, son naturel confondant, quelque soit le répertoire qu’il décide d’incarner. Un don du ciel qui ne s’explique pas : il peut tout chanter, et tout fondre en un style vocal éminemment personnel, avec une technique vocale intuitive et une intensité expressive qui réduisent le malheureux chroniqueur à l’impuissance. La voix de Tomás de Perrate ne se laisse pas capturer par des mots, pas plus que celles de Howlin’ Wolf, Otis Redding, Louis Armstrong, Chet Baker, Hans Hotter ou Matthias Goerne, pour nous en tenir à quelques uns de ses pairs masculins.

On nous pardonnera donc la brièveté de ce compte rendu, et nous ferons aussi l’économie d’une description détaillée des cantes au programme, tous étant transformés inexorablement en "cantes de Tomás de Perrate" par le talent de l’interprète - malgré le soin qu’il prit à mentionner précisément ses sources, par exemple les "Siguiriyas de Manuel Torres, dans les versions de son frère Tomás Torres". Il nous suffira d’écrire que tout, de "Chiquilín de Bachín" (Enrique Morente, Carmen Linares, et maintenant Tomás, "por Bulería lenta" … quelle chance ont Astor Piazzola et Horacio Ferrer d’être servis par de tels interprètes) à ces Siguiriyas ou aux Soleares, était tour à tour poignant, majestueux (Cantiñas) ou exubérant (Tangos et Bulerías, en cascades de phrasés syncopés vertigineuses), mais toujours beau à pleurer – d’ailleurs on pleura.

L’évidence du chant se déploie d’autant plus librement que les arrangements musicaux lui offrent une assise d’une grande diversité, minutieusement conçue en fonction de chaque palo. Nous en créditerons d’abord Amador Gabarri, que nous avions déjà eu le plaisir d’écouter l’année dernière à Paris au Musée du Jeu de Paume. Nous en retiendrons, entre autres, la richesse des harmonisations pour les Bulerías et "Chiquilín de Bachín", l’accompagnement des Siguiriyas, juste suffisamment pesant et strictement à tempo, sans le rubato d’usage, sur lequel la voix du cantaor plane en apesanteur, et l’ostinato à medio compás qui innerve en permanence les Soleares et la chorégraphie de Belén Maya, du marquage des cantes aux escobillas. Les surlignages aussi sobres que millimétrés des percussions (Nano Peña) et des deux palmer(a)os (l’une chilienne et l’autre autrichien – ils nous pardonneront de ne pas les citer, la fiche technique ne les mentionnant pas), comme les contrechants d’Eloisa Cantón (violon) varient efficacement les climats sonores et se fondent imperceptiblement dans les entrelacs de la guitare.

La danse de Belén Maya (Soleares et Bulerías) est l’exact équivalent visuel du chant de Tomás de Perrate : la grâce, l’élégance et la fantaisie incarnées (mais que de travail pour en arriver à un tel naturel…) – là encore, on nous pardonnera notre impuissance à la décrire dignement.

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez

NB : accompagné par Amador Gabarri, Tomás de Perrate chantera à Paris, à la peña Flamenco en France, les 13 et 14 mars prochains (voir notre agenda). Vous voilà prévenus, aucune excuse ne sera admise…


David Carpio : "Solos"

Sala Paúl, 5 mars 2015

Chant : David Carpio

Guitare : Manuel Valencia

Contrebasse : Pablo Martín

Danse (artiste invité) : Manuel Liñan

Programmation riche et variée pour le cycle "Alante y atrás" de la Sala Paúl, qui se proposait d’effacer la distinction en effet souvent arbitraire entre "cantaor acompañante" et "cantaor solista" : Miguel Ortega, Rocío Marquez, David Palomar, Esperanza Fernández, David Carpio el Tomás de Perrate. Nous n’avons malheureusement pu assister qu’aux deux derniers concerts. Mais quels concerts !

Le titre "Solos" est plutôt paradoxal pour qualifier le récital, présenté en première ce 5 mars, par David Carpio et ses partenaires. Même si chacun des protagonistes disposa effectivement de quelques minutes pour se produire en solo, l’essentiel du propos musical reposait heureusement sur des dialogues à géométrie variable, à deux, trois ou quatre, dont la succession très intelligemment construite était soulignée par une sobre mise en scène. Ainsi, une suite de Soleares encadre symétriquement le reste du programme. Elle présente successivement les quatre artistes au début : chant a capella / première falseta de contrebasse (Pablo Martín) et duo chant - guitare pour le deuxième cante / deuxième falseta de guitare (Manuel Valencia) et trio pour le troisième cante / entrée de Manuel Liñan (avec bata de cola : un effet dont il use, et parfois abuse, depuis son succès lors d’un spectacle de Belén Maya – voir l’affiche du festival reproduite pour le logo de cet article) pour le marquage du cante, puis pour une escobilla accompagnée par les deux instruments à cordes qui inversent d’abord leurs rôles (mélodie pour la contrebasse ; accompagnement en arpèges pour la guitare), avant de se fondre en vigoureux rasgueados pendant l’accelerando, en un savoureux contraste de registres / le tempo ralentit progressivement pour la coda, qui laisse finalement à nu la voix du cantaor. Le scénario est repris à l’inverse à la fin du concert, sur les mêmes cantes, pour la sortie des musiciens. Aussi simple qu’efficace… encore fallait-il y penser.

Entretemps, nous avons entendu et vu de bien belles choses, à commencer par une Minera en solo de Manuel Valencia, conclue par une mélodie répétitive ternaire vivifiée par les contrechants inventifs de la contrebasse. Plus d’ailleurs que ses introductions (Malagueña, Bulerías… - chacune prise isolément était certes intéressante, mais le procédé est rapidement devenu trop prévisible), c’est surtout l’accompagnement de Pablo Martín qui nous a séduit, à commencer par ses magnifiques réponses au chant, et ses figurations par des traits en pizzicati fulgurants des rasgueados en technique d’"abanico" qui accompagne habituellement le dernier tercio, pour la Granaína – Malagueña d’ Aurelio Sellès. Après l’entrée le la guitare pour la falseta intermédiaire, accompagnée à l’archet par la contrebasse, le diptyque traditionnel fut complété par la Malagueña "doble" del Mellizo, premier grand moment de chant de la soirée. Même variété des arrangements pour une suite Tientos – Tangos astucieusement inversée, à la fois quant au tempo et quant au plan modal (tonalités homonymes mineure, puis majeure, et finalement modulation vers le mode flamenco homonyme – et non l’inverse, comme de coutume) : cantes del Piyayo / Tangos de Triana (avec le célèbre mais finalement peu fréquent "trabalengua" du répertoire de Pepe de La Matrona, et sa redoutable conclusion ascendante modulant du majeur au modal homonyme) / Tangos de Jerez / Tientos (entre autres de Frijones, pour rester à Jerez – la cohérence musicale du choix des cantes constituant d’amples suites est l’une des qualités constantes du spectacle). Nous parlons ici de spectacle, car la fluidité et la variété de la mise en place du cantaor étaient magnifiquement mises en valeur par les contrechants et les diminutions rythmiques du taconeo de Manuel Liñan, et par ses commentaires et ses réponses gestuelles, en particulier dans les Tangos de Triana en duo.

En format plus traditionnel (chant – guitare), les Siguiriyas ont préludé dignement à la série encyclopédique de Tonás et Martinetes qui allait suivre. L’accompagnement et les falsetas de Manuel Valencia, inspirées du style de Parrilla de Jerez pour les motifs mélodiques et leur placement dans le compás, et des Moraos pours les remates vertigineux en alzapúa "à l’ancienne" (pouce / index alternés), étaient à la hauteur du chant de David Carpio, notamment de ses versions de la Sigiuiriya de Frijones ("Santolio le den…" ) en introduction (choix là encore original qui nous change agréablement des standards habituels de Paco la Luz, El Marrurro ou Manuel Torres) et d’une Cabal del Fillo pour le cierre. Les Tonás et Martinetes en duo chant – danse constituaient le morceau de bravoure du programme, tant d’un point de vue vocal et chorégraphique que pour la mise en scène – alternance de cantes et de commentaires dansés d’abord, puis interventions du danseur sur le corps et la voix même du cantaor, qu’il finit par actionner comme un pantin. Une belle idée, qui mériterait cependant d’être traitée plus sobrement : la densité dramatique du chant gagnerait sans doute à être prolongée de temps en temps par quelques moments de silence et d’immobilité, ou par des chorégraphies plus en demies teintes (moins de taconeo et plus de braceo, par exemple).

Avant le retour aux Soleares, et après ces pics d’intensité, les Bulerías de Jerez ont été d’autant plus les bienvenues qu’elles ont été courtes, sans la moindre facilité "grand public", et propulsées par le swing d’une walking bass de Pablo Martín entrecoupée de quelques brefs contrechants sur les cierres des cantes.

Avec un artiste de la qualité de David Carpio (et aussi Melchora Ortega, Miguel Lavi, David Lagos, Jesús Méndez… et tous celles et ceux que nous ne connaissons pas encore), la relève du cante jerezano est solidement assurée.

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez

NB : dans le cadre du Festival Flamenco de Toulouse, David Carpio se produira avec Manuel Valencia le 25 mars à Labruguières, et les 26 et 27 mars à Toulouse et (voir notre agenda).

Les deux artistes y dirigeront aussi des stages de chant et de guitare, le 29 mars de 13h30 à 17h30 :

_ Guitare : Siguiriyas et Bulerías

_ Chant : Tangos et Bulerías

Renseignements et inscription : almaflamenca@netcourrier.com


Ballet Flamenco de Andalucía : "Imágenes"

Teatro Villamarta, 5 mars 2015

Direction artistique : Rafaela Carrasco

Chorégraphie : Rafaela Carrasco et David Coria

Danse (solistes) : Ana Morales, David Coria et Hugo López

Corps de ballet : Alejandra Gudí, Florencia O’Ryan, Laura Santamaría, Paula Comitre, Carmen Yanes, Eduardo Leal, Antonio López et Alberto Sellés

Chant : Antonio Campos et Gabriel de La Tomasa

Guitare : Jesús Torres et Juan Antonio Suárez Cano

Création musicale : Antonio Campos, Jesús Torres et juan Antonio Suárez Cano

Je me dois de prévenir le lecteur, cette critique ne sera pas objective. Je n’aime pas les ballets flamencos. Dans le pire des cas, la troupe tient du défilé militaire, dans le meilleur des cas (comme ici), le spectacle sera mouvant et varié, l’espace sera occupé de façon intelligente, et la qualité technique sera au rendez-vous.

Rafaela Carrasco, directrice du Ballet Flamenco de Andalucía et danseuse soliste, et David Coria, danseur soliste, ont créé cette chorégraphie pour commémorer les 20 ans du Ballet Flamenco d’Andalousie. Il s’agissait de rendre hommage aux directeurs qui avaient marqué de leur empreinte artistique son histoire. Mario Maya tout d’abord, à compás de Siguiriya (Liviana, cantes de Diego El Lebrijano et el Porío), dans une chorégraphie où tous les danseurs, assis face au public exécutent taconeos, palmas, pitos et autres percussions sur un fond sonore dans lequel se mêlent le carillon des églises, les voix des chanteurs dans le lointain, celles des crieurs de rue et bonimenteurs.

Dans le deuxième tableau, allusion à une chorégraphie de María Pagés, l’atmosphère change : scène nocturne, avec la lune en toile de fond. Le noir et blanc des costumes des danseurs créé une atmosphère étrange et poétique. La danse, sur des compositions personnelles inspirée des Pregones et Nanas, a compás de Bulerías, s’allège, tournoyante et aérienne, avec quelques ponctuations en taconeo. Les lanternes blanches apportées par les danseurs accentuent l’impression de clair obscur. Les groupes se font et se défont, occupant parfois le centre de la scène ou tout l’espace, duos et trios se détachent et à la fin du tableau on sort en éteignant les lampes.

Puis vient l’hommage à José Antonio, (suite a compás de Tango : Tientos de Frijones, Tientos-Tangos de Cádiz, beau solo de guitare "por Farruca" et cantes del Piyayo) avec une Rafaela Carrasco « armée » d’une robe blanche à la traîne interminable, qui traverse lentement la scène, tandis qu’en fond, on projette sur l’écran, des pieds de danseuse. Rafaela arrive à tirer parti de cette "cola" qui n’en finit pas (voire même à la soulever avec grâce) et à exprimer féminité, sensualité et élégance dans le port. La troupe prendra le relais, batas de cola blanches sur fond d’écran rose et blanc. Danse légère et virevoltante (on tourne sur un pied, on ne tient pas la robe lorsqu’on exécute le taconeo). Entrée de Ana Morales, vêtue de rouge, toute en sensualité (les hanches et les épaules ondulent, les jambes se montrent), ses Tangos nous ont ravis.

Et c’est l’invitation au voyage, en hommage à Cristina Hoyos. Tandis que sur les trois écrans défilent les paysages, horloges et halls de gare, les valises placées et déplacées suggèrent différentes scènes où les danseurs solistes, David Coria et Hugo López éxécutent de véritables morceaux de bravoure : taconeos, pitos, palmas seront au rendez vous dans cet hommage rendu à Cristina Hoyos (les guitares, en duo, interprètent des Zapateados inspirés du style mélodique de Manolo Sanlúcar, et le chant, à capella, des Bulerías de Cádiz). La scène se terminera de façon humoristique : le dernier danseur fait tomber la première des valises alignées sur la scène, provocant ainsi un effet domino.

Dans le tableau final, variations sur le compás de la Soleá, le rôle principal est tenu par le mantón, qui passe de l’un(e) à l’autre, imprimant variété, grâce et légèreté à la danse dans cet hommage à Rubén Olmo, tandis que l’accompagnement volontairement "pesant", à l’ancienne, en rasgueados "corridos" met en valeur la légèreté des danseurs et de la chorégraphie.

Loin de nous l’idée de critiquer le travail réalisé par les danseurs de la troupe et les chorégraphes, d’une incontestable rigueur. Mais notre regard se perd, se délite. L’abondance de danseurs sur une scène "tue" la danse, et l’excès d’images redondantes en mouvement et en superposition "tue" le rythme.

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez


Eduardo Guerrero : "El Callejón de los Pecados"

Sala Compañía, 4 mars 2015-03-06

Chorégraphie : Rocío Molina et Eduardo Guerrero

Danse : Eduardo Guerrero

Chant : Jonathan Reyes et Pepe de Pura

Chant (artiste invité) : Manuel Lombo

Guitare : Jesús Guerrero

Piano : Sergio Monroy

Percussions : Daniel Suárez

Nous avons croisé récemment le chemin de Eduardo Guerrero cet hiver au festival de Nîmes dans "Bosque Ardora" de Rocío Molina, mais à Jerez c’est en solo que nous le retrouvons pour un spectacle en hommage à sa ville natale : Cádiz. Ce "Callejón de los Pecados" était un lieu de résistance à Napoléon, un passage par lequel les habitants pouvaient entrer et sortir durant le siège de la ville, un lieu de contrebande et de "perdition" qui abritait des "amours secrètes"…

Nous ne reviendrons pas sur les qualités évidentes de ce jeune danseur : Précision des gestes et du taconeo, maîtrise des "tenus", élégance des postures et des "braceos". Sa puissance, son énergie et sa virtuosité ont emporté l’adhésion du public, et chacune de ses apparitions fut saluée comme il se doit, avec chaleur.

Nous avons particulièrement apprécié le choix des artistes (instrumentistes et chanteurs) venus l’accompagner et la diversité du répertoire interprété. Eduardo Guerrero laisse respirer le chant, il donne toute sa place à la musique tout en occupant l’espace, et n’intervient que sur certains palos. Nous avons aimé sa précision et son élégance sur les Tarantos, tout en figures sur les parties chantées, reservant les percussions des pieds aux seuls desplantes. Les taconeos exécutés dans le mouvement intégrés à la danse, ne se désolidarisent jamais des bras et ne constituent un morceau de bravoure à part entière que lorsque la chorégraphie l’exige. Dans les Tangos il fait alterner flexibilité du corps, raideur des taconeos, danse chaloupée, expressivité des bras et des mains… Il sait introduire des plages de silence mettant ainsi en valeur les tenus du corps, et ménager ses effets par des ruptures et des sorties impeccables. Loin de nous l’idée de commenter tous les « palos » interprétés, nous nous contenterons de citer ceux sur lesquels la danse est intervenue (Tarantos, Tangos extremeños, Tonás et Siguiriyas, Cuplé, Soleares et Bulerías) et laisserons la parole à Claude Worms pour une analyse plus musicale de la soirée.

Maguy Naïmi

Pour notre plus grand plaisir, Eduardo Guerrero a donc eu la courtoisie et le bon goût de laisser à ses partenaires de longs moments d’expression personnelle. Ce qui nous valut de profiter à loisir, et dans des configurations variées, des remarquables qualités techniques, et surtout musicales, dont ils firent également preuve pour l’accompagnement des bailes. En voici un aperçu non exhaustif :

_ les deux Malagueñas classiques del Mellizo, en duo piano / chant : les falsetas et surtout les réponses de Sergio Monroy étaient dignes du chant de Pepe de Pura, qui avait pourtant placé la barre très haut… Sergio Monroy devait ensuite offrir une réplique et une harmonisation tout aussi impeccables aux "Tientos del cariño" chantés par Manuel Lombo, avec toute la vocalité démonstrative inséparable du genre "cuplé".

même interprétation exceptionnelle, par Pepe de Pura, de la Media Granaína, cette fois en duo avec la guitare de Jesús Guerrero, suivie de deux cantes abandolaos de même niveau (Rondeña par Jonathan Reyes et Fandango de Lucena par Pepe de Pura). Par sa pertinence et son originalité harmoniques, et par sa beauté mélodique, l’introduction de Jesús Guerrero valait à elle seule le déplacement

le cajón de Daniel Suárez en introduction au solo por Bulería de Jesús Guerrero. Le percussionniste se contenta d’ailleurs de ce seul instrument tout au long du spectacle : pour qui sait tirer une telle variété de timbres et de dynamiques de cette modeste « caisse », tout autre accessoire est en effet inutile.

les références historiques de Jesús Guerrero dans les Soleares : citations et paraphrases de falsetas de Sabicas, Juan Maya "Marote"…

Enfin, ajoutons que pour qui goûte moins la danse que la musique (confessons que nous souffrons de cette infirmité…), les accompagnements des bailes étaient aussi un régal, d’épisodes de recueillement minimalistes (dans les Tarantos et les Soleares par exemple) en déferlements d’énergie rythmique lors des escobillas (Tangos, Siguiriyas, Soleares, Bulerías), traitées accelerando en notes contre notes (taconeo, palmas, cajón, picados de la guitare, et même parfois piano) d’une précision diabolique.

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez


David "El Galli" et Moi de Morón : "El cante de Morón".

Palacio Villavicencio, 4 mars 2015

Chant : David Sánchez Medina "El Galli" et Moisés Cano Rodríguez "Moi de Morón"

Guitare : Paco Iglesias

David el Galli

Après ceux de Cádiz (José Anillo, Samuel Serrano, Joaquín de Sola) et de Jerez (José et Alfonso Carpio "Mijita", Tamara Tañé, Eva Rubichi), le dernier des concerts acoustiques du Palais Villavicencio accueillait ce 4 mars deux jeunes mais expérimentés ambassadeurs du cante de Morón, David el Galli et Moi de Morón.

Le récital débuta sous les meilleurs auspices, avec une belle série de Tonás, Martinetes et Debla en mano a mano. Malheureusement, la fatigue vocale (les deux cantaores avaient déjà participé "atrás" à plusieurs spectacles du festival) et sans doute aussi le trac et la nervosité générés par la perspective d’un concert sous leur entière responsabilité, de surcroît dans une formule acoustique à laquelle ils ne sont guère accoutumés, mirent les deux artistes en difficulté à plusieurs reprises. Une évidente volonté de "cumplir" et de convaincre aidant, les bons moments ne manquèrent pas non plus, grâce à leur engagement émotionnel et à leur connaissance du répertoire.

David el Galli d’abord, puis Moi de Morón, nous offrirent trois séries de cantes, choisies de manière assez similaire : des cantes "libres" (respectivement Cantes de Mina et Malagueñas), suivis de Soleares et d’un autre palo a compás (respectivement Tientos et Tangos, et Siguiriyas). Ni la Taranta de Fernando el de Triana, ni surtout la Minera del Cojo de Málaga ne conviennent vraiment à la voix de David el Galli : versions mélodiquement édulcorées faute d’une flexibilité vocale suffisante à la réalisation de l’ornementation, et articulation des tercios hasardeuse par manque de legato, le chanteur se trouvant trop souvent à cours de souffle. On oublia rapidement des Tientos tout aussi hésitants (le « Carcelero, carcelero » de Manolo Caracol en introduction, puis Chacón et Frijones) grâce au swing communicatif des Tangos qui suivirent (Triana, Jerez et extremeños).

Moi de Morón

Moi de Morón affronta les mêmes difficultés pour la Malagueña d’Antonio Chacón, mais nous livra quelques beaux filigranes mélodiques dans la Malagueña del Mellizo. Il fit preuve de la même créativité dans ses paraphrases des premiers tercios des Siguiriyas de Jerez et los Puertos (Viejo de La Isla / Manuel Torres, El Marrurro), mais perdit son combat contre l’infernale difficulté du cambio de cierre.

Huereusement, les deux belles et longues séries de Soleares valaient à elles seules d’assister au concert. El Galli, tout en puissance (un peu trop uniment à notre goût… mais c’est là affaire de goût), brossa un tableau encyclopédique du palo (Cádiz, Lebrija, Utrera, Alcalá…). Moi de Morón construisit une suite stylistiquement cohérente, basée essentiellement sur Alcalá (Joaquín de Paula et La Roezna), Lebrija ( "Me juegan consejo de guerra…", cante de Juaniquí dans la version de Joselero – hommage logique au maître de Morón) et Utrera (La Serneta), dynamisée par les contrastes systématiques entre des entames mezza voce et des remates tout en puissance. Nous avons aussi beaucoup apprécié l’habileté de l’enchaînement sur le souffle des deux premiers cantes de Joaquín de la Paula, fondus en une belle continuité mélodique.

Conclusion attendue par un mano a mano por Bulería, compétent mais sans surprise. Paco Iglesias, un peu effacé et dans l’expectative, nous livra cependant quelques belles falsetas (l’introduction des Malagueñas notamment). Son accompagnement parfaitement classique parachevait les réussites des deux cantaores, mais n’offrait pas toujours le soutien dynamique nécessaire dans les moments les plus difficiles du récital.

Il en est du cante comme de la tauromachie. Les (très) hauts et les bas y alternent de manière souvent imprévisible. Mais ce sont toujours les premiers que nous gardons longtemps en mémoire.

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez


Concha Jareño : "El baúl de los flamencos"

Teatro Villamarta, 3 mars 2015

Idée originale, direction artistique, chorégraphie et répertoire : Concha Jareño

Direction artistique, chorégraphie, transitions musicales, photographie et répertoire : Rafael Estévez

Musique originale et direction musicale : Juan Antonio Suárez « Cano »

Danse : Concha Jareño et Adrián Santana (artiste invité)

Guitare : Juan Antonio Suárez « Cano »

Chant et danse : Ana Salazar (artiste invitée)

Chant : Manuel Gago et David Sánchez « El Galli »

Percussions : Bandolero

Palmas : Torombo

"¿Se sabe algo ?", demandait José Luis Ortiz Nuevo il y a déjà un quart de siècle dans un livre pionnier qui annonçait le renouveau de la recherche musicologique dans le domaine du flamenco. Depuis, on en sait effectivement de plus en plus (lire les ouvrages de José Manuel Gamboa, Faustino Nuñez, Guillermo Castro Buendía…), avec, entre autres conséquences, le progrès sans précédents de la formation théorique des artistes. Il semble que, comme le jazz dont il est le contemporain, le flamenco ait atteint la maturité nécessaire au recul historique et à la création « historiquement informée » - la parenté entre la démarche d’un Wynton Marsalis et le travail de Juan Antonio Suarez "Cano" pour ce "Baúl de los flamencos" en est un symptôme parmi tant d’autres (lire par exemple notre critique de l’album "El Niño", de Rocío Márquez).

Le "coffre" dont il est question ici est certes, d’abord, celui qui contient les accessoires qui ont marqué l’histoire de la danse flamenca, et considérablement informé ses techniques : castagnettes, crotales, bâton, chapeau, éventail, châle de Manille, bata de cola… Mais par-delà ces signes extérieurs de richesse, le véritable fil conducteur du spectacle est l’extraordinaire diversité des matériaux musicaux à partir desquels des artistes populaires ont créé en quelques décennies, à partir du milieu du XIX siècle, ce que nous connaissons aujourd’hui comme "le flamenco", en un processus cumulatif de bricolages géniaux (au sens de Lévy Strauss). Le scénario musical et chorégraphique évite intelligemment un strict déroulement chronologique, et lui substitue une série de tableaux dont les transitions constituent autant de "idas y vueltas" ("allers retours") : entre l’Espagne et ses colonies américaines naturellement ; mais aussi entre musique populaire, folklore andalou et musique savante ; bailes de candil, escuela bolera, salones de baile et théâtres ; danse "gitane" et ballet flamenco façon La Argentina… Sur ce point, soulignons d’abord la qualité des créations de Concha Jareño et Rafael Estévez, à partir d’une analyse méticuleuse de peintures et de gravures des XVIII et XIX siècle et d’archives filmiques.

Tout commence donc vers le milieu du XIX siècle, avec l’école bolera. Danse en duo avec castagnettes, comme il se doit : Concha Jareño et Adrián Santana figurent les deux automates de quelque boîte à musique, actionnés par des rubans manipulés par Ana Salazar, dont le strict costume noir contraste avec la richesse décorative des costumes des deux danseurs. En fond sonore, le vrombissement d’une machine à tisser (allusion à la pesanteur des tissus qui entravent les corps) laisse progressivement émerger une guitare, qui passe progressivement de la Seguidilla au Jaleo, et du Jaleo à une sorte de proto Bulería. Le jeu de Juan Antonio Suárez "Cano" évoque d’abord le style des guitaristes "éclectiques" de l’époque, puis évolue vers le "toque a lo barbero", à base de rasgueados – l’expression n’est pas ici péjorative, mais désigne simplement une période de l’évolution historique de la guitare flamenca. Conformément à l’argumentation musicale du spectacle, les compositions du guitariste font d’ailleurs une large part à l’accompagnement en rasgueados, sans entraîner la moindre lassitude tant il sait les varier par des parcours harmoniques inédits conduisant inévitablement, par des détours inattendus, aux stricts paseos traditionnels. On regrettera d’ailleurs, et ce sera l’une de nos rares réserves concernant la réalisation du spectacle au théâtre Villamarta, une sonorisation pâteuse qui altéra trop souvent la précision dynamique et rythmique des accompagnements (guitare et percussions)

Finalement, les corps des danseurs sont immobilisés dans la toile d’araignée tressée par les rubans (le poids des costumes, sans doute également celui des codes rigides des chorégraphies boleras), qui dessinent aussi l’encadrement de quelque tableau costumbrista.
La première libération des corps viendra des Antilles : d’abord des Tangos americanos, dans le style d’El Mochuelo, transformés insensiblement en Tangos gaditans par le phrasé des cantaores (Manuel Gago et David Sánchez "El Galli"), et une fois de plus par l’évolution de l’accompagnement du guitariste, qui passe d’une pesanteur binaire très appuyée sur chaque temps au swing de Cádiz, par la diversification du placement et des techniques de rasgueados. Chapeau cordobés et marquage plus libre du cante pour la bailaora, avec un usage joliment musical du taconeo qui agit comme une sorte de diminution rythmique de la partition dessinée par les mouvements des bras, des mains et du buste, combiné à une transposition flamenca saisissante du « buen parado » issu de l’école bolera (on retrouvera ensuite la même délicatesse du dessin chorégraphique, appliquée de diverses manières, notamment à la Guajira, aux Cantiñas et au Taranto).

La scène suivante présente un premier dialogue de répertoires ruraux, de part et d’autre de l’Atlantique : cantes de Trilla et Temporera a capella, accompagnés de sonnailles, puis Guajira (on sait que le terme "guajiro" désigne le paysan cubain) : suite de postures élégantes, systématiquement de profil, ponctuées de quelques vigoureux taconeos pour Adrián Santana, suivies d’une danse légère et virevoltante pour Concha Jareño, dont l’éventail figure le vol d’un papillon.

Les Martinetes qui suivent constituent logiquement la première incursion du répertoire strictement flamenco dans le programme, avec un baile à compás de Siguiriya : sobre et puissante chorégraphie d’Adrián Santana, à base de bâton et de taconeo, ponctuée de quelques arrêts sur image évoquant le handicap légendaire de Miracielos. La coda accelerando, sur une polyrythmie endiablée de Bandolero et Torombo, permet à Concha Jareño d’introduire l’accompagnement des crotales, qu’elle gardera ensuite pour les deux Tarantos de Manuel Torres - un bel hommage au style de Carmen Amaya. Les enregistrements originaux les nommaient Rondeñas, et non Tarantos. Est-ce pour cette raison qu’ils sont précédés ici d’une reconstitution très réussie des Verdiales folkloriques, avec tambour sur cadre et rasgueados bruts de décoffrage, à la manière des pandas traditionnelles ? En tout cas, le danseur ne manque pas de se munir des castagnettes à rubans multicolores de rigueur…

Le texte des Cantiñas de La Juanaca ("Cómpreme usted esta levita (…) / Parecera un señorito como un maniquí francés"…) fournit le dialogue d’une saynète en prologue aux Cantiñas d’El Chaqueta et de La Mejorana, chantées et dansées avec toute la saveur gaditane qui s’impose par Ana Salazar, et accompagnées avec le balancement rythmique typique des anciennes Jotillas. Les Caracoles qui suivent, superbement chantés par Manuel Gago, sont l’occasion d’une savante démonstration d’école sévillane, avec bata de cola naturellement. La chorégraphie est conclue de manière surprenante par le "silencio" (sur une belle falseta de Juan Antonio Suárez), qui sert de transition en fondu enchaîné (voltes en ralenti progressif) à l’évocation de la corrida, et de son influence sur la danse flamenca. La continuité entre les mouvements de la cape et ceux de la bata de cola auraient sans doute suffit à la démonstration. La suite de la parodie, avec banderilles, tercio de muleta et mise à mort du danseur représentant le taureau, nous a semblé bien longue, pas vraiment drôle, et en tout cas hors sujet…

Ce fut heureusement la seule vraie faute de goût du spectacle, largement compensée par la qualité du final, dont la musique comme la chorégraphie démontrent brillamment que la différenciation des fameux compases est moins une affaire de stricte syntaxe métrique que de sémantique et d’énonciation harmonique. D’abord, l’exposé du "ayeo" de la Caña : deux cellules répétitives de six temps, avec carrure harmonique binaire (3.2) pour la première, et carrure harmonique ternaire (2.3) pour la seconde (cf : notre article sur le sujet dans la section "Initiation"). Selon l’agencement harmonique, le montage des deux cellules peut donner le compás de la Soleá (cantes de Triana, dont une Soleá Apolá et une Soleá Petenera) ; une orchestration de l’arrangement pour piano de la Caña composé par Genaro Monreal en 1935 (diffusion sonore en off) qui peut elle-même dériver en Pasodoble (démonstration par l’accompagnement de guitare de Juan Antonio Suárez) ; ou encore le compás de la Petenera, successivement dans l’une de ses versions mexicaines (celle de Vera Cruz), dans sa première transposition flamenca, et enfin dans sa recréation par Pastora Pavón "Niña de los Peines" (remarquable interprétation de Manuel Gago). La beauté plastique des poses de la bailaora, soulignée par le châle de Manille, renoue avec l’esthétisme du Ballet flamenco, proche de celui de l’école Bolera qui ouvrait le spectacle. Comme en lointain écho au "silencio" des Cantiñas, il s’achève sur des figures ralenties, puis figées telles des images d’un autre temps.

La logique imparable du scénario musical et chorégraphique pourrait dériver en pesante démonstration. Mais la maîtrise technique, la créativité et l’énergie contagieuse des deux danseurs renouvellent constamment l’intérêt, et écartent l’écueil de stériles "à la manière de…". L’élégant minimalisme de la scénographie et des lumières, qui souligne la rigueur géométrique des chorégraphies et contraste avec la luxuriante diversité des costumes et des accessoires, achève de transformer ce "baúl" en coffre aux trésors.

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez


Juan Requena : Taranta




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