lundi 17 novembre 2014 par Claude Worms
"Paseo de ensueño" : un CD Karonte KAR 7738, 2014
Miguel Rivera (Madrid, 1956) est un artiste rare, dans tous les sens du terme : sa musique va toujours à l’essentiel avec une rigoureuse économie de moyens, et il ne nous la livre au disque qu’avec discrétion et pudeur, une fois par décade et sans tapage promotionnel. A nous de la mériter, et de la méditer, tant la densité de chacun de ses albums suffit largement à combler les longues années d’attente du prochain opus. Après "Verdesperanza" (Alia Discos, 1997, avec entre autres l’une des plus belles Rondeñas du répertoire, "Diálogos del alma" - cf : "Galerie sonore") et "Contrastes" (Peer Music, 2006), "Paseo de ensueño" nous est d’autant plus précieux qu’il est la réponse vitale du musicien à ce qu’il est convenu de nommer "une longue maladie". Les letras des Soleares de Cádiz, signées par José Ignacio García-Muñoz "Queche" évoquent cette lutte douloureuse :
"La muerte vino a buscarme
Mañana de primavera
Y cara a cara le dije
Que paciencia me tuviera
...
Una mañana de mayo
Dicen que de primavera
Soñando volví a la vida
Por Soleá y por Tarantas
De la mano de mi Negra
De mi Eva y mi sonanta"
La reprise de "Pasajeros en el tiempo" (texte et musique de José Quevedo "Bolita" - cante : Argentina, dans un arrangement tout en finesse de Joan Albert Amargos, en est le poignant post-scriptum, qui nous laisse espérer beaucoup d’autres disques :
"Cada minuto que pasa me sabe a gloria
Y quiero que se quede en mi memoria..."
Miguel Rivera est un artiste solidaire, dans tous les sens du terme. Ce troisième album est édité au profit de la Fundación Uno entre Cien Mil - "Con el amor y comprensión, a los niños enfermos de leucemia, nuestro deseo que este Cd sirva de ayuda a la Fundación Uno entre Cien Mil". Et comme les deux précédents, il est conçu comme une sorte de salon de musique, où l’hôte ne ménage pas sa peine pour que chaque invité joue ou chante "a gusto". Très différents des mentions de circonstance habituelles, les longs remerciements, qui n’oublient personne, sont formulés en des termes qui montrent l’empathie du musicien envers ses pairs. Comme d’ailleurs la dédicace à Rafael Riqueni, invité d’honneur dont quelques pièces sont au programme du disque, même s’il n’est pas "physiquement" (si l’on ose le formuler ainsi) présent : "Dedico este trabajo a mi admirado y querido Rafael Riqueni por su inestmable aportación a la guitarra flamenca, siendo su música referencia para todos los jovenes guitarristas" - "Contrastes" était dédié à Victor Monge "Serranito", "ejemplo de dedicación, entrega y genio", avec lequel Miguel Rivera a joué en duo de 1985 à 1989.
"Paseo de ensueño" est donc une "schubertiade" en mode flamenco, où se presse des invités audiblement enchantés de participer aux réjouissances . Tentons une liste que nous espérons exhaustive, qui en dit long sur la qualité humaine et artistique du maître d’oeuvre, d’autant que personne n’en fait trop, chacun participant à la qualité des arrangements à sa juste place, tour à tour avec virtuosité ou en se limitant à quelques notes (mais naturellement les bonnes, au bon moment) :
_ Chant : Argentina, Saúl Quiros, et Yeyé de Cádiz
_ Guitare : Victor Monge "Serranito", José Manuel Cañizares, Rafael Morales, José Quevedo "Bolita" et Jesús Losada
_ Mandola : José Losada
_ Piano : Joan Abert Amargos et Nica Losada
_ Violon : Raúl Márquez
_ Violoncelle : José Luis López
_ Basse : Yago Salorio
_ Flûte : Jorge Pardo
_ Percussions : Luquy Losada, Paquito González et Diego Ain
_ Cajón : Victor Monge Barrios
_ Choeurs : Los Mellis et David Jiménez
_ Palmas : Jesús de Rosario, Antonio et José Amador, Cara Urta et Esfera
Une schubertiade réussie ne va pas sans la part adéquate de sehnsucht et de nostalgie, d’ailleurs évoquée sur la jaquette et dans le livret par les illustrations de Manuel Sánchez Algóra, teintes pastel ou automnales et graphisme aussi fluide et délicat que les lignes mélodiques du compositeur. D’où sans doute la récurrence du thème de l’errance onirique, temporelle et spatiale, dans les textes comme dans les titres des pièces : "Pasajes de juventud", "Reflejo de un momento", "Paseo de ensueño", "Luz de mis sueños", "Pasajeros en el tiempo". Dans une interview donnée à José María Velázquez Gaztelu ("Nuestro flamenco", RNE, 10 juillet 2014), Miguel Rivera insiste d’ailleurs longuement sur l’importance, pour son évolution artistique, des échanges avec d’autres langages musicaux, liés à ses nombreuses tournées avec Victor Monge "Serranito" (1985 - 1989) et Joan Manuel Serrat (2000 - 2001). Il a également séjourné en Australie de 1980 à 1984 (il y a enseigné la guitare flamenca joué en duo avec le guitariste de jazz David Smith, à une époque où ce n’était guère à la mode), et a participé à la plupart des grands festivals de guitare d’ Amérique latine, en Argentine, au Chili, au Costa Rica... Qu’il me soit permis ici d’évoquer un souvenir personnel. Au début des années 1980, j’étais assistant de Victor Monge "Serranito" pour le Stage et Festival de Guitare de Cannes dirigé par Pierre-Olivier Picard. Miguel était venu rejoindre Serranito pour leur concert en duo. Le guitariste de jazz Tal Farlow figurait aussi dans la programmation. Je me souviens encore de l’émotion et de la joie de Miguel à l’idée de dîner et de converser avec l’un de ses musiciens de référence - et s’ils avaient pu enregistrer en duo...
Le centre du programme de l’album est constitué par quatre hommages à Rafael Riqueni. "Calle del Infierno" et “Paseo de de ensueño" sont extraits de la "Suite Sevilla", composée par Rafael Riqueni sur un plan identique à celui d’ "Iberia" (quatre cahiers de trois pièces - les deux ici choisies en étant les numéros 3 et 5, respectivement sous-titrées "Fantasia" et "Fantasia del aire") et enregistrée par le compositeur et José María Gallardo del Rey en 1993. Il s’agit incontestablement d’un sommet de la littérature pour duo de guitares flamencas, et l’interprétation de Miguel Rivera, respectivement avec Juan Manuel Cañizares et Rafael Morales, est à la hauteur du modèle. Deux autres sont co-signées Rafael Riqueni et Miguel Rivera : "Labrando la luz" (Alegrías) et "Esencias y suspiros" (Vals). Discerner la part de l’un et l’autre dans la composition s’avère impossible, ce qui démontre à la fois leur connivence esthétique et la qualité de l’écriture de Miguel Rivera. La valse est l’un des moments les plus beaux et intenses du disque, même s’il n’est pas franchement "flamenco". Ce duo violoncelle - guitare (José Luis López et Miguel Rivera, discrètement accompagné par Victor Monge Barrios au "cajón con escobillas") est structuré en quatre sections et trois thèmes (le premier est brièvement repris en coda) : d’abord valse lente et nostalgique sur une harmonie évoquant quelque chôro, puis une raréfaction progressive de la matière musicale, à la fois de plus en plus elliptique et prenante, jusqu’à une sorte d’ "éloge du silence" précédant la coda.
Les compositions de Miguel Rivera encadrent les hommages à Rafael Riqueni, à l’exception de "Pasajeros en el tiempo", qui clôt le disque. En prélude, le triptyque pour guitare soliste "Pasajes de juventud" est une préfiguration musicale de ce qui va suivre : raffinement harmonique du premier mouvement,
délicatesse mélodique du deuxième (trémolo) et virtuosité rythmique du dernier, une Bulería avec une légère touche de deuxième guitare en conclusion. La Minera ("Agua de manantial") est un bel exemple d’ intégration cohérente du cante (une Cartagenera à la manière de Camarón par Saúl Quiros) : l’accompagnement, ou plutôt les commentaires harmoniques de la guitare, assurent la continuité entre la partie vocale et les deux parties instrumentales qui l’encadrent - on retrouve d’ailleurs la même rigueur de construction dans les Alegrías, avec cette fois un fil conducteur essentiellement mélodique, maintenu par les contrechants de la guitare pendant le cante.
La Siguiriya ("Reflejo de un momento") est construite en flux mélodique perpétuel, après une introduction originale de Victor Monge "Serranito" qui en annonce la couleur harmonique, et perdure au début de l’entrée de Miguel Rivera. La remarquable dynamique de cette pièce est produite par l’évitement systématique des césures que constituent habituellement les "cierres", remplacés par des suspensions mélodiques ou des séquences harmoniques modulantes - sauf pour deux citations, allusives et harmoniquement expansives, des "llamadas" indispensables à la préservation de l’identité de cette forme. Les deux dernières sections concluent brillamment la composition, d’ abord avec un duo de guitares (trémolo sur arpèges, les deux jouées par Miguel Rivera), puis avec un trio formé par deux guitares et un violon (Raúl Márquez) - violon traité en notes tenues, comme un continuo / accompagnement harmonique et rythmique en arpèges / guitare mélodique dans les aigus. La première partie de la Soleá ("Mañana de primavera") est une longue introduction au cante, aussi belle et originale que celle de "Castroverde" (de l’album "Contrastes"). La suite est une série de trois cantes de Cádiz sobrement et très justement interprétés par El Yeyé de Cádiz. Le plus important étant ici le texte (cf : ci-dessus), l’accompagnement est minimaliste et strictement traditionnel quant à sa substance musicale, mais partagé entre guitare, violon et piano (Nica Losada) pour l’instrumentation.
Cependant, n’oublions pas qu’une schubertiade est aussi une fête. Le programme est donc complété par des Bulerías plus conventionnelles - avec le cante de Saúl Quiros (toujours façon Camarón) et le mano a mano pyrotechnique du duo de guitares (Jesús Losada et Miguel Rivera), et une Rumba traitée en chorus jazzy (Jorge Pardo et Miguel Rivera) après l’exposé d’un thème paraphrasant un Tango traditionnel ("Tú me miras de medio lao").
Claude Worms
Galerie sonore
"Diálogos del alma" (Rondeña) : extrait de l’album "Verdesperanza", Alia Discos, 1997 - composition et guitare : Miguel Rivera
"Burbujas de nácar" (Jaleos) : extrait de l’album "Contrastes", Peer Music, 2006 - composition et guitare : Shay Alon et Miguel Rivera / percussions : Mariano Cruceta / basse fretless : Yrvis Méndez.
"Esencias y suspiros" (Valse) : extrait de l’album "Paseo de ensueño", Karonte, 2014 - composition : Rafael Riqueni et Miguel Rivera / guitare : Miguel Rivera / violoncelle : José Luis López / cajón (avec balais) : Victor Monge Barrios
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