lundi 26 mai 2014 par Claude Worms
Bellamar : un CD Artfactory 001329, 2014
Bellamar nous semble marquer un tournant dans la discographie de Manuel Delgado. Pour les trois albums précédents, "The guitar duo" (1998), "Crossing roots" (2000 - belle expérience de "fusion" avec le Karnataka College of Percussion) et "Sin distancia trio" (2011 - le programme de ce dernier incluant une Rumba intitulée "Bellamar", qui donne son titre à ce nouvel enregistrement), Manuel Delgado partageait la composition, la réalisation et l’orientation esthétique globale avec le guitariste acoustique, entre folk et jazz, Ralf Siedhoff. Il est cette fois seul aux commandes, et compose tous les titres, à l’exception de la première falseta des Bulerías "Barrio La Paz", de Paco Narvaez (Ralf Siedhoff étant cependant crédité d’une partie des enregistrements). Il en résulte un programme strictement flamenco, de la Taranta aux Bulerías, interprété pour partie "à l’ancienne", en solo, et pour partie avec un groupe instrumental à géométrie variable qui génère souvent des couleurs sonores originales.
Deux pièces sont donc de stricts solos de caractère introspectif, interprétées avec la sobriété qui convient à des hommages posthumes : à la mémoire du grand père du guitariste (la Taranta "Las Herrerías") et du tocaor Santi Hernández (la Soleá "Padentro"). Manuel Delgado écrit à ce propos : ""Ojalá sea cierto que la música llega a la dimensión donde están los seres queridos que se han ido. Dedico esta música a mis padres y a mis abuelos, porque sus vidas resumen todo el amor, la alegría y el dolor de la España del siglo XX". La musique est digne de cette haute ambition.
Le duo guitare / percussions (Cédric Diot), prévisible pour "Barrio La Paz" (des Bulerías "classiques" por medio) et "El Rompido" (Fandangos de Huelva) est transformé en trio avec la contrebasse de Stephen Bédrossian pour des Tangos por Granaína ("Damé pinga"). La formation instrumentale prend une tournure beaucoup plus originale, et très séduisante, avec le renfort d’un bandonéon (Carmela Delgado) et d’un basson (Sophie Bernado) sur deux titres : Bulerías ("Barna querida") et Tanguillos ("Manantial"). "Latidos" est un duo guitare / violon (Zied Zouari) qui soutient la comparaison avec l’illustre précédent des enregistrements de José Luis Montón et Ara Malikian : une troisième Bulería por Granaína, précédée par une brève introduction ad lib. intitulée "Enigma", peut être en référence à l’accordage de la guitare (sixième corde en Si) expérimenté par Gerardo Nuñez pour la Siguiriya "Remache". Sauf pour la Soleá, la Taranta et les Fandangos, les palmas viennent renforcer la section rythmique avec une louable discrétion - Cédric Diot, Dani Barba et Alberto García, ce dernier assurant aussi les seules parties de chant de l’enregistrement pour une Soleá por Bulería, "Madera flamenca" (cantes traditionnels encadrés par une chanson de type estribillo, à notre avis dispensable - c’est bien là notre seule réserve sur ce très beau disque).
Malgré la diversité de l’instrumentation, le programme reste cohérent, et l’album peut s’écouter comme une longue suite pour guitare en dix mouvements. Les sonorités automnales du bandonéon et du basson conviennent parfaitement à la sorte de tendre mélancolie qui émane du jeu et des compositions de Manuel Delgado, par des tempos modérés, des phrasés souples, un toucher délicat, et des choix harmoniques qui privilégient les progressions sur des accords de mineur 7 (cf : ci-dessous, notre transcription) - d’où, peut être, une certaine prédilection pour le mode flamenco sur Si ("por Granaína") particulièrement propice à ce type d’atmosphère musicale. On n’en déduira par pour autant qu’il s’agit d’un disque uniforme. L’intérêt est constamment relancé par des modulations ou des ambiguïtés tonales / modales originales, et surtout par des arrangements inventifs, différents pour chaque titre (du découpage traditionnel en falsetas indépendantes à la forme thème / chorus inspirée du jazz, en passant par divers agencements de thèmes variés en paraphrases successives. Un exemple parmi d’autres : les métamorphoses du thème enjoué qui reflète bien le caractère festif et populaire des Tanguillos traditionnels sont entrecoupées par des sortes de "paseos" nettement plus proches du Tanguillo contemporain, tel que l’ont recréé Camarón et Paco de Lucía. Les "paseos" sont en mode flamenco sur Mi, alors que les thèmes populaires apparaissent d’abord dans la tonalité relative de Do Majeur, de sorte que le guitariste semble appliquer au Tanguillo le schéma harmonique bimodal caractéristique des Verdiales et autres Fandangos d’origine folklorique... jusqu’à une modulation inopinée vers la tonalité éloignée de la Majeur...
Un disque peut en cacher un autre : passé le charme de "Bellamar" dès la première écoute, il vous restera quelques chemins de traverse et jardins secrets à y découvrir.
Claude Worms
Photo : Isabelle Wirth
Transcription
"Padentro" (Soleá) : introduction
Première ambiguïté dès les premiers temps du premier compás : sur l’accord de E, sommes nous en mode flamenco sur Mi (note Do bécarre), ou dans la tonalité majeure homonyme, Mi Majeur (notes Ré# et Fa#) ?. La cadence II - I qui suit, F (précédé de son relatif mineur, Dm7) - E, opte pour le mode flamenco. La réponse à ce premier compás est une cadence III - II - I, masquée par les relatifs mineurs des troisième et deuxième degrés : Em7 - Dm7 - E au lieu de G - F - E.
Lors de la reprise variée du premier compás, l’accord de D, puis la quinte augmentée Do# sur l’accord de F, amènent une nouvelle ambiguïté, cette fois entre mode flamenco sur Mi et la tonalité plus éloignée de La Majeur (dans ce cas, l’accord du premier degré du mode flamenco, E, agit comme dominante de la nouvelle tonalité). L’ambiguïté reste irrésolue à la fin du compás, ce qui permet ensuite une habile variation sur la séquence en rasgueados traditionnelle F - G - F - E, développée sur quatre compases :
_ d’abord deux compases sur une harmonie immobile de F#5. Mais à la fin de la reprise, une basse chromatique qui aboutit sur la quinte augmentée (Do#) porte une suspension harmonique sur l’accord de A79. L’oreille de l’auditeur poursuivra d’elle même la progression harmonique V - I suggérée, mais non jouée : A79 - Dm7 (donc, retour au relatif mineur du deuxième degré du mode flamenco, F)
_ ensuite un compás sur G. La note Do# qui apparaît à la voix supérieure n’est plus qu’une réminiscence des tensions précédentes, et ne met plus en question notre sensation d’écouter effectivement un "toque por arriba".
_ après un dernier détour par le relatif mineur du deuxième degré, une cadence VIIm (relatif mineur de II) - V - II - I cette fois "classique", Dm7(9) - Bm7(b5) - F - E(b9), nous installe définitivement dans la Soleá.
Galerie sonore
"Barna querida" (Bulerías) : Manuel Delgado (composition et guitare) / Carmela Delgado (bandonéon) / Sophie Bernado (basson) / Stephen Bédrossian (contrebasse) / Cédric Diot (percussions) / Dani Barba (palmas)
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