Rafael Jiménez "Falo" : "El cante en movimiento" / Amir John Haddad "El Amir" : "9 guitarras"

samedi 15 juin 2013 par Claude Worms

"El cante en movimiento" : un CD RJF 578 - 2011

"9 guitarras" : un CD Zoomusic AJH 001 - 2013

Outre celle du quartier Caño Roto (Carabanchel), il semble qu’ il existe à Madrid une autre nébuleuse flamenca, plus confidentielle, qui gravite autour du magasin El Flamenco Vive, de tablaos de nouvelle génération comme la Casa Patas et de club de jazz comme le Café Central de la place Santa Ana (tous lieux que nous recommandons sans réserve à nos lecteurs. Les musiciens de ce petit cercle avant-gardiste, dont ceux de Camerata Flamenco Project dont nous vous entretenions dernièrement (cf : notre rubrique "Frontières flamencas"), se croisent au gré de projets et de groupes à géométrie variable, et d’ enregistrements souvent intéressants et toujours innovants.

C’ est le cas de "El cante en movimiento", deuxième album de Rafael Jiménez "Falo", paru en 2011 mais diffusé parcimonieusement (le premier, "¡Cante gitano !", remonte à 1996). El Falo est né à Oviedo en 1964, et prouve avec brio, si c’ est encore nécessaire, qu’ il n’ est pas indispensable d’ être né à Séville, Jerez ou Cádiz pour être un grand cantaor. Il a débuté à la peña Enrique Morente (c’ est un signe... cf : ci-dessous) d’ Oviedo, et a chanté "atrás" pour Mario et Belén Maya, Javier Latorre ou Javier Barón, tous artistes de très bon goût.

Parmi ses nombreuses qualités, on retiendra sa connaissance encyclopédique du répertoire ancien, qu’ il a étudié avec toute la rigueur du musicologue, et une assimilation profonde mais sans mimétisme de la technique vocale et du style d’ Enrique Morente. Son timbre mat et légèrement nasal peut dérouter à première audition, mais le cantaor le transforme en une signature vocale fascinante, une sorte d’ engagement distancié, si l’ on veut bien nous pardonner cet oxymore. Son chant est peu orné, ce qui met en valeur un art consommé de la paraphrase mélodique qui lui permet de remodeler de manière très personnelle les modèles traditionnels qu’ il choisit : par exemple, la Malagueña - Granaína d’ Aurelio Sellés et surtout l’ extraordinaire recréation de la Malagueña del Mellizo, du niveau des dernières interprétations live des Malagueñas del Gayarrito et de Chacón par Enrique Morente, où il s’ appuie sur l’ ascétisme des versions de El Flecha pour délivrer un chef d’ oeuvre de musicalité, en remplaçant notamment les "ayes" intercalaires par des sauts d’ intervalles très finement et précisément dessinés, d’ abord proches du murmure et concluant sur un impressionnant messa di voce. Bref, El Falo aborde le cante en musicien (ce qui ne nuit en rien à l’ émotion), avec un remarquable instrument vocal à la hauteur de l’ exigence de ses (re)compositions : maîtrise du souffle et soutien vocal impressionnants (le Romance del Negro, entre autres - cf : "Galerie sonore") ; ambitus très large avec notamment des graves superbement sonorisés (là encore, on ne voit que Morente à ce niveau de qualité), et des aigus jamais criards (entre autres, le "temple" virtuose et original des Guajiras) ; articulation rythmique des textes imaginative (Tangos, Bulerías) ; attaques "fantômes", comme si la voix sortait de nulle part (Soleares) ; et, ça va sans dire, une intonation parfaitement juste, avec quelques portamentos que n’ aurait pas désavoués Manuel Vallejo.

Il n’ en fallait pas moins pour assumer un programme des plus exigeants (et sans concessions pour une fois), dont l’ objectif est bien, comme le suggère le titre de l’ album, de rendre hommage à quelques grands cantaores - compositeurs du passé, pour mieux en montrer la modernité par des interprétations et des arrangements que d’ aucuns pourront juger iconoclastes, mais que nous pensons pour notre part plus authentiquement respectueux que de vaines reproductions à l’ identique. Le cantaor prend d’ ailleurs soin, dans les commentaires du livret, de citer précisément ses sources, ce dont nous le remercions.

La fête commence par l’ exhumation de la Montañesa (versions de El Mochuelo et Niño de la Isla), arrangée "por Bulería" (guitares : Fernando de la Rúa et José Antonio Suárez Cano, invité aussi pour l’ enregistrement d’ "Avant - Garde", de Camerata Flamenco Project ; percussions : Eliseo Parra et Iván Mellén), que vous n’ avez sans doute jamais entendue, mais qui vaut le détour (comme d’ailleurs l’ une des rares versions récentes, très différente, par Manuel Tejuela et Pepe Habichuela - CD Delicias Discográficas DCD17, 1999). Suivent des Tangos extremeños personnels, les mêmes que ceux que chante El Falo dans l’ album "Avant - Garde", avec quelques cantes supplémentaires et des adaptations aussi habiles qu’ inattendues de trois letras de Soleares ("Tengo el gusto tan colmao..." ; "Cómo la quería tanto..." ; "Fui piedra y perdí mi centro..."). "Por Bulería", le cantaor rend un hommage bienvenu à Manuel Vallejo, a cappella avec le taconeo de Rafael Estévez et les palmas de Marco Flores et Manuel Liñan : une suite de créations de Vallejo que l’ on a trop peu l’ occasion d’ entendre - la chanson "Ay, ay, ay" popularisée par le ténor Miguel Fleta, l’ adaptation d’ une Jota Asturiana et le "Pregón del frutero", avec toute la délicatesse mélodique et le swing requis.

Première série de Soleares (Juaniquí, José Yllanda et El Chozas), en duo avec le piano de Pablo Suárez, impeccable une fois de plus, qui prend soin de changer la couleur et les textures de ses accompagnements (et jusqu’ à l’ harmonisation) en fonction des particularités de chaque cante. Les Romances transmis par José de los Reyes "El Negro del Puerto" (fragments de "Monja contra su volundad"), en duo avec le violoncelle hiératique de José Luis López (autre membre de Camerata Flamenco Project) est un autre sommet du disque. Les Guajiras, traitées de façon très afro-cubaine par Cuchus Pimentel (guitares, bouzouki et basse) et Ildemaro Díaz (percussions), font référence mélodiquement à Manuel Escacena et Cayetano Muriel, ainsi qu’ à Enrique Morente pour l’ arrangement à deux voix qui conclut l’ interprétation - le "remate" est un rare cante de Trilla de Huelva. Nous avons déjà écrit notre admiration pour les Malagueñas, enrgistrées live qui plus est, et accompagnées très sobrement (donc très pertinemment) par Arcadio Marín (guitare) et Luis Escribano (contrebasse).

La série de Tientos passe en revue la plupart des classiques du genre, avec un "remate por Zambra" utilisé naguère par El Lebrijano en introduction à ses Bulerías ("A rosa, a clavel... / ... gitanilla cuando te ríe"). L’ arrangement, de couleur très balkanique, rappelle celui des "Tientos griegos" d’ Enrique Morente : Arcadio Marín (guitare), Amir Haddad (guitare, bouzouki et basse - lire la critique de son nouvel album ci-dessous) et Iván Mellén (percussions). L’ arrangement de la série de Soleares (classiques de Alcalá) qui clôt le disque en beauté est d’ une originale sobriété : chant a capella et introduction, réponses et falsetas intermédiaires de David Serva. Nous n’ avions plus entendu ce guitariste au disque depuis ses enregistrements avec Agujetas (1977) et son live en solo de 1995 ("Son gitano en America"). Il reste heureusement fidèle à lui-même, c’ est à dire à sa lecture personnelle du toque de Morón, ce qui n’ exclut pas une fugace citation de "’Round Midnight" en introduction (ce n’ est pas incompatible).

Nous serions tenté d’ écrire que Rafael Jiménez "Falo" est un cantaor pour cantaores, si l’ expression ne risquait pas d’ être légèrement dissuasive. Disons plutôt qu’ il est un cantaor pour amateur de bonne musique, c’ est à dire pour vous.

Claude Worms

Né en 1975 en Allemagne (Freiburg), d’ une mère colombienne et d’ un père palestinien, Amir John Addad "El Amir" est lui aussi une remarquable preuve qu’ il n’ est pas nécessaire d’ être né à Séville... (cf : ci-dessus) pour être un excellent tocaor (mais pour la guitare, il semble que cette évidence ait déjà plus ou moins pénétré les cerveaux, même les plus réfractaires). Il a appris le oud et la guitare flamenca dès l’ enfance avec son père, et a enrichi sa palette de cordes pincées "sobre la marcha", au gré de ses collaborations avec divers groupes, dont le regretté Radio Tarifa (il y jouait du banjo, du bouzouki, de la guitare électrique et du oud - la technique de plectre de ce dernier instrument a dû grandement faciliter l’ apprentissage des autres). Il a enfin perfectionné son art auprès de Pepe Justicia et Enrique Melchor : deux choix pas si fréquents, révélateurs pour le premier de son orientation expérimentale et pour le second de sa rigueur technique.

Après un passage rapide à Jerez, il s’ est installé à Madrid où il est devenu l’ un des membres très actifs du cercle auquel nous faisions allusion au début de cet article. Les festivaliers de Nîmes se souviendront certainement de ses participations aux remarquables spectacles pour enfants de Silvia Marin - qui, à la ville, est l’ épouse d’ Alberto Martínez, co-directeur de El Flamenco Vive avec son frère David...

"9 guitarras" est le deuxième album du guitariste, sorti huit ans après "Paseando por las tabernas" (CD Double Moon, 2005). Le titre fait allusion au fait que chaque composition du programme est jouée sur une guitare construite par un luthier différent : Faustino Conde (1986), Andrés D. Marvi (2011), Manuel Reyes (1993), Francisco Barba (2011), Ricardo Sanchis Carpio (2011), Antonio Marín (2011), Miguel Rodríguez (1971), Lester de Voe (2012) et José López Bellido (1996). Choix incontestables, mais l’ on regrettera d’ autant plus que le studio et la réverb aient tendance à uniformiser légèrement les timbres...

La plupart des arrangements reposent sur un foisonnement instrumental soigneusement maîtrisé, qu’ il serait trop long de détailler ici (nous nous en excusons auprès des nombreux musiciens qui ont collaboré à cet enregistrement) : en gros, deux blocs fondamentaux, constitués d’ une part par les percussions et les palmas, d’ autre part par les instruments à cordes pincées jouées par El Amir, auxquels se joignent ça et là une voix flamenca, un violon, une basse ou un synthétiseur. Seules échappent à cet instrumentarium les Alegrías et les Bulerías (guitare, taconeo et percussions), et la Minera et la Farruca (solos de guitare). Ce sont d’ ailleurs les pièces les plus strictement flamencas, en ce qu’ elles en respectent les structures traditionnelles, avec naturellement les harmonies d’ aujourd’ hui, et une brillante sûreté technique (les Alegrías rappellent d’ ailleurs par instants le style de Gerardo Nuñez). La Farruca, dédiée à Enrique Melchor, se termine même par une paraphrase du traditionnel picado joué accelerando.

Pour les compositions plus expérimentales (Rumba, Balada, Colombiana, et surtout Tangos et Jaleos / Abandolaos), la ligne directrice tend à jouer sur la tension entre une modalité stricte et souvent monodique (l’ aspect "oriental" du flamenco : instruments à cordes pincées de type oud, bouzouki ou guitare électrique, mais aussi violon) et l’ harmonisation très "européenne", disons "fusion", apportée par la guitare flamenca - le tout sur fond de compás polyrythmique par le groupe fourni des percussions et palmas. Les Tangos et les Jaleos / Abandolaos, particulièrement réussis dans ce type d’ esthétique, rappellent d’ ailleurs le son de l’ autre projet d’ El Amir, le groupe Zoobazar, qui travaille dans cette direction. Significativement, les Jaleos / Abandolaos sont d’ ailleurs titrés "Al - Mawsili" : Ibrahim et son fils Ishaq Al - Mawsili étaient deux chanteurs virtuoses de la cour de Bagdad, qui enseignèrent à Zyriab un type de chant très orné et révolutionnaire, que leur élève introduisit ensuite à la cour de Cordoue où il supplanta la tradition du chant médinois, plus sobre et syllabique.

Claude Worms

Galerie sonore

Rafael Jiménez "Falo" : "A Tío José de los Reyes "El Negro" (Romance) - José Luis López : violoncelle

Amir john Addad "El Amir" : "Al-Mawsili" (Jaleos / Abandolaos) - Raúl Márquez violon / Aleix Tobías et Pablo Martín : percussions / Peter Oteo : guitare basse /
Thomas Vogt : effets sonores / El Amir : guitare, oud et bouzouki


Romance
Jaleos et Abandolaos




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